Le chapitre V de l’ouvrage de Gilles Sainati et Ulrich Schalchli, La Décadence sécuritaire [1].
« Tolérance zéro, pénalisation des comportements sous le vocable d’“incivilités”, tatouage des populations à travers les divers fichiers informatiques, marquage génétique sauf pour les délinquants financiers, inféodation de l’appareil judiciaire à un exécutif musclé : l’angle d’observation proposé par Gilles Sainati et Ulrich Schalchli, membres du Syndicat de la magistrature, est celui de la disparition des notions même de justice, de juste et de droit, au profit d’un arbitraire bureaucratique au service d’une fraction de plus en plus étroite de la population qui détient les commandes. [...]
« Nous voici entrés dans l’ère de la surveillance généralisée. L’irréversible est en train de se commettre : l’Etat “démocratique” est en train de devenir un Etat “bureaucratique à visée totalitaire” ».
Le tatouage des populations
La répression tatillonne et désordonnée qu’engendre la philosophie de l’intolérance s’articule avec le développement de l’utilisation de l’outil informatique, et plus précisément du fichage des populations par l’État.
À partir du moment où les faits les plus bénins, les désordres les plus légers préfigurent la vraie criminalité et méritent comme tels l’attention des pouvoirs publics, il est essentiel d’en conserver la mémoire. Justement, la puissance de la technique informatique permet d’engranger sans limites les informations et de les conserver éternellement ou presque, et les nouvelles technologies d’identification et de surveillance permettent de confondre à coup sûr les auteurs d’infractions.
Ainsi, la logique technicienne - tout ce qui est techniquement possible doit être fait - et la doctrine de la tolérance zéro s’alimentent et se justifient réciproquement pour accoucher du fichage et de la surveillance généralisés. Au passage, ce sont des marchés et des profits colossaux qui s’annoncent pour qui sait saisir l’opportunité de cette nouvelle industrie sécuritaire et de contrôle.
Les fragiles digues de papier édifiées pour protéger les libertés de l’informatisation généralisée de la société semblent aujourd’hui aussi pathétiques qu’un château de sable à la marée montante.
En 1974, le projet Safari (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus) d’interconnexion de tous les fichiers publics avait ému l’opinion et provoqué le vote de la loi Informatique et libertés, et la création de la CNIL. À cette occasion, le projet GAMIN (Gestion automatique de la médecine infantile) avait également été démasqué, qui répertoriait les handicaps médicaux et sociaux des enfants à partir des comptes rendus des services de médecine infantile, et permettait la définition de « profils à risques ».
L’idée fondamentale du dispositif de protection était d’une part d’interdire que des décisions relatives aux individus soient prises à partir de leur « profil informatique », d’autre part qu’aucun fichier ne soit créé sans que sa finalité soit précisément déterminée, les informations ne pouvant être utilisées pour une autre fin.
Aujourd’hui, à l’inverse, le recueil et la conservation des informations nominatives constituent une activité louable en soi car, selon l’affirmation communément admise, « si vous n’avez rien à vous reprocher, vous n’aurez pas de problème. » Ce que l’on oublie de décrire, c’est la finalité de ce fichage, qui variera au gré des besoins futurs du pouvoir. Le profil informatique des citoyens permettra de rationaliser la gestion des administrations et de promettre, là encore, une égalité de traitement des individus. Une illustration de ce renversement : les fichiers STIC et FNAEG, et la vidéosurveillance.
Délinquant un jour, délinquant toujours : le fichage tous azimuts
Les législatures et les gouvernements successifs s’acharnent à développer d’énormes et irréversibles fichiers. La fascination pour l’instrument technologique joue ici à plein, avec son pendant idéologique issu des théories comportementalistes nord-américaines : ce que l’on nomme en langage policier le profiling criminel. En théorie, cette nouvelle doctrine d’investigation présuppose que les criminels ont toujours le même mode opératoire et qu’en entrant en mémoire ces divers modes selon un protocole donné, il serait possible d’orienter l’enquête vers des coupables recensés et triés. La police judiciaire s’habitue à orienter les enquêtes en fonction de ces systèmes et met en place deux grands type de fichiers.
Outre le fichier des personnes recherchées (FPR), il existait celui des contraventions et celui des véhicules volés. C’est sous le gouvernement de la gauche plurielle qu’a été régularisé le STIC (système de traitement des infractions constatées), qu’a été créé le FNAEG (fichier national automatisé des empreinte génétiques) et qu’ont été interconnectés les fichiers sociaux et fiscaux. Grâce à la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003, on va croiser les fichiers police et gendarmerie (STIC et JUDEX) qui contiennent l’état civil, l’adresse et la profession de la totalité des personnes mises en cause lors d’enquêtes judiciaires.
Les services de police et de gendarmerie ont constitué tous ces fichiers nominatifs à partir des procès-verbaux d’infractions : dès qu’une personne est mise en cause, et cela sans aucune limitation concernant l’âge des « suspects », elle entre dans la base de données. La CNIL, dans son rapport 2005, constate que ce fichier, regroupant 24,4 millions de personnes, mélange suspects et victimes, et comporte de surcroît des « signalements parfois injustifiés, erronés ou périmés » et ce pour une durée de vingt ans, même si la procédure a été classée sans suite, ou si un non-lieu a été prononcé. En outre, ces fichiers sont consultables lors des enquêtes de moralité pour l’accès à différents emplois publics ou privés, ou pour l’acquisition de la nationalité française.
Dans le même esprit, la loi sur la sécurité quotidienne (loi Vaillant) du 15 novembre 2001 a prévu l’extension du fichier d’empreintes génétiques aux auteurs de délits ordinaires, concernant des petites atteintes aux biens ou aux personnes. Ce fichier a encore été étendu par la loi du 18 mars 2003 relative aux trafics d’armes, recels et blanchiment des infractions déjà répertoriées. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ce fichier concerne les simples suspects. Après moult tergiversations, on a finalement exclu du fichage les personnes soupçonnées par exemple de corruption, de prise illégale d’intérêts ou d’abus de biens sociaux, mais non celles soupçonnées de vol à l’étalage ou de dégradation. Subsistance merveilleuse de la présomption d’innocence pour la France d’en haut.
Enfin, la loi relative à la maîtrise de l’immigration et au séjour des étrangers en France crée un nouveau fichier des demandeurs de visas, des contrôlés aux frontières avec des titres irréguliers, des étrangers en situation irrégulière. Le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale escompte un fichage de 3 millions de personnes par an. Le fichier ELOI, créé par un arrêté du 30 juillet 2006 pour faciliter l’éloignement des étrangers se maintenant sans droit sur le territoire, fiche les étrangers et ceux qui les hébergent et, après une première invalidation par le Conseil d’État, a été intégré au dispositif législatif.
Marquage et traçage
Les nouvelles méthodes policières se diversifient et se modernisent. L’adoption des références comportementales pour résoudre une enquête, ou profilage, en est un symptôme particulièrement aigu. Depuis le 30 juillet 2003, une réforme est venue fixer le statut du profiler en France. Appelé « analyste comportemental », ce professionnel peut être membre à part entière des forces de l’ordre (police ou gendarmerie). La police nationale a opté pour un binôme enquêteur/profiler extérieur aux services de police et utilise peu cette méthode. La gendarmerie a mis en place le groupe d’analyse comportementale (GAc) et peut intégrer contractuellement des experts extérieurs et leur donner, après accord de la chancellerie, le statut d’officier de police judiciaire.
Le profiling criminel peut se définir comme l’élaboration de profils psychologiques de suspects dans des crimes non élucidés, afin de pourchasser et identifier le criminel en série. Pour ne pas être en reste dans ce saut technologique, la direction centrale de la police judiciaire a implanté dès 2002 un fichier baptisé « système d’analyse des liens de violence associée au crime », qui a pour objectif le rapprochement, l’analyse, la recherche et la répression des crimes et délits commis en série. Créé en catimini, sans avis préalable de la CNIL, ce fichier contient des « données sur les personnes, sans limitation d’âge, à l’encontre desquelles il existe des indices graves et concordants ou rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteur ou complice, à la commission des infractions (homicides, viols, atteintes sexuelles commises ou tentées) ou simplement qu’il existe des raisons sérieuses de soupçonner qu’elles les ont commis ou tenté de les commettre. Sont aussi inclues des informations nominatives sur les victimes, les personnes susceptibles de fournir des renseignements sur les faits et dont l’identité est citée dans la procédure ».
Initialement réservé aux auteurs d’infractions graves, ce procédé de fichage devient tentaculaire sous prétexte d’efficacité, et va concerner, par extension autour d’une procédure, toutes les personnes qui y auront témoigné.
Mais pour sécuriser tous ces fichiers informatiques nominatifs, encore faut-il être sûr de l’identité de chaque personne. C’est l’objet du gigantesque projet de carte nationale d’identité électronique étudié par le ministère de l’Intérieur. Cette carte comportera des données personnelles numérisées — photos, empreintes digitales, iris de l’oeil — et aboutira inéluctablement à la création d’un mégafichier des demandeurs de carte qui pourra alors être connecté avec d’autres fichiers sociaux ou policiers. Cette carte permettra aussi l’identification sans contact, c’est-à-dire l’identification d’une personne sur la voie publique sans son consentement, par voie de « scanérisation ». Il est encore discuté si le port de cette carte sera rendu obligatoire
Cette volonté de traçage de la population, notamment par les divers procédés de contrôle à distance, se complète d’une volonté de marquage, c’est-à-dire l’appropriation de tout ou partie du corps de l’individu-citoyen : ce sera l’iris, l’ADN, et pour certains l’addition de ces deux procédés, comme pour le bracelet électronique-GPS.
Présenté comme une véritable alternative à l’incarcération, cette surveillance électronique devait révolutionner l’univers pénitentiaire. Introduit en 2000, ce procédé, qui consiste à assigner à résidence pendant certaines heures de la journée une personne condamnée ou sous contrôle judiciaire, n’a finalement pas évité l’augmentation du nombre d’incarcérations, mais il s’est intercalé comme une nouvelle mesure de contrôle. Placé sur la jambe ou le bras du condamné, ce bracelet très visible a surtout permis d’économiser des postes de travailleurs sociaux et de les transformer petit à petit en opérateurs de télésurveillance.
Pour aller encore plus loin dans ce domaine et suivre les projets marketing de la principale société qui fabrique et commercialise ce type d’appareil, Elmotech (www.elmotech.com), le ministre de la Justice inaugurait le 1er août 2006 la pose du bracelet électronique mobile pour « la surveillance des détenus dangereux condamnés à des longues peines, qui permet à l’administration pénitentiaire de localiser à tout moment et de suivre les déplacements du condamné en lui interdisant certaines zones géographiques (domicile de la victime, écoles) ou en contrôlant l’accès à des zones tampons (autorisations préalables de l’administration). Le signalement se fait par un signal émis vers le responsable de l’administration qui peut demander l’intervention de la police en cas de non-respect du zonage ».
Outre que ce type de contrôle ne constitue qu’un leurre et ne règlera pas les problèmes sociaux et psychologiques des condamnés, et donc l’éventuelle récidive, comment peut-on sérieusement faire reposer le suivi des condamnés sur un simple signalement par électronique et considérer cette méthode comme un gage de réinsertion ?
Le véritable objet de ces nouvelles méthodes est de contrôler soit des pans entiers de population, soit des personnalités préalablement détectées comme dangereuses : la difficulté consiste évidemment à s’accorder sur la notion de dangerosité, sur son degré, mais aussi sur la manière dont on aura stigmatisé tel ou tel. L’investissement lourd dans ce type de systèmes justifie l’économie dans le recrutement d’éducateurs, toujours moins nombreux à assurer le suivi social des condamnés. Enfin, ce type de procédé est considéré comme une mesure de sûreté dans notre droit, c’est- à-dire qu’elle échappe au régime strict des peines et pourrait à terme être analysée comme une nouvelle approche sociale, susceptible de s’appliquer à d’autres catégories de populations que les seuls criminels.
C’est d’ailleurs l’opinion du conservateur Christean Wagner, ministre (mu) de la Justice du Land de Hesse, en Allemagne. Le site Internet de son ministère suggère ainsi que les chômeurs de longue durée portent au pied un bracelet électronique, afin de les contraindre à davantage de discipline dans leur recherche d’emploi. « Un bracelet électronique offre aussi aux chômeurs de longue durée et aux toxicomanes sous thérapie une chance de retrouver une vie quotidienne réglée et de se voir proposer un travail. Beaucoup d’entre eux ont perdu l’habitude de vivre à des heures normales et compromettent ainsi leurs chances de travailler ou de se former. Leur surveillance via un bracelet électronique peut constituer pour eux une aide importante. »
Notes
[1] La Décadence sécuritaire, éd. La Fabrique 2007, 112 pages, 14 euros.
Gilles Sainati, secrétaire général du Syndicat de la magistrature de 1999 à 2000, a codirigé La Machine à punir, éd. L’Esprit frappeur, 2000 et 2004.
Il vient de créer un blog : Faits & Libertés.
Ulrich Schalchli a été secrétaire général du Syndicat de la magistrature de 2001 à 2002.
[2] Extrait de la présentation de La Décadence sécuritaire, par Jean-Jacques Gandini, dans Hommes et Libertés N° 144, octobre/novembre/décembre 2008.
LDH-Toulon - 03.06.09
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