Au-delà des conséquences de la libéralisation financière, cette crise est d'abord celle d'un modèle de croissance inégalitaire, explique Michel Aglietta. Son impact sur l'activité sera durable. De nouveaux modes de régulation vont devoir émerger.
Entretien paru dans "La Crise", un hors-série pour comprendre la pire crise depuis les années 1930 :
- - Origines, développements, conséquences
- - L'Etat pompier : les politiques de relance en France et ailleurs
- - Le capitalisme et ses crises : histoire et théorie
- - Après la crise : ce qui doit changer
La crise actuelle sonne-t-elle la fin du modèle de croissance observé ces vingt dernières années?
Oui. La libéralisation financière avait modifié la gouvernance d'entreprise et consacré la prépondérance de l'actionnaire: à partir de la fin des années 1980, le business model des firmes a été orienté vers la création de valeur pour l'actionnaire. Parallèlement, la mondialisation a vu son champ s'étendre avec l'effondrement de l'URSS et la montée des pays dits "émergents". Ces deux phénomènes ont entraîné une transformation profonde de la répartition des revenus, donc de la régulation macroéconomique de la croissance: l'ouverture mondiale crée un marché du travail beaucoup plus vaste, avec un excès global d'offre de main-d'oeuvre, une accentuation de la concurrence sur le marché des biens, une forte pression sur les revenus salariaux, parallèlement à une extension du capital qui permet la hausse des profits. Le compromis qui avait été conclu dans les années d'après-guerre entre salariés et capitalistes a été brisé.
Les évolutions des salaires réels et de la productivité ont été déconnectées, entraînant une modification de la répartition des revenus. Comment entretenir dans ces conditions la croissance dans les pays riches? Il a fallu stimuler la consommation par le crédit. D'où, aux Etats-Unis surtout, une baisse profonde de l'épargne et une hausse de l'endettement. De même, les entreprises ont cherché à travailler avec le moins de capital possible, pour en augmenter la valeur actionnariale. Cette hausse tendancielle de l'endettement privé sur longue période a provoqué des crises intermédiaires, crises qui ont été étouffées par l'action des banques centrales, surtout celle de la Réserve fédérale américaine sous Alan Greenspan. De sorte que durant ces vingt dernières années, le taux d'endettement global n'a jamais baissé.
Enfin, ce régime de croissance fondé sur la dette a été favorisé par l'innovation financière: on est passé d'un modèle où les banques portaient le risque des crédits qu'elles accordaient à un modèle de transfert du risque. Cette utilisation systématique des marchés dérivés a permis aux banques de libérer du capital pour faire davantage de crédits, puisqu'elles ne portaient plus le risque. Ce fut surtout le cas des banques d'investissement indépendantes ou logées dans des groupes bancaires plus larges.
Quelles vont être les conséquences de la crise pour la croissance?
L'ensemble des conditions de crédit va devenir durablement plus difficile parce que les banques doivent réduire la taille de leurs bilans et que des réglementations plus strictes vont se mettre en place. Par ailleurs, les agents non financiers vont aussi se désendetter. Le piège est une récession qui se nourrit d'elle-même par interaction de la baisse des revenus et de celle de l'endettement. Elle ne peut être amortie que par la dépense publique. La sortie de la récession promet d'être une phase de croissance lente, car l'élimination des mauvaises créances dans une crise bancaire prend entre trois et cinq ans, même si la crise est bien gérée par la puissance publique.
Au-delà de la crise, la réglementation financière est indispensable pour éviter les excès du crédit, mais elle ne suffira pas à refonder un système capitaliste capable de faire de la croissance régulière. La croissance ne pouvant plus être dopée par l'endettement, il va falloir que le revenu salarial se remette à progresser en ligne avec la productivité. Pour le dire autrement, le degré d'inégalité atteint dans les sociétés occidentales est devenu un frein à la croissance. La prise de conscience commence: on voit les réactions provoquées par les excès de revenu des dirigeants et la dénonciation des effets pervers de systèmes de rémunération censés accroître la valeur actionnariale. Les gros investisseurs pourraient se rendre compte que leurs exigences excessives de rendement leur ont finalement fait perdre de l'argent...
La manière dont on a géré les économies au cours des vingt dernières années va être remise en cause. Des évolutions se dessinent, par exemple en faveur d'un système d'assurance publique de santé aux Etats-Unis. La fiscalité est aussi un outil essentiel de la répartition des revenus: il faudra revenir sur les cadeaux fiscaux systématiques qui ont été faits aux plus riches pendant des années. Vers quel modèle va-t-on? Il faut se souvenir que le New Deal n'a été qu'une succession d'expérimentations. Il n'y a pas eu de plan préconçu. La cohérence n'est apparue qu'a posteriori.
Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise?
Les pouvoirs publics ont toujours été en retard d'un coup parce qu'ils n'ont pas compris d'emblée que les crises étaient endogènes, liées au cycle financier (voir encadré page 161). Ils ont réagi au lieu d'anticiper. Dans une première phase, on a cru à une crise locale que les banques seraient capables de surmonter. Les gouvernements ont estimé que le problème n'était pas de leur ressort mais de celui des banques centrales, qui ont effectivement fourni de façon concertée des liquidités. La leçon, à ce stade - en mars 2008 -, était qu'un prêteur international en dernier ressort était nécessaire, et que ce rôle ne pouvait être tenu que par un club de banques centrales.
C'est alors que les difficultés se sont aggravées aux Etats-Unis: la faillite de Bear Stearns qui est intervenue a révélé une crise de solvabilité sous-jacente. On s'est rendu compte de la fragilité des banques d'investissement, qui fonctionnent avec un capital volontairement très réduit, se financent à court terme par des lignes de crédit ou du papier commercial, et portent des actifs qui peuvent être très risqués. La réaction a été le sauvetage de Bear Stearns et la mise à la disposition, par la Fed, d'une ligne de crédit spéciale pour les banques d'investissement. Mais il s'agissait toujours d'une gestion en réaction à un événement.
En juillet, les grosses agences, Freddie Mac et Fannie Mae, très sous-capitalisées, ont à leur tour vacillé. Or ces agences étaient le pivot du système financier américain. Henry Paulson, le secrétaire au Trésor, ne voulait pas les nationaliser. Il a pris une demi-mesure, en espérant qu'elle rassurerait les détenteurs de la dette des agences - ce qui ne fut pas le cas. D'où, en août, des ventes massives de titres qui ont provoqué la baisse du dollar, car elles dépendaient beaucoup du financement étranger, chinois en particulier. C'est ce qui a finalement conduit le gouvernement à les nationaliser en septembre.
Sous l'influence de députés républicains et de conseillers de George W. Bush, il a été décidé de "faire un exemple", en laissant Lehman Brothers faire faillite. Le pari a été perdu: ce fut la crise systémique générale. Les autorités américaines ont compris que les mesures à prendre devaient concerner l'ensemble des banques. Il a alors fallu mobiliser d'énormes ressources publiques. Mais, même à ce stade, les gouvernements du Vieux Continent pensaient que les banques européennes étaient à l'abri... jusqu'à ce que le gel du financement bancaire leur fasse prendre conscience que la crise était globale. Ces retards ont coûté cher à l'économie réelle. En réagissant plus vite, on aurait pu limiter le rationnement du crédit et peut-être éviter la récession.
La situation est pourtant très différente de celle de 1929!
La différence entre ces deux crises n'est pas dans leur logique interne, mais dans l'attitude des Etats, leur capacité de réponse, les institutions qui permettent d'agir sur le système financier. Il y a eu, entre 1930 et 1933, plusieurs vagues de faillites bancaires en chaîne, alors qu'aujourd'hui, les autorités veillent avant tout à éviter les faillites. Dans les années 1930, la crise de liquidité généralisée est allée jusqu'à son terme: la fragmentation des relations internationales, financières d'abord (le retrait des capitaux à court terme américains des banques d'Europe centrale, qui a entraîné l'effondrement des systèmes bancaires autrichien et allemand), puis politiques, avec l'échec de la conférence de Londres en 1933, suivi des replis protectionnistes, de l'arrêt du commerce international et, finalement, de l'implosion de l'économie mondiale qui a conduit à la guerre.
Aujourd'hui, la réaction est très différente: après quelques cafouillages, la crise de liquidité a été traitée par un plan concerté, ample et cohérent. On peut penser que la globalisation va se poursuivre, les gouvernements semblent avoir compris l'importance de la coordination, et il existe des institutions internationales, même si elles ne sont pas encore bien adaptées aux tâches qu'on attend d'elles. Enfin, les pays émergents pèsent beaucoup plus lourd dans l'économie mondiale que ceux des années 1930, qui étaient étroitement dépendants des matières premières: les cours avaient baissé dès avant 1929, provoquant notamment l'effondrement des économies d'Amérique latine. Les émergents d'aujourd'hui sont lancés dans des stratégies de croissance, et si leurs économies ne sont pas découplées de celles des pays riches, elles possèdent cependant une grande capacité de résistance.
Quel sera le coût des plans de sauvetage pour la collectivité?
Ces coûts ne se révéleront qu'a posteriori. La plus grande partie des énormes sommes en jeu dans les plans des gouvernements consiste en garanties, non en dépenses: il n'est pas sûr que les Etats aient à les faire jouer. Les opérations de recapitalisation, elles, vont entraîner une importante augmentation des dettes publiques. Au départ, elles n'ont pas d'effet budgétaire, car ce sont des opérations en capital, non des opérations budgétaires. Mais il y aura des dépenses budgétaires supplémentaires dans les années qui viennent, pour payer les intérêts sur cette dette. Le coût final pour les Etats dépendra de la profondeur et de la durée de la récession. En Suède [le pays a connu une grave crise bancaire au début des années 1990, NDLR], il a été limité à environ 3% du produit intérieur brut (PIB) parce que le gouvernement a réussi, d'une part, à relancer l'économie en dévaluant et, d'autre part, à revendre ses participations assez rapidement dans de bonnes conditions. Mais, en Indonésie, le coût de la crise financière a été estimé à 25% du PIB.
Au total, la dette publique va très probablement augmenter, d'autant que l'Etat devra faire face à des coûts environnementaux et à des problèmes démographiques. On entre donc dans un monde où la socialisation de l'économie va progresser. Le genre de vision du capitalisme qui prône l'Etat minimal et la disparition tendancielle de la dette publique a vécu.
Peut-on parler du grand retour de l'Etat dans la finance?
Pas comme propriétaire. Ce qui se passe aujourd'hui n'a rien à voir avec les nationalisations de 1981. Il s'agit d'une entrée temporaire dans le capital d'entreprises financières pour leur permettre de renforcer leurs bilans; les Etats tenteront ensuite de revendre au mieux leurs participations. Leur vrai rôle est d'imposer des règles de comportement aux institutions financières: elles ne les adopteront pas spontanément. Le contrôle public doit être plus intrusif. La crise a montré qu'il n'y a pas assez de contre-pouvoirs à l'intérieur des banques. Les Etats - disons les instances publiques de régulation - devraient agir pour que se mette en place une action correctrice précoce afin de repérer les dérapages. Ils veilleront à ce que le contrôle des risques soit effectif. Pour cela, il faudra que la surveillance publique puisse s'exercer jusqu'au coeur même des institutions financières. Et que ce ne soient pas elles, comme hier, qui dictent les règles: aux Etats-Unis, les lobbies ont dépensé beaucoup d'argent pour faire annuler le Glass-Steagall Act (1) et permettre aux banques commerciales de faire le métier de banque d'investissement.
Deux conceptions des crises
Les crises peuvent être vues de deux façons. Dans la conception néoclassique standard, ce sont des chocs exogènes qui surviennent sur des marchés efficients et autorégulés, mais qui sont parfois d'une ampleur telle que le réajustement peut être chaotique. Dans la conception keynésienne, au contraire, ce sont des chocs endogènes, liés à l'instabilité intrinsèque de la finance dans un système capitaliste, surtout quand il s'agit d'une finance de marché, désintermédiée: se crée alors un cycle d'interaction entre le développement du crédit, la hausse des valeurs et l'engouement collectif caractérisé par des comportements mimétiques.
Dans cette deuxième hypothèse, confirmée par des historiens comme Charles Kindleberger et par les travaux statistiques récents du FMI ou de Kenneth Rogoff, les crises sont récurrentes et présentent des mécanismes communs. Dans celle de 1929, comme dans la crise actuelle, on voit se déployer l'innovation financière: à l'époque, c'était le crédit sur titres (avec une hausse artificielle des cours boursiers pour accroître la valeur des collatéraux); aujourd'hui, ce sont la titrisation des prêts immobiliers et les dérivés de crédit. Dans les deux cas, le crédit de marché se développe plus rapidement que le crédit des banques commerciales traditionnelles.
La politique monétaire elle aussi est remise en cause...
On a désormais compris que la stabilité financière ne pouvait pas être traitée au coup par coup, mais qu'elle devait être une préoccupation permanente, dans tout le cycle. Alan Greenspan a géré l'instabilité financière de manière asymétrique. Puisque, dans sa logique libérale, les marchés s'autorégulent et que les crises sont exogènes, il fallait les traiter quand elles éclataient. L'expansion très rapide du crédit, à ses yeux, n'était pas une anomalie. Cependant, la Fed a fini par réagir: entre mai 2004 et le printemps 2007, elle a remonté son taux directeur de 1% à 5,5%. Mais elle n'a pas pu faire remonter les taux longs, en raison de l'avalanche d'épargne en provenance du reste du monde qui se déversait sur le marché obligataire américain et alimentait la bulle immobilière. On s'est aperçu alors que la globalisation créait des mécanismes qui réduisaient l'efficacité des politiques monétaires nationales. C'est une réalité dont les banques centrales n'ont pas encore tiré les enseignements. A partir de 2004, l'augmentation de la masse monétaire mondiale a été due, pour les quatre cinquièmes, à celle des réserves de change et non à l'expansion du crédit intérieur.
Cela veut dire que pour gérer le cycle financier, les taux d'intérêt ne suffisent pas. Il faut un autre instrument: une provision en capital, dont le montant serait déterminé globalement, en fonction du rapport entre l'endettement total des banques et le PIB du pays. Cette provision, destinée à parer au risque systémique et à jouer un rôle contracyclique, serait répartie forfaitairement entre les banques. Il ne s'agit pas d'une régulation microéconomique comme les règles dites de "Bâle 2", mais d'une politique macroéconomique, qui relève de la politique monétaire et devrait donc être gérée par les banques centrales.
Et au niveau international, quelles sont les régulations nécessaires?
Ce qui est indispensable, d'abord, c'est l'universalité des règles imposées aux banques. Cela implique absolument de mettre les places off-shore [les paradis fiscaux] sous la loi commune. Sinon, les arbitrages réglementaires continueront. Ces règles doivent s'étendre également aux grands pays émergents. Mais il y a aussi un aspect macroéconomique à la coordination. La mécanique qui a mené à la crise était fondée sur l'accrochage des monnaies de ces pays au dollar. Or il y a des forces qui les poussent à sortir du système de change actuel. Ils ont besoin de retrouver un contrôle monétaire sur leur demande intérieure, mais ils ne le peuvent pas s'ils ancrent leur monnaie sur une devise étrangère.
La solution serait donc d'aller vers des changes plus flexibles. Mais cela veut dire aussi davantage d'instabilité des changes, et pas seulement entre les monnaies occidentales. De nouvelles crises pourraient advenir du fait du change si on ne coordonne pas mieux les politiques économiques. Se posera donc le problème de la gouvernance monétaire mondiale, ce qui pourrait être le rôle du Fonds monétaire international (FMI) ou d'un organe du type G7 élargi.
Notes
(1) Banking Act de 1933 qui avait notamment instauré aux Etats-Unis une séparation entre les métiers de banque de dépôts et de banque d'investissement.