L’objet de cet article est de traiter de la transition vers de nouvelles formes d’organisation économiques et culturelles, impliquant des transformations spatiales, et liées à un changement technologique profond, au cours des vingt dernières années. Je le ferai dans une perspective comparée et dans une dimension globale, car cette transformation est à la fois locale et globale. Nous observons des spécificités de situations dans chaque culture, chaque société et chaque espace, et dans un même temps, certains traits communs peuvent être identifiés et considérés comme les fondements sur lesquels s’opèrent ces variations culturelles et institutionnelles. Le rapport entre certains invariants de la transformation techno-socio-spatiale et la spécificité culturelle et géographique de chaque ville, ou chaque région, sont au cœur de la problématique urbaine actuelle.
Au cours des deux dernières décennies, nous avons assisté à une transformation fondamentale des villes qui n’est pas seulement due à la technologie mais que l’on ne peut pas comprendre sans la révolution technologique au plan de l’information et des communications. Et, comme les villes et les formes spatiales représentent toujours une dimension fondamentale de la société, elles sont la société, nous ne pouvons penser l’espace sans penser la société et réciproquement. L’analyse de la transformation de la ville doit être placée dans une perspective globale, car dans une société dont l’organisation est fondée sur des réseaux de toutes sortes, sur un système de technologies de communication en réseau, nous ne pouvons nous arrêter aux frontières. En effet, les réseaux s’organisent, par nature, autour des interactions, des échanges et ne s’arrêtent pas aux frontières d’un État-nation ou aux frontières institutionnelles. Ils constituent l’infrastructure des sociétés dans une interdépendance globale marquée à la fois par l’inclusion et l’exclusion. Les réseaux organisent simultanément l’interaction constante de ce qui est articulé, en fonction de la programmation du réseau, et excluent ce qui n’est pas intégré au programme. Nous nous devons ainsi de souligner que l’ensemble de la planète est interdépendante et que simultanément la majorité des territoires et des personnes sont exclues de cette organisation. Notons par exemple que l’influence des réseaux de communication, de production, d’organisation politique ou d’économie criminelle parvient jusqu’aux confins de la planète, mais que dans un même temps, une large partie de cette population est exclue. Cette dynamique des réseaux fonde une géographie du développement inégale formée d’inclusion et d’exclusion qui apparaît fondamentale pour comprendre l’évolution des formes spatiales.
En me fondant sur les travaux de recherches internationaux, j’étudierai quelle est la dynamique spatiale de la société en réseau. Puis j’essaierai de tirer quelques conclusions pour la pratique de l’urbanisme, ou la planification urbaine, ainsi que pour le design et l’architecture, afin d’identifier les conséquences de cette analyse dans la pratique.
Quel est le rapport direct ou indirect entre technologie de l’information et communication digitale et formes et processus spatiaux ? Soulignons tout d’abord que toutes les prédictions faites par des futurologues depuis vingt ans ont été démenties. Par exemple, la fin de la ville a été annoncée mille fois en considérant qu’à partir des technologies de communication, ou d’Internet, la ville perd de sa nécessité, car les individus peuvent habiter au sommet d’une montagne suisse ou au milieu d’une prairie américaine et rester connectés. Dès lors les personnes n’auraient plus besoin de se déplacer ou seulement lorsqu’elles le désirent, ce qui réduit les problèmes de trafic. Des chercheurs sérieux ont proposé il y a vingt, dix ou cinq ans des scénarios annonçant ainsi la fin de la ville. Mais, simultanément, nous avons assisté et assistons toujours à la plus forte vague d’urbanisation de l’histoire de l’humanité. Nous venons d’atteindre le taux de plus de 50% de la population de la planète vivant en zone urbaine et les projections démographiques pour les vingt prochaines années prédisent qu’en 2025 les deux tiers de la population de planète vivront en zone urbaine et les trois quarts à l’horizon 2050. Dès lors, nous pouvons imaginer une planète complètement urbanisée avec quelques zones qui seront soit complètement déconnectées, soit placées sous l’influence de grandes régions métropolitaines. Cette tendance nous éclaire aussi sur la question du surpeuplement. Par sa densité, la Belgique est surpeuplée mais l’Afrique centrale dispose quant à elle d’une faible densité de population. La Sibérie, une région une fois et demi plus grande que les États-Unis, est aussi largement dépeuplée et se dépeuple de plus en plus, passant de 32 millions d’habitants en 1990 à moins de 26 millions en 2006. Aux États-Unis, par ailleurs, nous pouvons observer d’importantes concentrations métropolitaines en Californie ou sur la côte est, mais la majorité du territoire américain est très peu peuplé. Le mouvement simultané de concentration et de dispersion est tout à fait fondamental. Nous n’assistons donc pas à la fin des villes, mais, au contraire, à une transformation profonde des villes et de l’espace.
Au cours des années 1980-1990, Peter Hall et moi-même avons dirigé à l’Institut d’étude urbaine et régionale de Berkeley une série d’études empiriques sur le rapport entre technologies d’information et communication et organisation spatiale, non seulement aux États-Unis mais aussi dans une perspective mondiale. Les résultats de ces travaux tiennent en une phrase : nous n’assistons ni à un pur mouvement de concentration urbaine, ni à un pur mouvement de déconcentration mais aux deux mouvements à la fois. Ce double mouvement reflète la double capacité de connexion et déconnexion : une capacité technologique à concentrer les fonctions et les activités et une capacité à décentraliser. Cependant, l’essentiel est de distinguer quelles sont les activités et les fonctions qui se concentrent et celles qui se décentralisent, ainsi que le rapport entre les deux, en particulier au plan spatial.
En règle générale, cette répartition s’opère de la façon suivante. D’une part, nous observons un vaste processus de concentration démographique et économique au sein des grandes régions métropolitaines, qui constituent une nouvelle forme urbaine, la forme urbaine de l’ère de l’information. Les régions métropolitaines peuvent parfois comprendre plusieurs aires métropolitaines mises en relations. D’autre part, à l’intérieur de ces régions métropolitaines, nous pouvons discerner une importante décentralisation des fonctions qui ne s’opère pas simplement autour de la dynamique centre-périphérie, mais selon une structure polycentrique. Les régions métropolitaines s’organisent autour d’une série de noyaux, connectés par des transports rapides, par des télécommunications, par Internet, ou par des communications mobiles. À l’échelle européenne, Peter Hall et Kathy Pain dans leur livre The polycentric metropolis (2006) proposent la première analyse systématique des grandes régions métropolitaines européennes. Ce travail de recherche montre clairement les modalités de constitution des régions métropolitaines et d’articulation interne des différents centres et pôles d’activités qui ne sont plus caractérisés par leur spécificité fonctionnelle. On ne peut plus distinguer un centre urbain d’un côté et un pôle industriel de l’autre, ou un espace naturel d’une part et un espace agricole de l’autre ; à l’inverse ces différentes fonctions tendent à se mélanger et s’articuler autour de centralités nouvelles qui se développent en fonction de stratégies fondamentalement immobilières. Cette organisation n’est pas planifiée mais façonnée et réappropriée par les marchés en fonction d’opportunités. L’aménagement flexible à l’intérieur de l’aire métropolitaine — qui se connecte elle-même à d’autres aires métropolitaines pour former une région métropolitaine — dépend de la capacité des technologies de transport et de télécommunications à relier des acteurs, des entreprises au sein d’un espace de grande dimension. C’est ainsi qu’en Europe, des macro régions se constituent : celles de Paris, Lille, Bruxelles ; le Rhur-Westfalia en Allemagne ; le nord de l’Italie ; les régions de Lyon, Grenoble, Turin ; le Randstaadt hollandais ; la Catalogne des deux cotés de la frontière franco-espagnole, etc. Des projections pensent au renforcement des connexions entre Paris et Londres, grâce au train à grande vitesse qui connecte ces deux villes en une heure et demie. De façon intéressante, les relations ne sont pas renforcées, alors que Londres se situe à la même distance-temps de Paris que Bruxelles. Ces dans ce cas que les facteurs institutionnels et culturels fonctionnent et qui structurent plus rapidement l’Europe continentale que l’Angleterre. Alors le continent continue à être isolé, comme disent les Anglais.
Les régions métropolitaines explosent dans l’ensemble du monde, avec d’énormes régions qui articulent populations et activités de toutes sortes. La plus grande région urbaine au monde actuellement va de Hong-Kong à Canton à travers le delta de la rivière de Perles, intégrant Shenzen, Xiamen et même Macau et Zuhai. Il s’agit d’une région qui fonctionne déjà comme une unité économique, articulée spatialement, et au sein de laquelle on ne peut comprendre le fonctionnement d’une aire urbaine sans celui de sa voisine. Cette région regroupe près de soixante millions d’habitants. On assiste à des phénomènes semblables à Tokyo-Yokohama-Nagoya avec environ trente millions d’habitants ; en Chine autour des grandes villes telles que le Grand Shanghai avec trente millions d’habitants ; en Amérique Latine, la région de Sao Paulo, la région de Buenos Aires, le région de Mexico ; aux États-Unis bien sûr, Los Angeles est le centre d’une méga-région qui va de Santa Barbara a Tijuana (traversant la frontière) avec près de vingt millions d’habitants ; San Francisco-Oakland-San Jose-Sacramento, New York-New Jersey, Chicago ou Atlanta, fonctionnent désormais comme des régions métropolitaines. Si, en Russie, la Sibérie se vide, Moscou à l’inverse continue de croître, la région métropolitaine de Moscou représente quatorze millions d’habitants et intègre d’importants secteurs périphériques, par exemple, Zelenograd, la Silicon Valley russe qui se situe à trente kilomètres de Moscou.
Ces grandes régions métropolitaines s’organisent comme des éléments d’un système urbain global qui s’articule en réseau mondial. L’essentiel des échanges économiques, technologiques, culturels, politiques, de communication s’établissent entre ces régions. L’architecture spatiale de notre planète est donc constituée de méga-régions métropolitaines qui absorbent populations, activités, capital, connaissances, etc. et qui s’articulent entre elles en profitant des réseaux de télécommunications et de transports rapides. La croissance des villes moyennes résulte souvent de la décentralisation des fonctions dominantes autour de ces régions. Les campagnes en tant que telles commencent à cesser d’exister, les vieux rêves de Staline d’arriver au socialisme par l’élimination des paysans sont en train d’être réalisés par les capitalistes, puisqu’il devient beaucoup plus rentable aujourd’hui en Europe d’être employé comme gardien de l’environnement par la Commission européenne que de continuer à cultiver la terre à des prix protégés et non soutenables. Ainsi, les méga-mondes métropolitains s’articulent dans des réseaux mondiaux et forment la ville globale. Saskia Sassen n’a jamais dit dans son livre (1991) que les villes globales étaient Londres, New York et Tokyo et que les autres étaient moins globales, non. Son livre The Global City montre que certaines villes bénéficient de plus de fonctions globales mais cela ne signifie pas que tout New York est global. Le district du Queens à proximité de l’aéroport Kennedy est tout à fait local, avec une vie locale de quartier, très peu de relations avec les fonctions globales de New York. Il convient de différencier analytiquement le phénomène décrit ci-dessus d’une vieille typologie des villes proposée par John Friedman, avec un classement hiérarchique des world cities, qui ne fait qu’appliquer à l’échelle mondiale les vieilles notions françaises d’armature urbaine et de hiérarchie des villes proposées par Pierre George. Dans ce cas, on peut parler d’une structure de hiérarchie, de dépendance et de domination des fonctions urbaines, et non d’une structure de réseau, alors que le concept de ville globale fait référence à l’interaction de diverses fonctions urbaines et métropolitaines. Toutes les grandes villes du monde sont des villes globales. Abidjan a un secteur qui est global, avec une connexion à l’économie globale, une inscription dans la communication globale, dans les échanges scientifiques globaux. Toute région urbaine a une portion de global, une de local et une de déconnecté. La part de ces différentes dimensions dans chacune des villes marque les relations dominantes qu’entretiennent les villes au sein de leur aire d’influence. Les villes qui sont connectées au réseau global sont les villes qui font l’intermédiaire entre les fonctions localisées au sein de leur hinterland et les réseaux globaux, à partir desquels s’organisent l’ensemble de l’économie et des sociétés de notre planète. À l’intérieur d’une ville, certaines zones sont articulées à des fonctions globales, financières, politiques, culturelles. Il ne s’agit pas toujours de relations financières, qui concernent plus spécifiquement New York, Frankfort ou Londres, mais aussi de liens technologiques, institutionnels, religieux. Nous observons donc différents réseaux mondiaux de fonctions qui organisent des noyaux de réseaux variés dans chaque ville. Plus une région rassemble une série de noyaux de différents réseaux, plus les possibilités d’interconnexion des réseaux sur un espace sont importantes, et plus cette région disposera d’un rôle d’entraînement dans le système mondial. Par exemple, si nous prenons le cas de l’économie criminelle qui représente environ 5% du produit brut mondial, à travers l’argent blanchi dans les marchés financiers, le système inter-métropolitain d’échange rassemblera des villes comme Miami, qui sont beaucoup plus importantes que Paris dans ce réseau spécifique. Je voudrais écarter l’idée que les réseaux sont simplement les réseaux financiers, technologiques ou culturels. Les réseaux peuvent concerner toutes sortes d’activités globales ayant des nœuds différents dans chaque ville et structurant différemment les réseaux mondiaux au plan spatial.
Dans chaque ville, les investisseurs privés et les pouvoirs publics doivent choisir et ajuster constamment les rapports entre les investissements leur permettant d’être compétitifs dans les réseaux globaux et les investissements liés à la qualité de vie des habitants. Les finances publiques ou privées dont nous disposons sont-elles destinées aux aéroports, aux hôtels internationaux, aux services aux entreprises ou à l’inverse au logement des jeunes, à la protection de l’environnement ? Ces différents objectifs peuvent aussi entrer en conflits, tels que le développement des aéroports ou les trains à grande vitesse et la protection de l’environnement.
En général, à l’exception des aires résidentielles maîtrisées par le marché immobilier, les arbitrages s’opèrent en faveur des investissements permettant une plus grande compétitivité au sein des réseaux mondiaux, ainsi que l’accumulation et la circulation des richesses. Les villes doivent être avant tout capables de répondre à la concurrence mondiale, de gagner des parts de marché, avant de redistribuer. Cette tension entre la participation à des réseaux globaux d’accumulation et la participation à la redistribution locale est la tension principale à laquelle les planificateurs urbains, les urbanistes, les architectes sont confrontés.
Je voudrais ajouter que le développement de la communication sans fil, de la communication mobile, est en train d’accentuer cette logique de concentration et de décentralisation. Du point de vue de la concentration, la capacité d’accès aux réseaux de communication mobile est très inégalement distribuée sur la planète, tant du point de vue de l’accès que de la qualité. Simultanément, la communication mobile permet une diffusion extraordinaire des activités. Actuellement, il y a trois milliards d’abonnés de téléphone mobile, ce qui veut dire (en appliquant un facteur multiplicateur) que près des deux tiers de la population mondiale peuvent communiquer grâce aux téléphones portables. Même dans des endroits où il n’y a pas d’électricité, en Afrique par exemple, les antennes sont fabriquées avec des pièces de métal et des marchands à vélo parcourent les villages afin de recharger les batteries des téléphones. À l’heure actuelle, la communication mobile est la valeur la plus importante car elle permet l’accès au réseau, y compris mondial, de la communication.
La capacité de diffusion de la communication ajoutée au développement des censeurs urbains et à la technologie des télécommunications distribuées est en train de transformer les services urbains et la capacité de créer un espace hybride entre technologie et formes urbaines. Bill Mitchell vient de créer un nouveau laboratoire au Mit, le Mit Design lab’ et illustre dans ses derniers livres la transformation des rapports culturels à partir de l’émergence de nouveaux réseaux de diffusion. Il est par exemple possible de réaliser une série d’expérimentations dans des villes qui consistent à introduire des censeurs et des programmes dans différents bâtiments de la ville et d’avoir des interfaces avec les téléphones portables qui permettent de parler, d’échanger des informations, des images et d’établir des dialogues avec l’environnement construit. Vous pouvez interagir avec la ville, avec son histoire, et cela fonde un espace signifiant dans le réseau de communication qui se distingue d’un espace des flux abstrait.
Le modèle générique d’émergence des régions métropolitaines présente des différences considérables selon les caractéristiques culturelles, institutionnelles de chaque lieu. Nous pouvons par exemple comparer trois modèles totalement différents du point de vue des contextes institutionnels et spatiaux : les cas de Los Angeles, de Mexico et de la Catalogne.
Los Angeles est tout d’abord caractérisée par le fait qu’il ne s’agit plus de Los Angeles. Les habitants de la région de Los Angeles n’habitent pas vraiment Los Angeles. La ville de Los Angeles représente trois millions et demi d’habitants, au sein d’un espace de quelques vingt millions d’habitants. Les médias appellent cette région autour de Los Angeles « The South Land ». Le South Land s’étend de Santa Barbara au nord de Los Angeles jusqu’à Tijuana au-delà de la frontière mexicaine et de San Diego. Cette région est caractérisée par la décentralisation des différentes activités économiques, par la combinaison de hautes technologies de pointe et d’industries, tant dans l’aéronautique que dans les médias. Cette région est caractérisée en même temps par une économie semi-formelle de manufactures légères, de meubles, de textiles etc. qui fonctionne grâce à une énorme immigration et à une composition multiethnique et multiculturelle, et par une puissante ségrégation sociale et ethnique. La nouvelle forme de ségrégation sociale la plus puissante dans la plupart du monde n’est pas la mise à l’écart des pauvres, mais des catégories riches ou aisées. Douglas Massey a montré il y a quelques temps que l’augmentation de l’indice de ségrégation urbaine et spatiale, c’est-à-dire des différenciations sociales de l’espace dans le monde entier, concernent avant tout les populations les plus riches qui essaient de se dissocier du reste de l’espace urbain et construisent des ghettos de riches, des espaces protégés et sélectifs, grâce aux mécanismes du marché. Il y a aussi un décalage considérable entre l’espace métropolitain fonctionnel et les institutions de gouvernement. Los Angeles est caractérisée par l’absence de contrôle politique, avec une différenciation croissante entre la capacité institutionnelle de gérer la région et la réalité morphologique de la région qui est en train de croître dans le désert, entre Los Angeles et Las Vegas, générant d’importants problèmes environnementaux et d’accès à l’eau potable.
Le modèle de la ville de Mexico n’est pas tellement différent de celui de Los Angeles, qui s’est diffusé dans le monde entier. La région de Mexico ne se limite bien sûr plus à la seule ville de Mexico mais regroupe une importante agglomération avec des frontières institutionnelles vagues et complexes, entre l’État du Mexique, les districts et les municipalités. Mexico est avant tout caractérisée par un processus historique de construction informelle de la ville dans la période 1960-80. L’ensemble de Mexico-City n’est pas informel, mais l’origine de l’expansion urbaine de l’agglomération l’est. Cette croissance se fonde sur l’occupation de terres puis sur une régularisation de ces occupations en fonction de logiques politiques clientélistes. La forme urbaine de la région de Mexico est totalement incohérente d’un point de vue fonctionnel et reste contrôlée par des intérêts particuliers et des réseaux informels qui influencent le gouvernement local, y compris aux cours des dix dernières années. Les influences du secteur informel ont touché la distribution et l’accès aux services urbains et ont structuré les inégalités socio-spatiales. Le processus de ségrégation, qui est traditionnel au Mexique, s’est transformé en processus de fragmentation à tel point que les urbanistes-spécialistes de Mexico parlent d’une ville « incommuniquée » (disconnected city), marquée par l’absence de communications autres que celles indispensables à l’organisation de la vie des individus. Le centre historique s’est détérioré, mis à part quelques programmes symboliques mis en œuvre par le Gouvernement et des fondations privées, et le fondement de la centralité traditionnelle de la ville de Mexico a disparu. En parallèle, nous avons assisté à une hausse de la criminalité qui a envahi les institutions de l’État à tous les niveaux, des juges à la police, en passant par le Gouvernement.
Troisièmement, je souhaiterais faire référence au cas de la Catalogne, pour des raisons analytiques : la diffusion du nouveau modèle métropolitain dans un contexte de ville historique européenne. Barcelone est apparemment l’opposé des deux exemples que je viens de citer. Toutefois, je considère que Barcelone présente certaines similitudes avec Los Angeles, une affirmation qui déplaît souvent en Catalogne. Si l’agglomération de Barcelone a un million et demi d’habitants, la Catalogne en a 7,4 millions et l’unité fonctionnelle réelle est la Catalogne, y compris ce que les Catalans appellent le nord de la Catalogne, qui n’est autre que les Pyrénées orientales françaises. Cette région est complètement intégrée fonctionnellement, du point de vue des transports, des communications et des activités. Les actifs travaillent à Barcelone, mais aussi dans une série de villes alentours, tout en ne résidant pas à Barcelone. Cette région sera raccordée au réseau Tgv Madrid-Saragosse-Barcelone — frontière en 2008, situant l’ensemble des noyaux urbains de la Catalogne à moins de trente minutes du centre de Barcelone. Les réseaux de communication sont extrêmement développés : le taux de pénétration des téléphones portables est de 103% et plus de la moitié des foyers Catalans ont une connexion Internet. La région est de plus en plus intégrée par les transports rapides, par le réseau d’autoroutes et cette nouvelle structure fait de la Catalogne une région polycentrique avec des échanges dans tous les sens qui fonctionnent en système.
De vieux textes de géographes catalans parlaient depuis le début du 20e siècle d’une Catalogne-ville, et de l’idée d’intégrer l’ensemble de la Catalogne dans un réseau urbain, ce qui est devenu réalité. Certes, le centre historique existe toujours mais les fameuses Ramblas de Barcelone sont devenues un parc thématique, et ne représentent plus un centre urbain. Peu de Barcelonais vont dans les Ramblas. C’est surtout un espace pour des touristes, Francais, Néerlandais, Allemands, Japonais, Chinois. Les Ramblas sont un parc thématique comme d’ailleurs la plupart des centres historiques des grandes villes européennes. Ils deviennent des lieux exemplaires, ce que l’on appelle des visitor-city dans la littérature internationale. La ville des visiteurs n’est pas la ville réelle, la ville des résidents avec des espaces publics partagés et pratiqués au quotidien, mais une ville construite pour le tourisme par les municipalités, à la manière de Disney World.
Cependant, nous observons des différences importantes entre le modèle catalan et le modèle angeleno ou mexicain. La plus importante tient à la place qu’occupe l’espace public dans la ville. En Catalogne, l’espace public représente un élément essentiel de l’articulation culturelle et sociale de la ville. De plus, l’existence de réseaux de transports publics permet de ne pas utiliser la voiture à Barcelone et de diminuer l’usage de la voiture dans l’ensemble de la Catalogne. Troisièmement, notons la présence d’une vie urbaine très active, une forte urbanité relayée par le modèle européen de la forte densité. Cette haute densité urbaine permet d’organiser des services, d’accentuer la capacité des interactions entre les individus et de favoriser la vie urbaine. Donc, dans un espace métropolitain diffus, la capacité de préserver ou construire un espace public d’interaction sociale marque la différence entre la métropole fonctionnelle et la renaissance d’une culture urbaine adaptée au 21e siècle.
À partir de ces exemples, je souhaiterais mettre en exergue trois problèmes essentiels actuellement discutés dans l’ensemble des grandes régions métropolitaines, et qui impliquent trois lignes d’intervention dans le champ de l’urbanisme et du design.
Le premier enjeu porte tout d’abord sur l’établissement d’un système de communication multimodal qui permet d’intégrer les transports publics, la marche, le vélo et l’automobile. Cette intégration au plan multimodal se doit de prendre en compte les transports mais aussi les communications. Il s’agit également de comprendre comment le téléphone mobile permet d’organiser les transports, comment les moyens électroniques des systèmes de communication peuvent être aménagés de manière différente grâce à la capacité de distribuer l’information auprès des usagers. Ces informations vous permettent de gérer vos déplacements et votre vie quotidienne, mais aussi de gérer les flux de déplacement et un aménagement renouvelé.
Le deuxième enjeu concerne la préservation de l’espace public afin que celui-ci devienne l’espace d’articulation de la vie sociale. Dans ce cadre, la première difficulté à résoudre est la limitation du processus de privatisation de l’espace public. L’espace public représente de plus en plus l’espace des grands magasins, l’espace des surfaces commerciales, qui ne sont pas selon moi des espaces publics. Cet espace peut être fermé à clef, il est privé et il faut y suivre des règles déterminées par les intérêts commerciaux. La seconde difficulté réside dans la diffusion des espaces publics à l’échelle de la région urbaine et non plus seulement au sein de la ville centre. Puisque les régions urbaines se développent selon une structure polycentrique, les espaces publics doivent eux aussi être organisés sur un mode polycentrique.
Le troisième enjeu est institutionnel. La coordination institutionnelle mérite d’être organisée à l’échelle métropolitaine. Or, les institutions locales actuelles ne sont pas adaptées à la dimension des régions métropolitaines. De nombreuses tentatives ont été initiées, comme par exemple les gouvernements métropolitains, et ces solutions n’en sont pas car le gouvernement métropolitain représente une structure centralisée dans une ville décentralisée. Des accords intercommunaux ont aussi tenté mais ils sont le plus souvent structurés autour de rapports de dépendance centre-périphérie. Des districts pour l’organisation des services urbains ont été créés mais ont souvent été confrontés aux problèmes des périmètres institutionnels des réseaux et à la connexion entre ces différents réseaux à l’échelle métropolitaine.
Ces enjeux me conduisent à proposer trois grandes lignes d’action au plan de l’urbanisme et de la planification urbaine.
Il s’agit tout d’abord de la planification de la mobilité et de la connectivité. À ce propos, il convient de proposer la transition de politiques centrées sur les instruments, c’est-à-dire sur les moyens de transport, à une focalisation sur les systèmes de production des flux et des échanges dans la région métropolitaine. Il convient de noter que c’est l’usage du sol qui détermine les flux ; il faut donc se concentrer en priorité sur l’usage du sol, c’est-à-dire sur la distribution des activités à grande échelle. Il faut aussi réfléchir à la façon dont télécommunications et transports peuvent être rendus complémentaires, et non pas mis en concurrence. La capacité de planifier l’usage du sol de manière à ce que les flux de transport générés soient décentralisés, et ne soient pas concentrés dans le temps et dans l’espace, est un enjeu essentiel pour la planification de la mobilité urbaine.
Un deuxième problème considéré comme urgent dans la plupart des grandes régions métropolitaines est la gestion de l’environnement. Dans de nombreuses régions urbaines, les personnes vivent à la limite de la catastrophe écologique, tant du point de vue de la distribution d’eau, que du point de vue du traitement des eaux, des risques d’épidémies, de la pollution. Los Angeles par exemple a un problème réel d’épidémie respiratoire ; le taux de maladie respiratoire des enfants à Los Angeles est trois fois plus haut que la moyenne des États-Unis et se situe au même niveau que la ville de Mexico. Ou encore, l’urbanisation spéculative des forêts dans la région métropolitaine devient la cause essentielle d’incendies aussi fréquents que dévastateurs.
Enfin, les villes doivent prendre en compte la nouvelle frontière du design urbain et traiter de la place de l’architecture dans la ville. Une des difficultés des grandes régions métropolitaines est la diffusion de sens dans la ville en l’absence d’un marquage culturel et symbolique de l’espace. Progressivement les villes deviennent des espaces sans histoire, y compris en Europe. Les grands espaces résidentiels et d’activités qui s’étendent dans les régions métropolitaines européennes ne disposent pas de marquage physique, culturel, historique. Les citadins n’ont pas d’espace symbolique intermédiaire entre leur habitat et le Monde, la ville ne représente souvent plus cet intermédiaire. Dans ce sens, au cours des dernières années, d’importants monuments architecturaux et symboliques ont été construits dans les grandes métropoles. C’est une architecture de signature. La tendance a été lancée avec le Musée Guggenheim de Bilbao ou avec le parc urbain du Millenium à Chicago, réalisés par Frank Gehry. Mais ce sont le plus souvent des espaces dont le marquage symbolique et architectural a été réalisé au centre, pour s’opposer à l’idée que la ville était dans une phase de décadence et pour montrer, grâce à une signature architecturale, que telle ou telle ville revenait au devant de la scène mondiale.
Toutefois, ces projets ne traitent pas du problème de la perte de sens de l’espace d’habitation et de la vie quotidienne. C’est dans ce contexte, par exemple, que Barcelone a innové à la fin des années 1980, en profitant de la venue des jeux olympiques pour rénover et transformer les places de Barcelone et de l’aire métropolitaine. À travers les places, l’idée était d’ouvrir des espaces publics de façon décentralisée dans l’aire métropolitaine, avec des interventions d’architecture urbaine, des sculptures, des petits monuments. Il s’est agi de décentraliser la monumentalité à l’échelle de la région dans son ensemble. Quelle que soit la relation affective à cette architecture, ces espaces sont marqués de sens. La capacité à diffuser le marquage de l’espace à travers divers systèmes de repères symboliques devient une préoccupation fondamentale de l’aménagement de l’espace. Or, toute tentative d’innovation dans le marquage de l’espace, toute tentative d’articulation des besoins des personnes à l’échelle de la région métropolitaine demandent une condition préalable : la volonté politique d’innover et de servir cet intérêt général. Mais nous assistons à une fracture entre le citoyen et les gouvernements qui impose de reconstruire une alliance entre les professionnels et les mouvements sociaux urbains seule à même de provoquer des changements sociaux fondant une politique d’aménagement urbain à partir d’innovations culturelles profondes.
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http://espacestemps.net/document7443.html Textuel, 20.01.2009