La critique des très hauts revenus des dirigeants d’entreprise est à la mode. Pas de semaine ne se passe sans que soit affiché le scandale de tel ou tel départ ou arrivée de patron avec plusieurs millions d’euros à la clé, ou de hausse de salaire à deux chiffres. Le Medef – l’organisation qui représente les chefs d’entreprise –, mis en demeure de produire des nouvelles règles de rémunérations a annoncé la mise en place d’un « Comité des sages » chargé de veiller à l’application de « principes de mesure, d’équilibre et de cohérence des rémunérations des dirigeants mandataires sociaux en cas de recours massif au chômage partiel ou de plans sociaux d’ampleur », selon l’organisation.
Que se passe-t-il dans notre pays qui hier était admiratif devant l’enrichissement des dirigeants, justifié par la création de valeur pour l’entreprise qu’ils dirigent ? Une partie de ces derniers assumaient ouvertement le côté « bling-bling ». Le changement est pour le moins étonnant, et le mouvement tellement rapide qu’il en ressort une sorte d’incompréhension.
Des éléments d’explication
Plusieurs éléments expliquent cette évolution du débat. D’abord la prise de conscience de l’énormité de ces revenus, qui traduits en années de Smic [1]. frappent et dérangent, à juste titre, l’opinion : comment peut–on percevoir en une année ce qu’un ouvrier touche en un millénaire ? (lire notre article en ligne ). Aucune explication habituellement avancée pour justifier les inégalités ne peut être raisonnablement invoquée : quels que soient le talent, les responsabilités, ou les efforts de ces dirigeants, ils ne peuvent justifier de tels niveaux. La compétition internationale et le risque de fuite à l’étranger non plus : les patrons français sont les mieux payés d’Europe et rien ne dit qu’ils trouveraient tous à s’employer à l’étranger…
Ces revenus constituent une injustice dans la distribution de la valeur au sein de l’entreprise : on comprend l’indignation des salariés des entreprises quand on leur explique que les résultats de la société pour laquelle ils travaillent proviennent des « bons » choix de la direction et non de leur labeur quotidien. Ils représentent aussi un gaspillage pour les actionnaires, car ils ne se limitent pas à quelques individus isolés mais bien à un ensemble de cadres dirigeants, ce qui coûte cher à l’entreprise et pèse... sur les profits.
Cette situation est accentuée par la crise économique. Ces revenus sont encore plus choquants dans une période ou les files de chômeurs s’allongent. Ils deviennent outranciers quand ces entreprises annoncent à la fois de lourdes pertes et des hausses de revenus des leurs dirigeants. On souligne rarement que nos sociétés libérales ne le sont pas pour tous : les plus favorisés sont les plus protégés, le libéralisme s’applique surtout aux autres. Les moins favorisés font face à une immense inégalité devant la responsabilité (lire notre article en ligne). Ils subissent en particulier lourdement les conséquences de leurs erreurs : une caissière peut être licenciée pour quelques euros d’erreur de caisse. En haut de la hiérarchie, de nombreux exemples – dans le secteur de l’entreprise, de la justice ou des responsabilités politiques - montrent que l’on ne subit que rarement les conséquences de ses faux pas et en tous cas de façon beaucoup moins sévère qu’en bas de la hiérarchie. Cette situation alimente logiquement un discours critique très répandu sur les « profiteurs » au sein des élites et notamment du monde politique.
L’arbre qui cache la forêt
La situation actuelle est choquante, et c’est une bonne chose que l’on s’inquiète de ces revenus astronomiques. Pourtant, la dénonciation de ces excès laisse perplexe. Elle masque parfois d’autres questions, au moins aussi importantes.
Premièrement, les discours médiatiques fonctionnent de plus en plus sous la forme de modes. Un thème est repris en boucle, puis on passe à un autre. Après l’insécurité en 2002, on a eu le pouvoir d’achat puis aujourd’hui les revenus des grands patrons, qui seront chassés par une autre actualité. A chaque fois, le phénomène est rabaché, puis délaissé de la même façon : l’insécurité est toute aussi préoccupante aujourd’hui qu’en 2002, selon les données du ministère de l’Intérieur. Tout le monde le sait, seul le discours médiatique a changé. Idem pour le pouvoir d’achat. Demain, il en sera de même pour les hauts revenus qui étaient déjà choquants avant la crise, on en convenait d’ailleurs à droite comme à gauche de l’échiquier politique. En juin 2003 par exemple, les députés de la majorité Alain Marsaud et Michel Voisin avaient demandé la création d’une mission d’information de l’Assemblée nationale sur les « rémunérations considérées comme excessives » : « la rémunération excessive de dirigeants, non liée aux résultats, voire en totale contradiction avec ceux-ci, est de nature à créer un malaise et un risque social dont le Parlement doit s’inquiéter », indiquaient-ils déjà.
Deuxièmement, on pointe du doigt quelques personnages isolés aux pratiques excessives comme des bouc-émissaires des difficultés d’une société. Or la question des inégalités de revenus ne se limite pas aux « 200 familles » que la gauche mettait déjà en avant dans les années 1930. Qu’importe qu’une petite poignée d’individus se gave de revenus indécents qu’ils ne peuvent même pas dépenser en une dizaine de générations. Le problème est plutôt de comprendre, de leur côté, pourquoi ils ressentent le besoin de gagner autant. [2] En mettant en avant les « super-riches », on oublie l’étage du dessous. Aujourd’hui, pas plus de 5 % de la population vit avec des revenus après impôts supérieurs à 3 200 € mensuels par personne. On est très loin des hauts dirigeants, mais ces catégories – couches aisées rebaptisées « moyennes supérieures » font tout pour échapper à un effort de solidarité plus important. Ces catégories sont les grands bénéficiaires des dix années de baisse d’impôt que nous venons de vivre. Taxer nos super-riches en se contentant de 200 familles très aisées satisferait le plus grand nombre, mais demeurerait largement démagogique.
Troisièmement, le consensus sur la critique de ces revenus cache une incapacité plus large de la société française à débattre des inégalités de façon globale. [3] Une partie des élites – tous horizons politique confondus - se plait à montrer du doigt les PDG tout en revendiquant un statu-quo scolaire qui favorise à outrance les enfants des couches sociales diplômées. La France est l’un des pays où le poids du milieu social est le plus fort dans la réussite scolaire (lire en ligne). Une fois le titre scolaire obtenu, il détermine souvent une bonne part des parcours professionnels.
Finalement, le consensus actuel a au fond un goût assez amer. Au mieux, il débouchera sur une taxe « super riche », au pire à une charte « éthiquement correcte » comme il en fleuri aujourd’hui à tout bout de champ, pour les placements, les inégalités de sexe, les discriminations, etc. La mode est à la bonne conscience et aux bons sentiments dans les milieux favorisés. On reste loin d’une remise à plat des inégalités qui traversent la société française et, pire, la dénonciation pourrait bien permettre d’éviter de se poser des questions plus fondamentales pour dresser des pistes de réformes concrètes, permettant de construire une société plus juste.
Louis Maurin
[1] L’Observatoire des inégalités a été le premier à faire cette conversion dès sa fondation en 2003
[2] C’est ce type de comportement qui fait dire au publicitaire Jacques Séguéla qu’un homme de 50 ans qui n’a pas de montre Rolex a échoué dans la vie. Voir notre article en ligne.
[3] De la même façon que l’on critique les discriminations en oubliant les inégalités sociales dont sont victimes les minorités « visibles ».
Observatoires de Inégalités - 04.06.09
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