Alexie Geers, Audrey Leblanc
Deux débats de société ont agité le monde des images ces derniers mois, pointant du doigt la retouche, qui serait une atteinte à l’image photographique implicitement entendue comme document. Dans le cadre de la photographie d’information, la
disqualification par le World Press de Stepan Rudik, en mars dernier, montre que la pratique de la retouche semble exclue du domaine du reportage, dénaturant a priori, la vérité photographique.
Par ailleurs, en septembre 2009, la députée Valérie Boyer, a proposé
une loi «relative aux photographies d’images corporelles retouchées» afin que celles-ci soient signalées par une mention le précisant. On pense immédiatement aux images de corps féminins, utilisées par la publicité et par la presse féminine. Et c’est autour de ce corpus d’images que les débats médiatisés autour de cette loi ont tourné (reportages Envoyé Spécial,
Metropolis, par exemple).
Dans ces deux exemples, la façon de considérer et de réfléchir à la retouche repose sur une même conception de l’image photographique et se place sur le terrain de la morale. La retouche est considérée comme une attaque à celle-ci parce qu’elle porte atteinte à la supposée vérité de l’image photographique: on parle de «tromperies sur la nature», de manipulation.
Ainsi, la question de la déontologie est posée aux images isolées: celles-ci sont pourtant publiées dans un contexte précis, en général médiatique, au sein de dispositifs construits et savamment élaborés.
L’implicite consiste alors à considérer que l’image photographique porterait une vérité en elle-même en dehors de tout contexte et de tout texte.
Ces implicites (l’image attachée au réel et l’image autonome) sont en effet systématiquement mobilisés dans les débats et les polémiques qui entourent l’image photographique mais sont rarement questionnés. D’une part, parce qu’ils sont difficiles à percevoir – l’image photographique est un objet complexe et difficile à appréhender –; d’autre part, parce qu’ils reposent sur une série d’habitudes culturelles, entretenues par des discours leur donnant beaucoup de poids.
C’est sur ces présupposés qui entourent l’image photographique et qui en conditionnent notre appréhension que nous avons choisi de revenir, en déplaçant l’usage du terme «manipulation». L’historien de la photographie Thierry Gervais définit, dans sa
thèse de doctorat, la notion de feuilletage: le feuilletage correspond, d’après lui, à la
pratique de lecture induite par la forme magazine.
En manipulant – au sens propre – les numéros de magazine choisis, nous proposons de recourir aussi au feuilletage mais comme méthode d’analyse des usages des images photographiques dans la presse magazine. Ces manipulations – manuelles – permettent de regarder l’image dans son contexte et dans la matérialité de sa diffusion.
Figure 1- Couvertures Marie-Claire mars 2010 ; Télérama hors série, printemps 2008
Nous avons choisi de regarder de plus près deux types d’images de la forme magazine en une étude croisée de deux corpus exemplaires – l’un issu de la presse féminine et l’autre de la presse dite d’information: le numéro de mars 2010 de Marie-Claire ; le Télérama hors-série Mai 68 du printemps 2008, commémoration du 40e anniversaire.
Dans quelle mesure les usages de l’image photographique dans le dispositif magazine correspondent-ils aux discours tenus sur l’image de presse?
I/ Image et texte dans le magazine
1) Omniprésence de l’image dans le magazine
Tout d’abord, nous pouvons observer que les images occupent une grande partie des pages du magazine: 10 pages sont composées uniquement de texte sur 326 pages au total dans Marie-Claire ; 23 pages sur 98 dans Télérama.
2) Présence du texte malgré tout
A l’inverse, 8 pages sont composées seulement d’images. (figure 2)
Figure 2 Pages 3, 10, 20, 157, 167, 232, 241, 253.
Mais ces pages (composées uniquement par l’image) appartiennent toutes à des doubles pages, des articles ou des reportages (figure 3 ).
L’image a besoin d’être intégrée dans un dispositif ou une forme pour prendre sens.
Figure 3 Publicité Dior pages 3-4, publicité Prada pages 10-11, Publicité Chanel pages 20-21, "Ma semaine 100% Ecolo" pages 156-157, "Que ressentent-ils en nous ?" pages 166-167 et dossier modes pages 232-233, 252-253, 240-241.
3) Coexistence du texte et de l’image
Lorsque l’image occupe la majeure partie de la page, en termes de surface, le texte ne disparaît pas pour autant. Succinct, il est au moins imprimé sur l’image, prend la forme d’une petite légende ou correspond au nom-slogan d’une marque.
Figure 4 Page 39 "Peintres et Parias", page 40 "Peintres et Parias", page 47 publicité Valentino
La première image (figure 4, image de gauche) montre trois femmes et un enfant en tenue indienne: rien de plus n’est lisible dans l’image seule. «Grâce à leur peinture, ces intouchables font vivre leur famille et envoient les enfants à l’école», dit le texte imprimé dessus. Or, les femmes ne sont pas en train de travailler comme le signifie le texte. Par contre, c’est ce que raconte l’article: le texte imprimé sur l’image synthétise le récit écrit. L’image accompagne et supporte le récit écrit, toute la synthèse de l’article demeure dans cette forme d’image associée au texte.
Dans le second exemple (figure 4, image centrale), issue du même reportage, le texte prend la forme d’une légende qui décrit ce que la femme photographiée est, a priori, en train de faire au moment de la photographie: «A Rashid Pur, Manju Devi peint comme une dentelière l’histoire d’un homme idiot qu’un déesse transforma en grand poète». Il précise ce qu’on voit, l’action représentée, nécessaire à une compréhension plus fine de l’image.
Un seul mot, Valentino, pour la troisième image (figure 4, image de droite), le nom de la marque, accompagne l’image: le texte n’explique pas, ne décrit pas ce que fait le photographié mais ce mot, connu du plus grand nombre, signifie à lui seul la nature publicitaire de la page. L’image incarne l’esprit de la marque.
Ces premières observations montrent la corrélation des éléments texte, image et mise en forme sans que jamais l’un ne puisse se passer de l’autre. Qu’en est-il dans la presse dite d’information? avec l’exemple du n° Hors-série de Télérama «Mai 68-L’héritage», publié au printemps 2008 à l’occasion des 40 ans de Mai 68.
II/ Texte, Image et Habitudes de lecture
1) Équivalence matérielle du texte et de l’image
Un premier feuilletage de ce numéro Hors série conduit aux mêmes observations : les images sont au moins aussi présentes que le texte en termes de surface et d’importance et s’inscrivent toujours dans un contexte (textes, succession des pages et
hiérarchisation des informations par leur mise en forme. Par ailleurs, le feuilletage montre que l’ensemble du numéro est en noir, blanc et rouge, troisième couleur choisie pour une maquette particulièrement soignée. Les photographies – noir et blanc – s’inscrivent dans l’univers du photoreportage, qui convoque spontanément la photographie document. Autrement dit, l’appréhension première de ce numéro repose sur au moins deux habitudes culturelles: la photographie est un medium susceptible de montrer (au moins en partie) la réalité (la photographie documentaire) ; et Mai 68 a été photographié en noir et blanc. Le dernier paragraphe de l’édito ratifie cette inscription des images photographiques dans les discours culturels qui l’entourent: «Quarante ans. Les imaginaires ont un peu vieilli. Icônes d’un temps dont on a oublié la rigueur. Icônes d’une aspiration à la liberté dont, peut-être, nous avons perdu le parfum. Le sourire de Daniel Cohn-Bendit ne saurait à lui seul exprimer tout Mai 68. Mais s’il nous plaît de le retenir comme symbole, c’est qu’on y lit, face à la rigidité des ordres, non ce sérieux ascétique et exalté propre aux meneurs de révolutions, mais simplement le plaisir et la joie.»
«Imaginaires, icônes, symbole», la puissance de l’image photographique est soulignée; ses effets sur l’imaginaire aussi. Mais alors qu’on lui donne une place physique équivalente et qu’on lui reconnaît un impact très fort (susceptible d’entrer dans le champ symbolique et l’imaginaire), le traitement éditorial réservé à l’image n’est pas équivalent à celui réservé au texte. Par habitude, voire par réflexes culturels. Ce renvoi aux photographies en fin d’édito est la principale mention directe des images dans le numéro. Du côté de la rédaction, les images ne font pas l’objet de la même précision éditoriale que le texte; de son côté, le lecteur ne leur applique pas les réflexes qu’il considère pourtant comme minimum dans l’appréhension d’un texte.
2) Sourcer le texte /vs/ Créditer l’image
En effet, les textes et articles du numéro sont signés. Chaque auteur voit son intervention sur un tel sujet dans le magazine expliquée par la rédaction qui spécifie les raisons de la présence de leur signature dans le numéro: c’est le pavé de texte très visible en fin d’article qui indique la profession, la spécialisation de chacun d’eux et leur rapport au sujet traité dans l’article. Par exemple, «Boris Gobille est maître de conférences en sciences politiques à l’ENS-Lyon. Spécialiste de Mai 68, il a récemment publié Mai 68 (La Découverte, coll. « Repères », 2008) ; Mai-Juin 68, dirigé avec Dominique Damamme, Frédéric Matonti et Bernard Pudal (L’Atelier, 2008)». Nom, profession (en majorité universitaire, aux spécialités différentes), liste des ouvrages publiés… le poids d’autorité intellectuelle de ces auteurs est « documentée » et les textes ainsi sourcés sont légitimés.
Pour les images, les crédits, qui spécifient leur provenance, sont en bord d’image ou de pages, pas toujours lisibles (souvent coincés dans la tranche) et peu compréhensibles. Les crédits photographiques renvoient à des registres souvent confidentiels, connus du milieu professionnel. En petits, en bordure, ils indiquent, par exemple : des noms de photographes plutôt connus du grand public (par exemple, Gilles Caron/Contact Presse Images ; Marc Riboud ; Henri-Cartier Bresson/Magnum Photos ; …) ; des noms plus confidentiels de la photographie (tels que Janine Niepce, Claude Dityvon… ) ; voire des crédits généraux, plus ou moins compréhensibles : AFP ; « Hervé Cloaguen/Rapho » ; « Guépard » ; « Jean-François Robert in « Face public »/Corbis outline » ; DR… Sans connaissances professionnelles, comment décrypter que la mention « Getty » indique une banque d’images ; « Myop », un collectif qui a encore l’habitude d’envoyer des photographes sur des sujets ; « Tendance Floue », un collectif de photographes aux démarches plus « artistiques » qui assument plus volontiers une utilisation illustrative de leurs images (avec nom de l’auteur dans le crédit) ? Les chaînes de sources liées aux différents rachats, et à l’histoire, des agences photographiques (ex. Apis, rachetée par Sygma, rachetée par Corbis) ou la date, le lieu de prise de vue (= moment où la photo a été prise/faite) ne sont pas systématiquement indiqués.
Ainsi, l’origine des images publiées est en partie mentionnée dans le crédit mais celui-ci ne remplit pas la même fonction que les informations fournies au pied des textes. La présence – et le choix – des images proposées n’est pas expliqué. Car il est entendu que les photographies choisies vont de soi, portées par le présupposé documentaire de la photographie en presse d’information et d’un corpus fini de photographies de l’événement, mobilisées comme archives.
3) La mise en images de l’événement à l’aune de l’histoire culturelle
a) L’image support de souvenirs (figure 5)
Figure 5 – p.8-9, 1ère photographie de 3 de Gilles Caron
Le numéro s’ouvre sur le parrainage de l’historien Patrick Rotman. Il est l’une des autorités phare de l’histoire de Mai 68 depuis la publication de son livre avec Hervé Hamon, en deux volumes : Génération (les années de rêve, tome 1; les années de poudre, tome 2, en 1987-88). En 2008, il signe un film – 68 –, présenté comme un « documentaire événement » par les médias, diffusé en première partie de soirée sur France 2 et édité en DVD. Il publie, par ailleurs, deux livres consacrés au sujet : Mai 68 Raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu (Seuil) ; et Les Années 68, avec Charlotte Rotman Seuil (images). Cependant, c’est pour un commentaire de trois photographies en noir et blanc de Gilles Caron – publiées en double page, à bords perdus – qu’il est interpellé par Télérama pour ouvrir ce numéro spécial : « Gilles Caron par Patrick Rotman. Ces images entrées dans la légende concentrent le récit. Trois photos, prises par le même photographe, Gilles Caron, le même jour, le 6 mai 1968, dans le même quartier, autour de la Sorbonne, représentant les mêmes acteurs : des étudiants face aux forces de l’ordre. L’historien Patrick Rotman fait parler ces images chargées de symboles. » Comme dans l’édito, la référence aux images souligne leur puissance. Et l’historien est convoqué ici pour qu’il raconte ses souvenirs : « Je suis sur cette photo, ici, à ce carrefour, ce soir-là, à la lisière du cadre », commente-t-il pour la première photographie. La figure de l’historien qui a vécu l’Histoire est ici mobilisée et les images servent de supports aux souvenirs.
b) Absences remarquables
Il exis
te peu de travaux universitaires et scientifiques sur les images de Mai 68 (travaux d’historiens, d’historiens des médias, de sociologues, par exemple). Ils sont récents, déplacent en général les limites du corpus visuels des événements et reviennent sur la mise en images de ces événements. Sébastien Layerle recense dans son livre, Caméra en luttes en Mai 68 (Nouveau Monde, M21Editions, 2008), les documentaires et courts-métrages réalisés dans toute la France à l’occasion des mouvements. Les historiens Vincent Lemire et Yann Potin ont travaillé sur le fonds photographique du journal L’Humanité (constitué par des images des photojournalistes du journal et de celles de leurs correspondants, dans tout le territoire français qui envoyaient leurs photographies au journal). Ces recherches, consacrées à des fonds visuels, ne sont pas restées confidentielles : soutenues par l’INA ou relayées dans le milieu universitaire (colloques, publications), y compris par les personnes sollicitées pour l’écriture des articles du numéro (C. Zancarini-Fournel ou B. Gobille, par ex.), elles ne sont pas ici mentionnées comme ressources.
c) L’histoire culturelle de la photographie et bibliographie
Enfin, la brève bibliographie qui clôt le numéro (p. 98) cite, concernant les images, les compilations thématiques proposées par les agences photographiques les plus célèbres. Celles-ci correspondent à l’histoire culturelle et médiatique traditionnelle de la photographie de presse ou du photojournalisme : les photographies de Bruno Barbey, de Raymond Depardon ou de l’agence Magnum ou le photopoche consacré à Gilles Caron, par exemple. On peut noter qu’en 2008, l’INA propose pour la première fois un portail « Mai 68 » [références web] sur son site. Y est recensée une grande partie du matériel audiovisuel sur les événements mis à la disposition du public et des étudiants/chercheurs : la rédaction de Télérama ne parle pas de cette ressource documentaire nouvelle (en termes d’accès) et importante.
Puissantes et utilisées comme l’un des ressorts médiatiques fondamentaux du magazine, les images sont peu interrogées. Des questions que l’on pose naturellement – culturellement – au texte ne sont pas posées à l’image photographique : sa provenance, sa date, le lieu de sa prise de vue, voire l’événement qu’elle représente… Ce constat révèle la difficulté de considérer l’image à la fois comme document et source mais aussi comme lieu de discussion et d’enjeux : ce qui implique de mesurer sa participation effective au dispositif médiatique global. Manipuler le magazine dans son entier permet-il de retrouver les typologies d’images traditionnellement attachées à la photographie de presse?
III/ La confusion des genres: une lecture brouillée
1) Typologie
La presse féminine se caractérise par 2 types de publications, la publicité et le contenu éditorial.
Chaque type de publication a son propre but, la publicité de faire la promotion d’un produit, les articles de rédaction d’informer la lectrice. Ce qui a pour conséquence, l’utilisation de formes visuelles spécifiques.
La publicité se caractérise traditionnellement par son format spécifique, en pleine page ou en double page, par une forte présence de l’image par rapport au texte. Par exemple, la publicité Lancôme (figure 4, image en haut à gauche) est composée d’une image, de la marque, du slogan « 50% d’actifs soin dans une crème de gloss regalbante ». Les publicités pour cosmétiques sont repérables par leur aspect scientifique : les chiffres, le slogan comme l’image doivent prouver l’efficacité du produit. L’image dans ce contexte fait office de preuve.
La publicité de mode, quant à elle, est de composition simple, une image associée à la marque suffit. (figure 6, image en haut à droite)
Figure 6 : Pages 6-7 publicité Lancôme, pages 8-9 publicité Doce Gabana, page 56 carnet de tendances "Tresse attachante", page 186 dossier beauté, page 229 dossier mode.
Pour les pages éditoriales, on peut également définir des typologies récurrentes.
Le carnet de tendances (figure 6, image en bas à gauche) prend la forme d’un pêle-mêle de conseils, d’images-vignettes, de produits (même principe pour tous les carnets) ; le dossier beauté (figure 6, image en bas, au centre) est composé d’images, de phrases surimprimées “le nouveau rouge corail” ; les pages « mode » sont formées par une images en pleine page, associée à un titre, prenant la forme d’un slogan (figure 6, image en bas à droite) « La liquette en rajoute avec la mini », et en plus petit, fonctionnant comme une légende, on peut lire la marque des vêtements, voire les prix.
2) Organisation des deux types de publication dans le magazine
Le magazine s’ouvre traditionnellement par plusieurs doubles-pages de publicité ( dans ce numéro par 8 doubles-pages), on trouve le sommaire puis une alternance entre pages des deux types de publication. Il est intéressant de voir la manière dont on alterne l’une et l’autre et surtout d’observer la confusion des genres. Le feuilletage rapide du magazine nous montre à quel point il est difficile de différencier le type des publications. Entre publicité et pages éditoriales, il est souvent difficile de trancher. Comment s’opère cette confusion ?
Page 42, la publicité (figure 7, double-pages de gauche) succède directement au reportage sur les femmes indiennes qui se termine en page de gauche. La publicité Kenzo est de conception simple : une image pleine page de 2 femmes sur fond de désert associée au nom de la marque, les femmes portent des tenues qu’on peut qualifier d’ethniques et la succession directe avec le reportage « ethnique lui aussi » est frappant, un feuilletage rapide peut faire confondre les deux types d’images visuellement.
On retrouve ce flou thématique dans la succession du carnet de tendance « look cowgirls et indiennes » (figure 7, double-pages de droite) et la publicité Blumarine où l’on peut voir un jeu d’écho sur le vêtement ethnique.
Figure 7 Pages 42-43; pages 62-63
On observe aussi un rapprochement des articles éditoriaux et des publicités sous l’aspect du sens . Dans les exemples ci-dessous on voit tour à tour, un carnet de tendance maquillage mis en face d’une publicité pour le même type de produit (figure 8, double-page en haut à droite), un article « spécial homme » face à une pub pour les voitures (figure 8, double-page en haut au centre), un article sur la famille face à une publicité pour les madeleines dans un environnement « maison de famille » (figure 8, double-page en haut à droite), un carnet de tendance nature, face à une publicité pour un des pionniers de la cosmétique biologique (figure 8 double-page en bas à gauche), un carnet de tendance « cheveux » face à une publicité pour un produit capillaire (figure 8, double-page en bas au centre), un article « régime » face à une publicité anti-capiton (figure 8, double-page en bas à droite)….
Figure 8: pages 60-61, pages 118-119, pages 162-163, pages 206-207, pages 214-215, pages 200-201
Ces exemples montrent à quel point le magazine conçoit sa mise en page de manière à rapprocher thématiquement les publicités des articles éditoriaux. Ces jeux visuels troublent la lecture puisqu’il est difficle d’identifier de manière immédiate la nature des éléments du magazine.
Cet effet est accentué par la présence de publireportage, construit en empruntant la forme traditionnelle de l’article, à savoir une majeure partie de texte, un titre, des sous-titres, une organisation graphique typique. L’emploi de ces codes visuels permet de penser à une information éditoriale et non à une publicité.
Ces jeux de sens sont souvent renforcés par des jeux graphiques se faisant écho entre articles et publicité, que ce soit à travers les couleurs, beiges (figure 9, double-page de gauche), bleu glacier et blanc (figure 9, double-page centrale), vert (figure 9, double-page de droite) ou encore à travers l’organisation des formes, par exemple (figure 10, double-page, en haut) le corps de la page de gauche répond à celui de la page de droite, ou le visage, par sa forme, sa couleur, la couleur des yeux répond à celui que l’on trouve en tournant la page (figure 10, deux doubles pages en bas), comme si les deux pages appartenaient pour chaque exemple au même sujet,
Figure 9, pages 60-61, pages 66-67, pages 206-207
Figure 10: pages 52-53, pages 182-183-184-185
Tous ces éléments participent à créer une lecture brouillée, soudant les différents types de publications entre elles sans grande différenciation visible. La lectrice doit porter une attention soutenue pour trouver des repères valables permettant de distinguer la publicité du reportage, ou de l’information. De plus, la quantité de pleines pages de publicité (note :130 pleines pages de pub sur 326, soit 40% des pages )participe à uniformiser encore les formes visuelles soumises au regard du lecteur.
Dans le Télérama « Mai 68 l’héritage », on retrouve des effets de confusion et une pratique (dans la conception) de rapprochements qui conduisent à une réception confuse des images. A titre de premiers exemples, les deux seules publicités publiées dans ce numéro reprennent la chromie noir et blanc et rouge de l’ensemble et se fondent dans le numéro, presqu’inaperçues (figure 11).
- Figure 11- publicité p.2-3 ; publicité 4ème de couverture
La pratique de la confusion des genres appartiendrait-elle aussi au magazine dit d’informations ?
IV/ Confusion sur le genre documentaire
Esthétique du photoreportage associée à l’idée d’une image documentaire de l’événement, photographies connues de l’événement, imaginaire noir et blanc de Mai 68,… sont les caractéristiques transmises par les premiers feuilletages de ce numéro hors série. Prendre le temps de se pencher sur les photographies et sur leur utilisation – en manipulant le magazine et en se référant, par exemple, à leur crédit, contrairement à nos habitudes culturelles de lecture – révèle pourtant combien elles participent au récit raconté de Mai 68 : un mouvement révolutionnaire pour les mœurs.
1) Le choix de l’image
Ce numéro s’organise en sept grands chapitres : le premier demande « Que s’est-il passé en mai 68 ? » ; les six qui suivent sont titrés par un mot générique, écrit sur fonds d’une photographie publiée en double page à bords perdus : « Ecole », « Mœurs », « Travail », « Ecologie », « Idées », « Politique ».
Figure 12-"Travail" p.58-59 ; "Idées" p. 78-79
Le chapitre « Travail » (figure 12, double page de gauche) s’ouvre sur une photographie qui représente un hangar d’usine quasiment vide où des banderoles de revendications sont déposées. Ce montage texte-image associe le travail au monde ouvrier et en donne une vision plutôt désolée, voire sinistrée. De même, le chapitre « Idées » (figure 12, double page de droite) s’ouvre sur une photographie qui représente un amphithéâtre de la Sorbonne bondé d’étudiants. Le monde des « idées » est ainsi associé à l’université, aux étudiants et à l’enseignement.
Inverser les « légendes » sur ces deux images fonctionne tout autant et c’est alors deux autres histoires que ces doubles pages racontent. De même, si l’on modifie les images choisies pour ces associations : une image qui montrerait, par exemple, l’organisation des grévistes pour l’occupation à temps plein des usines (planing des rotations, installation de crèches ou cantines, etc.) raconterait sous le mot « idées » une autre version des événements. Les montages proposés par la rédaction de Télérama correspondent à un récit des événements de Mai 68, souvent mobilisé, et choisi dès l’édito par le magazine. Associer les « idées » au monde étudiant et à l’université dans le cadre de ce mouvement donne une place plus importante à sa dimension étudiante qu’à sa dimension ouvrière. Le mouvement ouvrier est associé à des « revendications » présentées comme plutôt fragiles (dans l’image, le hangar est presque vide et les banderoles semblent abandonnées), loin de nouvelles idées sociales et politiques.
2) Usages métaphoriques
Les deux célèbres photographies de Daniel Cohn-Bendit face à un CRS (celle de Gilles Caron comme celle de Jacques Haillot) sont deux exemples célèbres de cet usage des photographies : en l’occurrence, métaphore(s) de l’insolente indiscipline face à l’autorité traditionnelle de la société.
Figure 13- p. 96-97 ; p. 98-99
Dans le hors série de Télérama, deux autres photographies correspondent, par exemple, à cet usage, toutes deux publiées à bords perdues à la fin du numéro : la photographie de Claude Dityvon d’un homme seul, la nuit, contemplant les flammes des barricades (figure 13, double page de gauche) ; puis celle de Gilles Caron (figure 13, double page de droite) d’une rue déserte après des échauffourées dont il reste quelques traces et un drapeau, au petit matin (initialement horizontale mais recadrée à la verticale pour les besoins de la maquette).
Voilà ce qu’il reste de Mai 68 semblent raconter ces images, ainsi publiées.
3) Le jeu de l’implicite et de la suggestion
Les pages 64-65 correspondent à un article consacré au film documentaire de Christian Rouaud sur la mobilisation originale – héritage de mai 68 ? – des ouvriers de l’usine Lip, à l’annonce d’un plan de licenciement en 1973. Plusieurs images accompagnent le texte de l’article. Le lecteur suppose qu’elles sont issues du film documentaire mais la plus grande photographie est créditée « Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos » ; les autres sont créditées DR, sans mention quant à leur origine : les images n’ont pas de lien direct avec le film auquel est consacré le texte (figure 14, double page de gauche).
Figure 14 - p. 64-65 ; p. 41-42
Un autre exemple de ces jeux avec la suggestion ou des effets implicites sont les portraits des personnalités culturelles attachées à cette période – Hélène Cixous, Gilles Deleuze etc. La photographie choisie pour Hélène Cixous la montre devant son tableau chargé de signes, en plein cours et favorise ainsi la confusion avec les amphithéâtres, lieux de débats agités de Mai 68 (figure 14, double page de droite).
4) L’image support de récit(s)
Les photographies de Gilles Caron ponctuent l’ensemble de ce numéro ; chacune créditée avec soin (« Gilles Caron/Contact Press images »). Trois ouvrent le magazine, en double page, sur lesquelles on attire l’attention du lecteur ; plusieurs sont publiées, souvent en pleine page, au cours du numéro ; c’est une photographie de Gilles Caron qui referme le magazine.
a) Gilles Caron, figure culturelle du récit de la photographie de presse
Surnommé LE photographe de Mai 68 par l’histoire culturelle de la photographie, la figure du photoreporter Gilles Caron est en effet associée aux événements du printemps 1968 et ses images ont été publiées à de très nombreuses reprises. Mais les publications d’une même photographie correspondent-elles à la même image ?
Télérama reprend (en p. 18-19) la célèbre photographie d’un étudiant, pourchassé par un CRS lors de la nuit du 6 mai 1968, sur le point de tomber et d’être rattrapé. Dans cette occurrence, elle partage la page avec la chronologie des événements proposée en début de numéro spécial.
Figure 15 - Gilles Caron, 6 mai 1968, Paris publiée dans Télérama printemps 2008, p. 18-19 ; en couverture du photopoche n°73 Gilles Caron, Paris, Nathan, 1998 ; publiée dans Paris Match n°997 du 18 mai 1968
Comparer cette publication avec deux autres occurrences de publication de la même photographie permet d’observer que le contexte de publication (médiatique et culturel) modifie le sens et la réception de l’image :
- accompagnée de la chronologie des événements dans le Télérama hors série 2008 et sous le titre « Le vent se lève » avec pour légende « En attendant des lendemains qui chantent, on apprend à se connaître entre policier et étudiants. Le 6 mai, dans Paris, les heurts font 945 blessés. Et ce n’est qu’un début… », la photographie est mobilisée et reçue comme une image synthétique de l’événement (figure 15, double page de gauche) ;
- en couverture du Photopoche n°73 Gilles Caron, et recadrée comme dans la publication de Paris Match (elle ne l’est pas en pages intérieures), elle participe à l’institutionalisation du photographe dans l’histoire culturelle de la photographie(figure 15, couverture au centre);
- publiée dans le Paris Match n°997 du 18 mai 1968, pendant les événements, en double page à bords perdus, recadrée (l’enseigne « meubles », qui permet de se situer dans une rue, a disparu et rend difficile l’identification du lieu de la prise de vue), au gros grain et en un noir et blanc contrasté, elle ferme le reportage d’actualité en rejouant une esthétique du fait divers (figure 15, double page de droite).
b) Un récit de Mai 68 en trois photographies
Une autre photographie célèbre de Gilles Caron – Daniel Cohn-Bendit face à un CRS devant la Sorbonne (recadrée pour des raisons de maquette) – s’inscrit dans une succession de trois double page pour créer un court récit en trois images de Mai 68 :
« Gilles Caron par Patrick Rotman. Ces images entrées dans la légende concentrent le récit. Trois photos, prises par le même photographe, Gilles Caron, le même jour, le 6 mai 1968, dans le même quartier, autour de la Sorbonne, représentant les mêmes acteurs : des étudiants face aux forces de l’ordre. L’historien Patrick Rotman fait parler ces images chargées de symboles. » (figure 16).
Figure 16 - Gilles Caron, p. 8-13
Les images prennent le sens que leur contexte éditorial leur attribue : ce court montage par l’image fixe qu’on « fait parler » propose le récit des événements raconté par la rédaction (le mouvement social, la mobilisation ouvrière ou les revendications politiques n’en font pas partie).
Au-delà de ces trois premières doubles pages qui assument cette construction, l’ensemble du numéro spécial correspond à cet usage des images photographiques comme supports du récit choisi quant aux événements racontés.
6) Faire « Mai 68 »
a) Des photographies qui « font époque »
En p. 53, une photographie, en pleine page, d’Henri Cartier-Bresson,
date de 1969 (figure 17, double page de gauche). Mobilisée dans le contexte de cette publication, elle participe à l’élaboration d’un imaginaire de Mai 68. Dans cet usage, la photographie « fait époque », « fait Mai 68 » : elle correspond à l’image de l’événements sans dater de l’événement (elle ne date pas du printemps 1968).
Figure 17 - p. 52-53 ; p. 34-35
b) Date de prise de vue
De même, à la p. 35 (figure 17, double page de droiite), une photographie de Phillippe Lopparelli, du collectif Tendance Floue représente un étudiant aux prises avec les forces de l’ordre, lors d’une manifestation anti-CPE : l’image date de 2006. Le photographe travaille en noir et blanc, au format 6×6. Maquettée, la photographie est datée et créditée avec soin mais peu visiblement : le feuilletage du numéro conduit à l’associer formellement à une photographie de Mai 68.
Or, la date de prise de vue de la photographie d’Henri Cartier-Bresson mentionnée plus haut ne figure pas dans le crédit ou la légende de l’image ; et celle de la photographie de la manifestation anti-CPE se noie dans une mise en page générale. La mise en page du numéro génère ainsi une appréhension uniforme d’images photographiques de nature différentes.
c) Uniformisation formelle
Pour le lecteur, les images du hors-série datent du printemps 1968 : d’une part parce qu’il suppose que dans un numéro spécial consacré aux événements de Mai 68, il va voir des photographies contemporaines des événements ; d’autre part, parce que la construction globale du numéro sollicite une telle lecture. Le numéro s’ouvre, en effet, sur les photographies les plus connues de Mai 68 et confirme ainsi ce premier réflexe de lecture. De plus, il uniformise les images proposées en un noir et blanc décidé par la rédaction qui remercie en petit dans le sommaire les photographes (contemporains de sa publication) « Flore-Aël Surun, de Tendance Floue, Jürgen Netzger, Jean-François Robert et
Lars Tunbjork de l’agence Vu pour [leur] avoir permis de publier leur travail en noir et blanc ». Uniformément noir et blanc, ce numéro donne ainsi l’impression que c’est un même type d’images qui est publié alors même que l’observation de leurs crédits, de leurs légendes et de leur usage – ce qui ne correspond pas à nos habitudes de lecteurs, nous l’avons vu – révèle leur diversité. Le noir et blanc de l’iconographie n’est pas imposé par un corpus initial de photographies mais est choisi par la rédaction qui mobilise, reconstruit et entretient ainsi l’imaginaire aujourd’hui associé à cet événement, à « l’image » construite de « Mai 68 ».
Figure 18 - p. 67-68 ; Lars Tunbjork/agence Vu
7) Le malentendu de l’image document mobilisée comme archive
Les auteurs sollicités pour rédiger les articles du numéro sont essentiellement des universitaires qui renouvellent en 2008 certaines approches sur Mai 68 ; en particulier, les approches historienne, sociologique voire philosophique. A titre d’exemples, nous pouvons nommer Boris Gobille et Isabelle Sommier en Sciences Politiques ; Michelle Zancarini-Fournel, historienne ; Serge Audier, philosophe ; Pierre Encrevé, linguiste ;… Les gens de lettres correspondent à de nouvelles autorités sur Mai 68 (jeune génération ou éditions/pensées récentes sur les événements). A cette volonté de transmettre le renouveau des approches universitaires et intellectuelles, répond une iconographie de la répétition : les photographies sont celles que l’on (re)connaît. L’effet de reconnaissance guide, en général, le lecteur vers l’origine des photographies qui consulte le crédit des images pour vérifier qu’il a reconnu le bon photographe ou la bonne photographie.
On reconnaît en effet au texte la possibilité d’un parti-pris quand l’image photographique relève a priori du document : mobilisée comme archive de l’événement, elle n’appelle pas d’interrogation quant à sa présence dans une publication portant sur l’événement qu’elle représente. Soutenu par la conception d’une image dite documentaire, elle fait ainsi l’économie apparente de la question du choix.
Mais, les images comme les textes sont l’objet de choix et d’intentions éditoriaux. Dans cet exemple, le feuilletage convoquent les registres du photoreportage et de la photographie document et archive. Mais les manipulations du numéro infirment cette perception des images publiées. Intégrées à un dispositif graphique sans lien immédiat – documentaire ; indiciel ? – avec l’historicité des événements eux-mêmes, elles sont bien plutôt utilisées à titre « illustratif ». Maintenir l’ambiguité (jeux d’implicite et de suggestions ; crédits incomplets, ; rappels formels ; noir et blanc uniformisant…) sur leur valeur documentaire rend-elle caduque le questionnement sur la mise en images de l’événement ?
Dans l’exemple du hors-série Télérama, l’iconographie qui semble figée et répétitive ne l’est pas pour des raisons historiques – il n’existerait que ces images-là de Mai 68 – mais pour des raisons culturelles voire médiatiques. Qu’est-ce que des images manipulées ?
Ces manipulations concrètes du numéro (le feuilletage comme méthode de travail) permettent de voir les manipulations courantes et pragmatiques des images qui élaborent un récit – et peut-être un imaginaire – sur les événements.
Conclusion
L’image n’a pas de sens par elle-même mais par son intégration dans ce dispositif qui vient lui en donner. S’interroger sur la photographie de presse, c’est questionner un dispositif complexe et élaboré: texte-image-hiérarchisation. Prendre en compte la dimension matérielle dans l’appréhension de ces numéros rend perceptible leur place dans l’ensemble de la maquette du magazine – et non dans un rapport intrinsèque aux référents.
La manipulation des images commencent avec les discours culturels qui l’entourent : poser la question des images à l’aune de l’idée de “manipulation” oriente le débat. L’exemple de la retouche en est un exemple type.
Car, poser la question de la morale à l’image seule c’est poser comme acquis que l’image photographique est documentaire. Or, l’efficacité du magazine ne repose pas sur la présence d’images photographiques qui seraient directement liées au réel mais sur leur capacité de construction et d’intégration dans le dispositif global. D’un usage qui s’énonce documentaire, on passe à un usage «illustratif», non pas au sens de décoration mais pour le distinguer de cette définition culturelle insatisfaisante.
http://culturevisuelle.org/apparences/2010/05/21/manipuler-limage-de-presse/