Sylvain Piron
Après avoir tenté de restituer ce à quoi pense Nicolas Sarkozy quand il parle d’évaluation (ici et là), il est temps de se tourner vers l’une de ses principales sources d’inspiration. Bernard Belloc n’est certes pas un des conseillers le plus influents de l’Elysée ; il n’est pas un habitué des rendez-vous du matin autour de Claude Guéant, là où se prennent les décisions politiques essentielles. C’est néanmoins lui qui est chargé, au cabinet du Président, de l’enseignement supérieur et de la recherche et son influence ne saurait être sous-estimée, d’autant qu’il n’est pas un novice en politique. Economiste, président de l’université Toulouse I de 1998 à 2003, il s’est rendu célèbre par un rapport remis à Luc Ferry, laissé sans suite, qui visait déjà à modifier le décret de 1984 régissant le statut des enseignants-chercheurs, dans un sens comparable au projet actuellement défendu par Valérie Pécresse, à commencer par la question de l’évaluation. A défaut d’avoir publié de nombreux articles dans des revues à facteur d’impact élevé, Bernard Belloc est l’auteur de quelques rapports, tribunes et entretiens portant sur la réforme du système universitaire français. La lecture de ces documents apporte un éclairage précieux pour saisir l’arrière-plan des mesures que le pouvoir exécutif cherche à mettre en œuvre depuis l’été 2007.
Les historiens de l’éducation auront une matière abondante pour retracer les luttes d’influences qui se sont déroulées au cours des années 2000 au sujet de l’enseignement supérieur. Un point qui apparaît déjà clairement est que la principale ligne de partage n’a pas recoupé les affiliations partisanes. Le rapport Belloc s’inscrivait dans la continuité d’un précédent rapport, commandé sous le gouvernement Jospin à Eric Esperet, président de l’université de Poitiers. Le rapport de 2003 avait suscité à l’époque des réactions très hostiles dans le monde universitaire mais également au sein de l’UMP. Inversement, Belloc affirme (dans un entretien au Nouvel Observateur daté du 22 novembre 2007 et intitulé « La recette du Monsieur Université et Recherche de Sarkozy ») que Claude Allègre « n’est pas très éloigné de ces idées ». Il souligne surtout, significativement, que «des économistes de gauche comme Philippe Aghion, professeur à Harvard, Jean Pisani-Ferry ou Thomas Piketty partagent beaucoup de mes vues ». De fait, ces idées sont avant tout des idées d’économiste.
Bernard Belloc a été l’élève de Jean-Jacques Laffont, professeur à Toulouse I et directeur d’études à l’EHESS, décédé prématurément en 2004 (un ensemble d’hommages parus dans la Revue d’économie politique en 2005 donne une bonne idée de l’ampleur de son œuvre). Economiste de premier plan, Laffont est surtout connu pour ses contributions aux théories des incitations et de la régulation. Très sommairement, on peut le présenter comme un penseur néo-libéral qui tient compte des institutions publiques et cherche à les faire évoluer de l’intérieur. Revenu à Toulouse après avoir obtenu son doctorat à Harvard, Laffont a également été à l’origine de l’Institut d’économie industrielle, institution associant l’université Toulouse I, l’EHESS et le CNRS, largement financée sur fonds privés. Une fondation Jean-Jacques Laffont, inaugurée en présence de Valérie Pécresse en juin 2008, à laquelle s’adosse la nouvelle Toulouse School of Economics, a été dotée d’un patrimoine initial de 30 millions d’euros apportés par de grandes entreprises. L’ambition affichée par TSE, de figurer parmi les 10 meilleurs mondiaux dans son domaine, la place d’emblée loin devant la Paris School of Economics qui n’est au fond qu’une pâle imitation de l’expérience toulousaine.
Pour saisir les idées de Bernard Belloc, le plus simple est de commencer par lire une tribune parue dans l’Expansion en septembre 2004, co-signée avec Guido Friebel, maître de conférences à l’EHESS, sous le sobre titre de « Libérons les chercheurs ». La recette pour améliorer l’université française consisterait à « libérer » la recherche, en introduisant de la concurrence, sous la tutelle d’une « autorité de régulation » chargée de l’évaluation des chercheurs et des institutions. Dans le paragraphe qui suit, on trouve tous les éléments de l’équation évaluation-compétition-performance-récompense analysée dans les précédents billets ainsi qu’une préfiguration de l’AERES, qui a été créée deux ans plus tard:
« Davantage de moyens pour la recherche et l’enseignement supérieur sont nécessaires, mais, sans modification de la façon de les utiliser, rien ne changera. Une solution simple et efficace consiste à introduire plus de compétition. Les chercheurs les plus féconds doivent bénéficier des meilleures conditions de travail, et les meilleurs enseignants doivent être récompensés. Les universités doivent pouvoir attirer les meilleurs chercheurs et professeurs, pour atteindre les objectifs qu’elles se seront fixés elles-mêmes. L’introduction de la concurrence devra, bien sûr, s’accompagner de la création d’une autorité de régulation, qui évaluera les individus et les universités afin que les chercheurs et les établissements les plus performants soient aussi les mieux dotés. »
Plus tôt, dans la même année 2004, à l’occasion d’un séjour d’études, Bernard Belloc s’était passionné pour l’université publique de Californie, qu’il a choisi comme modèle pour la réforme du système français. Le système public californien présente comme avantage d’associer « excellence », dans les réseau des dix implantations de la University of California qui mènent jusqu’au doctorat, la « diversification » avec les 23 campus de la California State University qui délivrent des diplômes de master, et « l’accueil de tous les étudiants » dans la centaine de Community Colleges préparant à un diplôme de deux ans, des passerelles étant ménagées entre les différents niveaux du système. La transposition française conduirait notamment, selon l’auteur que l’on jugera un tantinet optimiste sur ce point, à faire entrer la plupart des grandes écoles dans la deuxième catégorie. Le modèle Californien a sans doute déjà joué un rôle important dans certaines décisions au cours des dernières années, si l’on pense par exemple au chiffre de dix projets destinés à être financés dans le cadre du plan Campus. Lisons les conclusions du rapport :
« Ce n’est pas forcément une révolution qu’il faut organiser, mais plus sûrement des réorganisations par morceaux d’un système existant, en faisant éventuellement coexister temporairement organisation traditionnelle et innovations expérimentales. Bien entendu, comme toujours dans notre pays, de nombreux corporatismes s’abriteront derrière les prétextes les plus nobles pour que rien ne change. Ce sera notamment le cas pour les classes préparatoires, qui devraient réorganiser leurs programmes autour de vrais programmes universitaires, du type de ceux qui sont enseignés dans toutes les universités de recherche pour les meilleurs élèves de l’enseignement secondaire, et non pas autour de la préparation de concours d’entrée à des écoles. Ce sera aussi le cas pour les filières technologiques courtes, qui devront accepter d’accueillir plus généreusement les élèves dont c’est la vocation, et qui ne seront pas forcément des élèves très brillants sur le plan académique. Ce sera le cas également pour les universités, qui devront accepter de se remettre en cause à travers des évaluations rigoureuses de leur niveau en recherche et devront accepter de se rapprocher des grandes écoles au sein desquelles les formations doctorales et les activités de recherche sont reconnues pour leur excellence. Certaines universités ou départements d’université devront accepter d’évoluer vers des universités ou des départements de formation, ce qui n’a rien de déshonorant, comme le montre la reconnaissance dont jouit l’université d’État de Californie. Enfin, ce sera le cas pour une large partie des actuelles grandes écoles, au sein desquelles aucune activité de formation doctorale ou de recherche digne de ce nom n’est et ne peut être organisée, et qui n’ont aucune justification à faire valoir pour continuer à accueillir les meilleurs élèves des lycées. »
Les idées de Bernard Belloc ont le mérite de la clarté et de la simplicité. Pourtant, comme le démontre le mouvement actuel des universités, elles se heurtent durement à l’épreuve du réel. La résistance inattendue des universitaires ne tient pas seulement aux « corporatismes » des classes préparatoires et des grandes écoles, qui sont pour l’instant très largement hors du mouvement. L’une de ces raisons semble liée au fait que le modèle économique de Belloc (introduire de la compétition entre chercheurs, afin de stimuler une compétition entre institutions, qui résultera en une spécialisation des meilleurs pôles français en « universités de recherches », les suivants en « universités de formation» et le reste en « collèges universitaires ») a été principalement pensé en fonction des seules sciences économiques : standardisées par la bibliométrie et le monolinguisme anglophone, ouvertes de ce fait à une circulation mondiale des chercheurs, rétives aux pensées dissidentes et capables d’attirer les fonds privés et de professionnaliser les étudiants à tous les niveaux de formation, elles présentent des caractères adaptés pour une « régulation par les incitations ». Or la formule n’est pas si facilement généralisable.
La principale erreur de Bernard Belloc a sans doute été d’ignorer la diversité des disciplines universitaires, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Le rapport Esperet de 2001 se souciait de la question du renouvellement du corps enseignant dans chaque filière, question alors présentée comme urgente dans la perspective du départ à la retraite des baby-boomers. C’est une interrogation qui n’a plus aucune place dans le rapport Belloc de 2003, et qui est encore moins à l’ordre du jour en 2009, alors que la question est plus pressante que jamais. Cette ignorance de la diversité disciplinaire peut être retournée contre l’auteur, afin de faire apparaître différentes faiblesses de son raisonnement en adoptant tour à tour le point de vue de chaque domaine d’études.
Le projet de faire évoluer le système français vers un modèle californien dénote pour commencer une négligence assez flagrante des données historiques. Pour s’en tenir à la question, évoquée plus haut, du financement privé et désintéressé de la recherche, il faut rappeler que, pour des motifs lourds, la France n’a aucune tradition de philanthropie et que celle-ci ne s’improvisera pas d’un coup de baguette magique dans le cadre d’« innovations expérimentales ». L’argent ira, comme de juste, aux seuls secteurs profitables. La fondation Jean-Jacques Laffont bénéficie des faveurs d’entreprises telles que AXA, BNP Paribas, Exane Total, Suez, le Crédit Agricole, la Caisse des Dépôts et Consignations, la Banque de France, EDF, France Télécom, La Poste. Qui peut sérieusement imaginer que les mêmes sociétés publiques et privées seraient prêtes à subventionner, pour des montants comparables, une fondation Claude Nougaro destinée à soutenir l’université de lettres et sciences humaines de Toulouse II-Le Mirail ?
L’absence de prise en compte de considérations géographiques est tout aussi saisissante. Au cours des dernières décennies, l’accroissement des universités et de leurs implantations s’est effectué en tenant compte d’enjeux liés à l’aménagement du territoire, au-delà du seul souci de retenir dans des villes moyennes des étudiants de premières années. A l’inverse, la « stratégie de Lisbonne », définie en 2000 par l’Union européenne, prône le regroupement de filières d’excellences dans des « pôles de compétitivité », en se désintéressant des questions d’équilibres géographiques, comme l’explique très bien Isabelle Bruno. Les raisons de vouloir maintenir un maillage disciplinaire plus ou moins étroit sur l’ensemble du territoire national peuvent être longuement discutées ; il y a là du moins une question sérieuse qui est largement négligée par le pouvoir.
Une autre erreur grossière est également commise du point de vue de la psychologie. Ce ne sont pas des incitations financières qui, en l’état actuel, pourront améliorer en quoi que ce soit la recherche française. Si les primes doivent être distribuées localement et de façon opaque, les petits puissants continueront à se gaver entre eux. Il existe en revanche un sentiment qui, de façon négative ou positive, peut fortement influer sur l’implication des universitaires et des chercheurs dans leurs travaux : c’est le sens de la justice. Tant que les recrutements, promotions, primes et autres avantages ne seront pas décidés et attribués de façon collégiale, sur la base de critères scientifiques transparents et acceptés par tous, le sentiment d’injustice continuera à provoquer frustrations et découragements. C’est sur ce terrain qu’il faut agir en premier lieu si l’on veut améliorer quoi que ce soit. Il y a beaucoup à faire pour aller vers « des universités plus justes », pour reprendre le titre d’une contribution importante aux débats récents.
La volonté obsessionnelle de distinguer entre bons et mauvais chercheurs, et de sanctionner les universitaires qui ne feraient aucune recherche (la plupart d’entre eux, selon l’inénarrable Jean-Robert Pitte - voir une réponse à ses propos) me semble liée à une erreur de sociologie du monde universitaire. (Faute de données chiffrées, je parle ici en fonction de ma perception du phénomène, qui peut être faillible ; je soumets du moins cette piste à la discussion.) La thèse « nouveau régime », adoptée en 1984, a eu des effets positifs quant au niveau d’exigence scientifique attendu des jeunes universitaires. Elle a produit, depuis vingt ans, des cohortes de maîtres de conférences qui sont tout à la fois attachés à leur rôle d’enseignant et désireux de poursuivre des travaux de recherche, dans des conditions de plus en plus difficiles. Ce sont eux, parfois passés professeurs, qui forment le coeur du mouvement actuel et qui se sentent insultés par le soupçon de fainéantise et d’incompétence que leur renvoie en permanence le pouvoir.
Finalement, du point de vue de la science politique, la grande erreur de Bernard Belloc a été de sous-estimer les résistances que ses propositions rencontreraient. Pour son malheur, comme les différents points passés en revue suffisent à l’indiquer, ces résistances sont légitimes. C’est pour cette raison qu’elles ne faiblissent pas. Inutile d’y insister davantage ici.
Pour conclure, on peut revenir au thème général de ce carnet. Dans la tribune de 2004, le projet de « libérer les chercheurs » par leur mise en concurrence impliquait la création d’une instance d’évaluation. Nous avons tellement été habitués à cette équation qu’elle ne nous surprend plus. Et pourtant, elle le devrait. Si la solution miracle était dans le passage à des mécanismes de marché, on aurait pu s’attendre à une demande plus radicale, qui aurait tout simplement été celle d’une libéralisation du marché du travail universitaire. L’alternative entre ces deux propositions permet d’ouvrir une piste d’interprétation : l’évaluation, telle que la promeuvent les managers publics, ne serait au fond qu’un substitut administratif du marché. C’est ce qu’on tentera d’expliquer dans un prochain billet.
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