Julien Barnier
Une domination sociale n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle nous apparaît comme « naturelle » et demeure en grande partie invisible. Les multiples rapports de domination qui structurent notre vie sociale sont visibles à des degrés divers : certains sont connus et reconnus (la domination masculine par exemple), d’autres ont été mis en évidence mais restent en partie cachés (on pourra citer la domination culturelle et symbolique). On sait aussi que mettre au jour un rapport de domination ne suffit en rien à le faire disparaître, mais c’est pourtant une étape nécessaire : il faut prendre conscience de quelque chose pour pouvoir commencer à lutter contre. Or il existe au moins un type de domination qui reste aujourd’hui presque totalement invisible, que nous côtoyons pourtant tous les jours, et pour lequel nous avons tous été à la fois dominé et dominant : il s’agit de la domination exercée par les adultes sur les enfants.
Article
Énoncer qu’il existe un rapport de domination des adultes sur les enfants peut sembler à la fois une évidence et une absurdité : une évidence, car on ne saurait nier que la position d’adulte confère globalement une position d’autorité sur celle d’enfant ; une absurdité, car cette position nous apparaît comme normale, naturelle et même positive. Elle s’appuie de plus sur des caractéristiques « objectives » : les enfants sont objectivement « dépendants », « fragiles », ce sont des « êtres en cours de formation » qu’il convient donc de « protéger », « d’éduquer », « d’encadrer », etc.
Il existe pourtant des signes clairs qui permettent de montrer que ce rapport adulte/enfant est bien un rapport de domination, qui plus est particulièrement violent.
Le statut inférieur accordé aux enfants est d’abord présent dans la manière de les nommer. L’enfant, étymologiquement, est celui « qui ne parle pas ». Il appartient au monde des « petits ». Jusqu’à l’âge de sa majorité, il est considéré comme un être « mineur ». Par ailleurs, la plupart des appellations utilisées pour le désigner sont de l’ordre du péjoratif : gosse, gamin, morveux, chiard... Et celles-ci sont souvent considérées comme des insultes quand elles sont appliquées à des adolescents ou des adultes (« bébé », « gamin », « ne fais pas l’enfant », etc.) [1].
Objectivement, l’enfant est évidemment dans une situation de dépendance quasi totale vis-à-vis des adultes, et en particulier de ses parents : pas de ressources propres, pas d’indépendance possible, pas de droit de regard sur les décisions le concernant, y compris jusqu’à un âge avancé. Une fois scolarisé il est soumis à des horaires et à une charge de travail très importants, comparables à ceux endurés par beaucoup d’adultes dans leur vie professionnelle. En-dehors de l’école il n’est jamais totalement maître de son temps et de ses activités car c’est en général toujours l’organisation et la volonté des adultes qui l’emportent (« on doit partir, tu joueras plus tard »).
Typique de nombre de relations de domination, cette dépendance est d’ailleurs totalement « renversée » dans certains discours : on parle ainsi « d’enfant-roi » ou « d’enfant-tyran », tout comme on insinue parfois que les chômeurs sont des privilégiés ou que les immigrés sont coupables de « racisme anti-français ».
Une vision profondément négative de l’enfant
Les enfants bénéficient parfois d’une valorisation sur des aspects secondaires et limités, en général basée sur des attributs physiques ou des comportements conformes aux attentes : on les jugera « mignons », « adorables », « gentils », « polis », « bien élevés ». Mais ces valorisations temporaires masquent en réalité une vision extraordinairement négative de l’enfant, et ce dès sa naissance. Dans la plupart des discours (médicaux, éducatifs, psychologiques), l’enfant est considéré comme un être qui va « chercher la faille », « tester les limites », et qui, si on ne lui impose pas un cadre contraignant, va « en profiter », accumulera les bêtises et les comportements égoïstes. Héritage d’une tradition judéo-chrétienne et psychanalytique [2], cette vision fait croire à un enfant porteur de « vices » ou de « pulsions », qu’il va falloir redresser et corriger par le biais d’une éducation rigoureuse. Ainsi, dès les premiers instants, le bébé qui pleure sera accusé de « comédie » et de tentative de manipulation auxquelles il ne faut pas céder, sous peine d’être par la suite totalement débordé et, à la limite, transformé en esclave de son propre enfant.
On trouverait sans doute là de nombreux parallèles avec d’autres formes de domination : on pourra citer les femmes, souvent réduites à leurs attributs physiques, et dont l’image reste souvent très négative (historiquement comme sources de péchés ou de tentations, aujourd’hui encore comme susceptibles de séduction, de manipulation ou de « bêtises » comme des dépenses excessives et futiles, etc.) ou les classes populaires, parfois valorisées pour divers attributs secondaires (le franc-parler, la convivialité, la force de travail...) mais fondamentalement extrêmement stigmatisées et implicitement soupçonnées de propension à la violence ou au racisme [3]. Une domination a en effet toutes les chances de paraître légitime si elle fait passer le groupe dominé comme potentiellement « dangereux ».
La position dominée des enfants s’exprime aussi à travers la non prise en compte, voire la négation de leur parole et des besoins qu’ils peuvent exprimer. Bien souvent ces besoins ou envies sont considérés comme des « caprices », donc comme des demandes qui n’ont pas de valeurs en elles-mêmes. Un enfant qui a très envie d’une console de jeux se verra souvent accusé de « caprice ». Un adulte souhaitant acheter un iPhone, beaucoup moins (encore que cette probabilité augmentera fortement s’il s’agit d’une femme).
Cette notion centrale de « caprice » commence d’ailleurs très tôt, y compris pour l’expression de besoins extrêmement fondamentaux (la faim, le besoin de contact ou d’attention) par les nouveau-nés. Et elle concerne également la négation du chagrin ou de la douleur : la plupart du temps, lorsqu’un enfant tombe et se fait mal, les premiers mots prononcés sont « ce n’est rien, ne pleure pas ». On se souviendra d’ailleurs que jusqu’à récemment les bébés étaient opérés sans anesthésie.
Enfin, la domination adulte s’exprime le plus brutalement par la maltraitance dont les enfants sont souvent les objets. Au delà des cas extrêmes (les victimes de viols ou de meurtres « passionnels » liés à des séparations sont presque exclusivement des femmes ou des enfants), les enfants demeurent le seul groupe social qu’on a légalement le droit de frapper [4]. On accepte encore aujourd’hui que les enfants soient battus, pour leur bien, comme on acceptait hier que les femmes soient battues, pour les mêmes raisons.
Et cela sans parler des violences psychologiques : insultes, cris, punitions, humiliations, qui sont monnaie courante à des degrés divers et le plus souvent parfaitement tolérées.
Une domination centrale
Tenter de faire apparaître la relation adulte/enfant comme un rapport de domination comporte une double difficulté : chaque argument peut apparaître soit comme une évidence, soit être immédiatement réfuté, y compris par soi-même, par l’idée que cet état de fait est peut-être regrettable ou excessif, mais qu’il est nécessaire, sous peine de conséquences négatives.
L’autre difficulté est qu’en tant qu’adulte, et encore plus en tant que parents, nous devons prendre conscience de cette domination en étant nous-mêmes dominants. Ceci passe alors par une remise en cause personnelle et un travail permanent pour ne pas se laisser aller à ce qu’on ferait souvent naturellement : se comporter avec ses enfants d’une manière qu’on n’accepterait pas de la part d’un homme envers une femme ou d’un patron envers ses employés.
Pourtant cette domination est une question particulièrement cruciale : nous l’avons tous vécue en tant que dominés étant enfants. Nous avons tous subis nombre de violences plus ou moins grandes, nous les avons acceptées et elles nous apparaissent bien souvent, en tant qu’adulte, comme nécessaires et positives. Or cette expérience et cette acceptation de la domination jouent certainement un rôle dans sa reproduction plus tard en tant qu’adulte, mais aussi dans son application à d’autres contextes et vis-à-vis d’autres groupes sociaux.
Sur le plan politique, enfin, tout ou presque reste à faire. En effet, à la différence d’autres types de dominations qui, à défaut d’être réellement combattues, ont au moins acquis une certaine visibilité (domination masculine, domination de classe, domination hétérosexuelle...), la domination adulte et la place des enfants sont des thématiques totalement absentes du champ politique. Les enfants ne sont présents, y compris dans les programmes de gauche, que par le prisme de l’école, de la santé ou des modes de garde. Avec une difficulté supplémentaire : si le plus souvent les dominés peuvent mener eux-mêmes le combat contre leur domination, dans le cas des enfants c’est presque impossible...
Au-delà des luttes pour les « droits de l’enfant » ou la « protection de l’enfance », qui visent en général à s’attaquer aux violences les plus flagrantes, un véritable travail de mise à jour et de construction politique est donc nécessaire si on souhaite aboutir progressivement à la fin des violences et à une égalité de considération et de traitement entre adultes et enfants.
Notes
[1] Pour une analyse plus détaillée on pourra se reporter au texte L’enfance comme catégorie sociale dominée
[2] Pour une analyse historique détaillée de la genèse de cette conception négative de l’enfant, voir l’ouvrage d’Olivier Maurel, Oui, la nature humaine est bonne !, Robert Laffont, 2009.
[3] Cf. la désormais célèbre citation de Nicolas Baverez : « Pour les couches les plus modestes, le temps libre, c est l alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance »
[4] Sur la question de la violence physique sur les enfants et de son interdiction, voir le travail de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire
http://lmsi.net/spip.php?article1056
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