À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

10/12/2010

Interview de Tariq Ali

Tariq Ali a été l'une des figures marquantes des mouvements révolutionnaires des années soixante. Les Rolling Stones lui dédièrent leur titre "Streetfighting Man". Essayiste et romancier, il est membre du comité de rédaction de la New Left Review et directeur des éditions Verso. Nous l'avons rencontré à l'occasion de la sortie de son livre "Obama s'en va-t-en guerre" aux éditions La Fabrique. Entretien vidéo en Anglais.

1) Que reste-t-il d'Obama ? (4 minutes)

2)  Interventions intellectuelles : à propos de la New Left Review et des éditions Verso (13 minutes).


3) La gauche et l'Islam (15 minutes)


Télécharger un extrait du livre en pdf sur le site de La Fabrique.
  
http://www.contretemps.eu/interviews/interview-tariq-ali 

La discrimination en quête d’identité(s)

Ariane Ghirardello

Cet article cherche à montrer que la montée en charge des problématiques liées à l’identité nationale, d’une part, et aux statistiques ethniques, d’autre part, a conduit à augmenter le déni et l’invisibilité des victimes de discrimination ethniquei.
La politique publique a mis tour à tour en avant lors de la dernière année deux questionnements qui ont profondément divisé l’opinion : le débat sur l’identité nationale, d’une part, et la question des statistiques ethniques, d’autre part. Sans chercher à revenir de manière exhaustive sur les différents éléments qui ont été évoqués – y compris ceux y voyant une stratégie politicienne consistant à évincer d’autres problématiques plus gênantes notamment celles liées à la crise – nous voulons avancer ici l’idée selon laquelle l’idéologie majoritaire véhiculée lors de ces deux débats a conduit à repousser à l’arrière plan la question des discriminations ethniques et les moyens nécessaires à la lutte contre de telles pratiques.
On aurait en effet pu imaginer que les débats sur les fondements de l’identité nationale tout comme les débats portant sur le dénombrement « ethnique » soient l’occasion de poser la question de ceux pour qui justement l’accès à l’identité et au dénombrement est rendu plus délicat. Or, paradoxalement, la question de la discrimination « ethnique », et donc le statut des discriminés, a été (presque) totalement absente des discussions constituant ainsi un véritable déni.
 
La discrimination au mépris de l’identité
La discrimination se distingue traditionnellement des autres formes d’inégalités dans la mesure où elle renvoie à des caractéristiques attachées à la personne soit du fait d’un critère « naturel » (l’âge, le sexe, les origines ethniques, etc.) soit du fait de l’expression d’une liberté fondamentale (religieuse, politique, syndicale, etc.). Or, parce que ces caractéristiques sont de fait irréversibles, une attention particulière doit être portée aux discriminations. Ainsi parce que l’objectif de lutte contre les inégalités sociales – qu’elles soient en terme de revenu, d’accès à l’éducation ou encore à l’emploi – ne peut permettre de garantir à tous les individus quelque soit leur identité une égalité de traitement, celle-ci se conjugue désormais avec la lutte contre la discrimination.
Etymologiquement, discriminer signifie effectuer un choix. Ce choix repose alors sur une catégorisation binaire. Ainsi, en discriminant, sépare-t-on les hommes et les femmes, les français et les non français (ou les « moins » français), ceux en bonne santé et les malades etc. Ici la catégorisation n’est pas seule en cause puisqu’on ne trouvera a priori rien à redire au fait de réserver des vestiaires différents pour les hommes et les femmes dans un gymnase ou au fait de laisser passer les personnes les plus gravement atteintes dans un service d’urgence à l’hôpital1. Au contraire, discriminer c’est non seulement supposer l’existence de deux groupes binaires mais c’est également l’adosser à une forme de hiérarchisation entre les groupes : l’un majoritaire, l’autre minoritaire. « Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme-blanc mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). II est évident que « l’homme » a la majorité, même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels..., etc. C’est qu’il apparaît deux fois, une fois dans la constante, une fois dans la variable d’où l’on extrait la constante. » (Deleuze et Guettari, 1980, p. 133).
Or, réfléchir à une identité nationale suppose justement de réfléchir à la définition du groupe majoritaire susceptible de former une identité commune, partagée, quitte à nier l’irréductible pluralité des individus qui fonde justement les différences. Ainsi, s’interroger sur les frontières qui définiraient les contours de l’identité majoritaire (fut-elle nationale), conduit inéluctablement à marginaliser et à fragiliser ceux qui s’en trouveraient, pour une raison ou pour une autre, exclus.
La lutte contre la discrimination repose au contraire sur un double impératif en matière de justice sociale. Il s’agit tout d’abord de repenser la redistribution des biens et des richesses de manière à réduire les inégalités entre les inclus et les exclus, les dominants et les dominés, les discriminés et ceux qui ne le sont pas. Mais pour cela il faut justement pouvoir identifier les discriminés ainsi que les difficultés auxquelles ils sont confrontés ce qui implique une forme de lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2000 ; Fraser, 2005). Ainsi, les récents mouvements de grèves des « sans papiers » relèvent bien de ce double impératif : reconnaître la contribution spécifique de ces travailleurs « de l’ombre » et permettre une redistribution plus équitable des richesses mais surtout des droits à pouvoir partager si ce n’est une identité nationale, tout au moins la nationalité.
Ceci suppose de déplacer de manière assez significative la notion d’identité mobilisée. Il s’agit notamment d’œuvrer pour la reconnaissance d’une pluralité des identités avec ses spécificités mais aussi ses stigmates et non la réduction à une seule identité nationale par essence excluante pour ceux qui ne s’y retrouveraient pas. La discrimination apparaît alors comme une figure du mépris qui tend à nier, volontairement ou non, la contribution particulière de certaines personnes et ainsi leur identité.
 
La reconnaissance du préjudice
Qu’elle ait lieu dans la sphère familiale, amicale, professionnelle ou à l’échelle de l’ensemble de la société, la lutte pour la reconnaissance est nécessairement source d’insatisfaction. Qui n’a pas souffert du manque de reconnaissance d’un père ou d’un pair ? Elle serait donc nécessairement vouée à l’échec. Plus encore, elle peut être source de stigmatisation : chacun pouvant se trouver assigné à une identité qu’il n’a pas nécessairement choisie que celle-ci repose sur un statut social (chômeur, « ménagère de moins de 50 ans », etc.) ou sur la couleur de peau. Reconnaître les différences d’identité fait ainsi naître un risque, celui de renforcer les stigmatisations.
L’objectif est donc de reconnaître l’existence de minorités économiques, sociales, etc. en réfutant l’idée que celles-ci puissent reposer sur une quelconque « mineurité ». Plus encore, il convient de s’accorder non pas sur l’existence d’une communauté distincte mais sur la commune appartenance à un groupe défavorisé dont on pourra toujours, à un moment ou à un autre, partager les difficultés.
C’est ce qu’a cherché à faire le droit français qui, parce qu’il interdit les discriminations, a été obligé d’en définir les victimes potentielles. Ainsi, selon l’article 225-1 du Nouveau Code Pénal « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
On voit bien ici que l’identification, a priori, des critères qui seront considérés comme discriminatoires s’avère délicate. En témoigne « l’embarras » du droit quand il cherche à désigner les supports à la discrimination « raciale ». Il est ainsi fait explicitement mention dans le cadre législatif des notions de « race » et « d’ethnie » même si cette référence ne peut prétendre recouvrir un sens scientifique, qu’elle ne peut assurément avoir, mais doit trouver une signification interprétative en fonction d’un sens social et (im)moral. Il s’agit avant tout de regrouper au sein d’une même catégorie, un ensemble d’individus assez disparate et dont le point commun serait justement la discrimination dont ils s’avèrent être victimes, afin de leur assurer une identité nécessaire à leur protection. Ainsi Korman (1998, p. 7) reconnaît que s’il ne fait nul doute « que la ‘race’ ou la ‘couleur’ ou même ‘l’ethnie’ soient des fantasmes du point de vue de la science pour identifier les hommes » il convient « de conférer néanmoins à ces hommes là précisément identifiés comme tels d’une ‘couleur’ ou d’une ‘race’ (‘données’ par les racistes) le droit à une protection contre tout fait d’un autre homme qui viserait à leur porter atteinte. »
 
Invisibilité et stigmatisation
La reconnaissance des discriminations, permise par les textes de lois, reste toutefois marquée par une grande invisibilité liée à une absence de mesure. En effet, tout comme le chômage n’a pu exister qu’à travers une invention statistique (Salais, Baverez et Reynaud, 1986) qui permet d’en suivre l’évolution et d’évaluer les dispositifs adoptés, la quantification et donc la reconnaissance des victimes est indispensable à la prise en charge publique des discriminations « ethniques » en France2.
Or, le débat sur la pertinence et la légitimité des « statistiques ethniques » divise depuis plusieurs années la communauté scientifique. D’un coté, à l’image de la pétition « engagement républicain contre les discriminations » paru dans Libération le 23 Février 2007, certains chercheurs qui défendent une vision universaliste de l’égalité sont hostiles au dénombrement « ethnique » et soutiennent l’idée qu’un tel dénombrement donnerait raison aux racistes en adoptant leur logique. De l’autre, ceux que l’on qualifie parfois « d’ethnicistes », ont répondu par la tribune « statistiques contre discriminations » publiée dans le Monde le 13 Mars 2007, et considèrent que les statistiques sont indispensables à la lutte contre la discrimination.
Dans ce contexte, le rapport remis par le Comité pour la mesure de la diversité et l'évaluation des discriminations (COMEDD) à Yazid Sabeg en Février dernier prône « le courage de l’entre-deux : ni le tout-ethnique ni le zéro-ethnique ». Toutefois, les méthodes préconisées, de l’aveu même du rapport, souffrent de nombreuses insuffisances. Tel est le cas du testing dont la pédagogie ne fait aucun doute mais dont la scientificité fait largement débat3. Tel est le cas également de l’auto-hétéro-perception qui en s’interdisant non seulement d’assigner un individu à un « groupe ethnique » mais aussi de demander à l’individu de s’assigner à un tel groupe, suppose de demander à l’individu (auto) à quel groupe « ethnique » il pense (perception) être assigné par les autres (hétéro)… au risque de diluer totalement la mesure statistique.
C’est dans ce contexte où la mesure est largement limitée et contrôlée, qu’est intervenu cet été l’expulsion des « ROMS ». Pour rappel, les membres de ce groupe, supposé constituer une communauté distincte et dont la délinquance aurait fortement augmentée, se sont vu massivement reconduire hors des frontières françaises. Or, justement, parce que la catégorie « ROMS », ne peut constituer une catégorie statistique, il est impossible de calculer le taux de chômage ou le taux de délinquance qui lui est associé. Le ministre a alors été contraint d’admettre que cette décision d’expulsion était en réalité fondée sur les statistiques des délinquances mettant en cause des « roumains »4. Outre le fait que ce réductionnisme constitue une méprise évidente, on voit bien ici que l’absence de chiffrage, loin de constituer une protection, entretient les croyances racistes : des citoyens européens se trouvant ainsi renvoyés à une image de « voleurs de poules ». De plus, il semble bien que ce soit l’appartenance à la communauté « ROMS » qui ait engendré les expulsions et non « simplement » le fait de résider dans un camp illicite. Le CRED (Comité pour l'élimination de la discrimination raciale) de l’ONU ne s’y est pas trompé en rappelant que le fait de pointer un « groupe » plutôt que des individus est contraire aux conventions internationales en la matière5.
 
Quelle place pour les dispositifs de lutte contre la discrimination ?
La discrimination semble donc largement présente en France entretenue par les plus hautes sphères de l’État et « couverte » par une certaine invisibilité statistique. Quelques éléments empiriques permettent toutefois de fournir un certains nombres d’indicateurs afin de mieux analyser le phénomène. En effet, si les « statistiques ethniques » ne sont pas autorisées, différentes enquêtes (« Génération 92 » et « Génération 98 » du CEREQ, « Histoire de vie » de l’INSEE ou « Trajectoires et origines » de l’INED et l’INSEE), en mentionnant notamment le pays de naissance de l’individu et celui de ses parents, fournissent deux séries de résultats. D’un coté, il existe un fort ressenti des discriminations en France en particulier chez les personnes immigrées ou issues de l’immigration ; de l’autre, ces mêmes populations, à compétences « égales », se trouvent effectivement confrontées à un sur chômage (Algava et Beque, 2006, Silberman et Fournier, 2006 ; Beauchemin, Hamel et alii, 2010).
Mais les tentatives de chiffrages ne constituent pas des fins en soi. Elles doivent être utilisées afin d’étayer les dispositifs de lutte contre la discrimination. En la matière, les comportements discriminatoires étant illégaux, le droit prononce un certain nombre de condamnations. Mais parce que les victimes n’osent pas toujours porter plainte et/ou parce qu’elles n’arrivent pas à fournir la preuve de la discrimination, l’outil juridique demeure à la fois indispensable et incomplet6.
On a ainsi vu en France, les entreprises s’engager massivement dans l’espace laissé vacant par le droit, même si en la matière, elles cherchent davantage à promouvoir la diversité qu’à lutter contre la discrimination. Ce glissement de vocabulaire n’est pas anodin. Il traduit le fait que la lutte contre la discrimination se justifie pour les entreprises autant, si ce n’est plus, par la recherche de l’efficacité que par la recherche de la légitimité (Doytcheva, 2008). En effet, qu’il s’agisse d’une simple campagne de communication pour les firmes ou d’un changement des pratiques propres aux ressources humaines, les impératifs de justice, d’équité, de légitimité, inhérents à la lutte contre la discrimination ont tendance à disparaitre derrière la seule recherche de la rentabilité. Au même moment, on notera que les bénéficiaires supposés des dispositifs mis en place disparaissent également en devenant des anonymes, supposés protégés par des CV du même nom7. Or, dès lors qu’il n’y a plus ni discrimination, ni victimes, ni bénéficiaires, il n’y a plus aucun outil permettant de valider (ou pas) les dispositifs adoptés. En s’abritant derrière l’évaluation supposée objective du mérite (Eymard Duvernay, 2008), les entreprises peuvent ainsi contribuer, sciemment ou non, à entretenir la discrimination.
Mais les entreprises ne sont pas seules à être engagées dans la lutte contre la discrimination. L’État œuvre ainsi largement pour une meilleure insertion des handicapés ou des femmes et plus récemment encore des seniors. L’existence de ces catégories (quasi) unique de bénéficiaires n’est également pas anodine. En effet, si l’entreprise s’adresse aux anonymes (et donc potentiellement à tout le monde), l’action publique semble se borner aux seuls objectivables (puisque l’appartenance à un sexe, l’âge ou le handicap peuvent reposer sur un jugement « scientifique » contrairement aux autres critères discriminatoires notamment les critères « ethniques »). Or, s’il ne fait nul doute que les inégalités auxquelles sont confrontées ces populations rendent nécessaires ce type de dispositifs, on ne peut que déplorer qu’il ne puisse de facto s’étendre aux autres victimes.
Dans ce cadre, la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Egalité) joue un rôle considérable cherchant à la fois à fournir des mesures du phénomène et des outils d’action pour les victimes. Crée par la loi du 30 Décembre 2004, elle fait suite à la directive européenne (2000/43/CE) qui prévoit la mise en place par les Etats membres d’une organisation indépendante de promotion de l’égalité de traitement. Ainsi, pour l’année 2009, la HALDE a enregistré plus de 10500 réclamations relevant d’une discrimination (contre moins de 1500 en 2005). Parmi ces réclamations, le critère d’origine est le plus important puisqu’il représente plus de 28% des cas (contre 18% pour l’état de santé et le handicap et 6% pour le sexe) auquel on peut ajouter les 3% des cas relevant de l’opinion religieuse. Enfin, 48,5% des cas renvoient à des discriminations intervenues dans la sphère de l’emploi (dont un quart lors d’un recrutement). Ainsi, la HALDE est devenu un acteur majeur de la lutte contre la discrimination. Remise en cause aujourd’hui - après avoir connu une baisse significative de son budget, elle risque d’être dissoute dans une Haute autorité chargée de défense des droits – ne peut que venir renforcer le double phénomène qui tend à dédouaner les auteurs et à abandonner les victimes.
 
En définitive, alors que l’impératif de non discrimination devrait s’imposer aux cotés de l’objectif de réduction des inégalités sociales (Ghirardello et Van Der Plancke, 2006), il semble bien que les conditions nécessaires à son application soient loin d’être réunies. En particulier, l’opacité qui entoure le phénomène empêche que soit sérieusement prise en compte la situation des discriminés en France.
Faute de trouver sa place à côté de l’objectif de réduction contre les inégalités, il ne faudrait toutefois pas que la lutte contre les discriminations prenne la place de cette dernière. Il existe en effet un risque de remplacement des droits sociaux par des droits individuels comme en témoigne aux Etats-Unis le déclin du droit (collectif) du travail (labor law) au profit de l’affirmation des droit individuels (employement law) tel le droit à ne pas être discriminé (Gaudu, 2005). Tel est également la tendance en France où, par exemple, les refus de soin des patients bénéficiaires de la CMU ont été analysés comme des pratiques discriminatoires ce qui peut conduire à négliger le rôle de la politique publique qui, en organisant le déremboursement des soins, aggrave les inégalités de santé (Batifoulier, 2010). Plus récemment, face aux injustices attachées à la nouvelle réforme des retraites, au lieu de repenser l’ensemble du dispositif inéquitable socialement, des aménagements pour certaines populations discriminées (les femmes avec enfants, les invalides8) ont été accordés.
Ainsi, s’il ne fait nul doute que la lutte contre la discrimination doit être considérablement renforcée, elle ne doit pas masquer d’autres formes d’inégalités sociales dont les ressorts ne sont précisément pas ceux de la discrimination, mais dont l’illégitimité ne fait aucun doute. Il en découlerait inévitablement un double risque : d’une part, un accroissement de ces inégalités sociales, et de l’autre, un délaiement, voire un délitement, de la notion de discrimination et des outils pour la combattre.
 
Bibliographie
 
Elisabeth Algava et Maryline Beque, « Perception et vécu des comportements intolérants. Une analyse du module « Relations avec les autres » de l’enquête Histoire de vie », Économie et Statistique, n°393-394, 2006, p.115-150.
Philippe Batifoulier, « Faire payer le patient. Les inégalités de la normativité néolibérale » in Olivier Favreau, Ariane Ghirardello et Guillemette de Larquier (éd.), Les conventions de l’économie en crise, Presses des Mines, à paraître.
Cris Beauchemin, Christelle Hamel, Maud Lesné, Patrick Simon, et l’équipe de l’enquête TeO, « Les discriminations : une question de minorités visibles », Populations et Sociétés, n°466, 2010.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980.
Milena Doytcheva, « De la lutte contre les discriminations à la « promotion de la diversité », Une enquête sur le monde de l'entreprise, Rapport DREES-MiRE, 2008.
François Eymard Duvernay, « Justesse et justice dans les recrutements », Formation Emploi, n°101, 2008, p.55-69.
Nancy Fraser, Qu’est ce que la Justice Sociale ? Reconnaissance et Redistribution, La découverte, 2005.
François Gaudu, « Des illusions des juristes aux illusions scientistes », in Anthoine Jeammaud (éd.), Le droit du travail confronté à l’économie, DALLOZ, 2005, p.101-114.
Ariane Ghirardello et Véronique van der Plancke, « Analyse de la discrimination à l’embauche : Pluraliser les actions positives pour réviser les conventions », in François Eymard-Duvernay (ed.), L’économie des conventions, Méthodes et résultats ; Tome 2, Développements, La Découverte, 2006, p.145-58.
Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.
Charles Korman, « L'ange, la bête et les hommes : la situation française en matière de législation antiraciste », Gazette du Palais, Chronique, 1998.
Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, L’invention du chômage, Presses universitaires de France, collection Quadrige, 1986.
Roxane Silberman et Irène Fournier, « Les secondes générations sur le marché du travail en France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps. Contribution à la théorie de l’assimilation segmentée », Revue française de sociologie, 47 (2), 2006, p.243-292.

i Ariane Ghirardello est économiste au centre d'Économie Paris Nord (CNRS/Paris 13)
1. De la même façon, une inégalité de traitement n’est pas nécessairement injuste notamment quand elle vise à corriger une autre inégalité comme c’est le cas avec la progressivité de l’impôt ou avec certains mécanismes de ciblage vers les plus défavorisés.
2. Par exemple, dans le cas d’une procédure judiciaire, les statistiques, si elles étaient disponibles, pourraient être utilisées comme élément de preuve.
3 Le testing de grande ampleur organisé en 2008 par l’Observatoire des discriminations a ainsi été largement remis en cause notamment par les entreprises épinglées
4 Il est également à noter que le ministre s’est fondé sur les chiffres de la délinquance à Paris, sans préciser que dans le même temps, la part des délits imputables à des personnes étrangères en France en 2009 était d’environ 20% et que ce chiffre est stable depuis plusieurs années, d’après les statistiques du même ministère.
5 De la même façon, alors qu’on sait qu’en France plus de 85% des actes de délinquances sont le fait des hommes, il n’est pourtant jamais prévu un traitement différencié des hommes en tant que groupe.
6 Il est toutefois à noter qu’en matière de discrimination, le principe d’aménagement de la charge de la preuve prévoit que la victime ne doit pas faire la preuve de la discrimination mais « présenter des éléments de fait, laissant supposer l’existence d’une discrimination ».
7 Au contraire, on aurait pu imaginer une étape supplémentaire consistant à « désanonymiser » les CV afin de vérifier une égale représentativité des populations visées.
8.Contairement à ce qui a été annoncé, c’est bien les invalides du travail (à un taux supérieur à 10%) qui peuvent bénéficier de clauses de départ plus favorables et non pas ceux ayant eu un emploi pénible (catégorie qui s’étendrait alors au-delà des seuls invalides et des donc des catégories reconnues en matière de discrimination).

http://www.contretemps.eu/interventions/discrimination-en-quete-identites

Économie formelle

Hugo Harari-Kermadec and Léonard Moulin

Face à une crise économique durable et profonde, qui prit totalement de surprise tant les institutions financières et économiques que les départements d’Economie des grandes Ecoles et des universités, on pourrait s’attendre à une remise en question également durable et profonde de la discipline1.
Durant quelques mois, on a même vu s’ajouter aux billets d’humeur des éditorialistes quelques pages ouvertes aux économistes critiques2.
Mais la parenthèse, à peine entrouverte, s’est vite refermée : on pouvait déjà lire, sous la plume de Guy Sorman dans le monde du 9 septembre 2009, que «l'économie est une science puisqu'elle progresse, selon la définition même de toute science selon Karl Popper, et elle améliore le sort d'une fraction croissante de l'humanité.» Les médias de masse sont ainsi revenus vers leurs chroniqueurs usuels, commentateurs dociles de l’actualité, qui après avoir expliqué l’importance du plan de relance l’an dernier, s’évertuent à nous convaincre de la nécessité d’un plan de rigueur. Dans les laboratoires de recherche et les départements universitaires, le choc fut encore moins perceptible et la plupart des programmes d’enseignement et de recherche restent désespérément identiques à ce qu’ils étaient précédemment.

Finalement, on pourrait presque croire que les cours d’Economie n’ont aucune vocation à décrire la réalité, si bien qu’ils n’ont finalement aucune raison d’être affectés par celle-ci. Il est pourtant des sujets bien réels sur lesquels les économistes se permettent de faire des recommandations, confortés par la légitimité scientifique que leur confère la formalisation de leur recherche. Nous proposons ici une lecture critique de l’article de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, Que peut-on attendre de l'interdiction de licencier pour améliorer la compétitivité des entreprises ? paru dans la Revue économique en 20073. Cet article, dont les résultats prennent la forme de « théorèmes » démontrés par un développement mathématique, n’a pas qu’une vocation purement académique puisqu’il traite d’un sujet (le droit du travail) pour lequel l’un des auteurs conseille directement le gouvernement4. Nous verrons dans un premier temps que les présupposés idéologiques traversent tout l’article et que leurs résultats n’ont pas la neutralité scientifique qu’ils souhaitent leur donner. Faire passer un contenu idéologique et politique pour un résultat technique est une démarche très largement répandue dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Economie orthodoxe. Démarche de légitimation terriblement efficace puisque ce courant a réussi à installer une hégémonie sans partage sur la recherche académique en Economie, avec des ambitions impérialistes sur les autres sciences sociales5. Néanmoins, le prix de cette suprématie est l’enfermement dans un cadre technique très restreint et contraignant, et fortement fragilisé à la moindre comparaison avec les faits réels. Nous étudierons dans un second temps comment l’article de Cahuc et Carcillo illustre ces limites de la théorie orthodoxe.
      Sous le tapis de la technique, l’idéologie néolibérale
Pierre Cachuc et Stéphane Carcillo sont deux économistes membres de grands laboratoires de recherche (L’école Polytechnique et le CREST, centre de recherche lié à l’INSEE, pour P. Cahuc, le centre d’économie de la Sorbonne pour S. Carcillo). P. Cahuc est membre du Cercle des économistes, un groupe de réflexion d’économistes à la frontière entre recherche académique et responsabilité dans l’administration ou le secteur privé, dont l’activité vise justement à rapprocher « décideurs » et chercheurs. L’article que nous étudions ici est un article de recherche, écrit par des chercheurs dans une revue scientifique de premier plan. Mais il est aussi un point d’appui pour produire des recommandations aux « décideurs » publics et privés, sur un sujet d’importance, l’encadrement des licenciements. Si les auteurs abordent ce sujet avec une apparente neutralité lorsqu’ils se demandent Que peut-on attendre de l’interdiction de licencier pour améliorer la compétitivité des entreprises ?, il apparaît rapidement que ce qui les intéresse c’est de savoir s’il ne serait pas plus « efficace » d’autoriser les entreprises à licencier pour faire plus de profits (ce que la législation française interdit). On comprend alors que les « décideurs » soient intéressés. Insistons sur ce point : il ne s’agit pas d’étudier l’effet d’une éventuelle interdiction des licenciements dans les entreprises qui font du profit, mais de justifier l’autorisation du licenciement au motif de la recherche d’une augmentation des profits.
Un projet bien politique ? Pas pour les auteurs, dont la démarche se veut uniquement « scientifique ». Publié dans une revue de renom, cet article présente tous les gages de scientificité et légitime ses conclusions en les fondant sur une comparaison entre pays européens et sur des arguments théoriques issus de la construction d’un modèle mathématique.

Que dit cet article ? Lisons son résumé :
« En France, […] les entreprises ne peuvent licencier pour augmenter leurs profits. Nous montrons que la législation française constitue, de ce point de vue, une exception au regard de ses partenaires de l’Union Européenne. Nous présentons ensuite un modèle dans lequel les entreprises peuvent licencier soit pour accroître leurs profits soit parce que les emplois sont non rentables. Ce modèle nous permet de montrer qu’une politique optimale consiste à imposer des coûts de licenciements identiques pour les deux types de licenciements. »

La science aurait donc avancé d’un grand pas : interdire les licenciements visant à accroître les profits, comme le fait la juridiction française actuelle, serait une erreur et le modèle proposé aurait permis d’établir la législation optimale, qu’il ne resterait qu’à mettre en œuvre. Et les auteurs d’en tirer une recommandation normative :
« Ce résultat suggère que la voie particulière suivie par la France depuis le début des années 1990 en matière de législation du licenciement économique mériterait d’être reconsidérée. »

Si l’on se plonge dans le corps de l’article pour aller chercher ce modèle imparable, il faut s’armer de patience : pas une ligne de maths, tout est en annexe (pour les plus curieux et les plus matheux, l’annexe de l’article de Carcillo et Cahuc est – logiquement – discutée dans l’annexe de cet article-ci). Pourtant, les résultats brillants annoncés dans le résumé sont fortement relativisés à la simple lecture de l’article. En effet, le « théorème » établi est le suivant :
« Il est socialement efficace d’imposer le même coût de licenciement indépendamment du motif de licenciement. Le coût de licenciement est égal au montant de l’allocation chômage. »

On découvre donc la subtilité suivante : pour « qu’une politique optimale consiste à imposer des coûts de licenciements identiques pour les deux types de licenciements », il faut que ces coûts de licenciements suffisent à prendre en charge totalement le coût du chômage du-de la licencié-e. L’entreprise devrait ainsi continuer à payer son-sa salarié-e après le licenciement en quelque sorte. Un peu plus loin dans l’article, les auteurs proposent un deuxième modèle prenant en compte les effets secondaires de la perte d’emploi (perte de qualification, effets psychologiques, …). Il faut alors augmenter le coût du licenciement pour qu’il dépasse le niveau de l’allocation chômage (peut-être même très au-dessus, voir l’annexe) ! On se demande alors pourquoi cette conclusion spectaculaire ne se trouve pas dans le résumé : plutôt que d’inciter le législateur à autoriser les licenciements pour accroître les profits, les résultats de l’article devraient amener à augmenter radicalement les coûts de licenciement.

Ce qui est présenté dans cet article comme le résultat principal est appuyé sur un modèle d’Economie formelle, c’est-à-dire la définition d’un certain nombre d’hypothèses suivie d'une succession cohérente d’énoncés mathématiques. Aucune donnée ne vient appuyer le modèle introduit en annexe. Si les auteurs s’intéressent aux différents pays européens, c’est uniquement du point de vue du droit, pour mettre en avant les particularités de la situation française, qu’ils qualifient « d’extrême » afin de la disqualifier et de justifier l’introduction d’une proposition alternative. Jamais leur modèle ne sera confronté aux réalités de ces pays ni même à celle de la France, aucune hypothèse n’est sérieusement discutée ou nuancée. Tout juste les auteurs concèdent-ils, et c’est d’ailleurs plutôt rare dans les articles d’Economie, que leur « modèle est réducteur, comme toute approche formalisée ».

Pour démontrer que les coûts de licenciements devraient être les mêmes, qu’ils soient justifiés par la sauvegarde de l’activité ou par la recherche du profit, les auteurs se placent du point de vue du-de la législateur-trice, et suppose que celui-le-ci cherche à maximiser la satisfaction des travailleur-se-s (si si, vous avez bien lu, un gouvernement au service des travailleur-se-s!).
A partir de cet hypothétique point de vue, la seule question est de savoir quel effet un licenciement peut avoir sur la satisfaction d’un-e travailleur-se. Les auteurs supposent alors (implicitement) qu’il-elle n’est affecté-e que par son revenu et est indifférent-e à la cause de son licenciement. On trouve alors qu’il faut fixer des coûts de licenciements identiques.

Comme souvent dans l’usage dominant des modèles d’Economie formelle, il manque une justification des mécanismes introduits formellement : Cahuc et Carcillo présentent leur modèle mais sans le justifier. Le-la lecteur-rice ne sait pas pourquoi le gouvernement chercherait à maximiser la satisfaction des travailleur-se-s. Surtout, les auteurs ne prennent pas la peine de justifier pourquoi cette satisfaction serait uniquement gouvernée par le revenu, avec éventuellement un bonus pour les chômeur-se-s. Le premier réflexe des auteurs est en effet de supposer que la satisfaction d’un-e salarié-e au chômage est plus grande, sauf si l’indemnité est par trop inférieure au salaire. On retrouve ici le préjugé du-de la fainéant-e vivant des allocations6. Dans un raffinement de leur modèle, ils considèrent néanmoins le cas où les travailleure-se-s préfèrent travailler qu’être au chômage. Toutes ces grandeurs, satisfaction, temps libre et temps de travail, revenu, vont d’elles-mêmes et ne sont jamais discutées.
Finalement les auteurs tirent du modèle ce qu’ils y ont mis : si on suppose que le seul effet négatif d’un licenciement est la perte de revenu pour le salarié (perte égale à la différence entre salaire et allocation chômage) alors bien sûr on trouve que pour annuler cet effet, il faut fixer des allocations égales au salaire. Une fois l’effet négatif annulé, il n’y aurait aucune raison de traiter de façon spécifique les licenciements visant à augmenter les profits. On le voit, il est plutôt aisé de présenter, en deux phrases plutôt simples, la totalité du développement mathématique relégué en annexe. L’intérêt de ce développement mathématique et finalement du modèle formel en lui-même n’est pas du tout évident. Au moins du point de vue scientifique au sens de la production de connaissance. Par contre il a certainement un intérêt tactique pour les auteurs puisqu’il facilite la publication de leur article dans une revue prestigieuse, sensible à la formalisation. Cet attrait des comités de rédaction des revues prestigieuses pour les mathématiques est bien montré par Bernard Guerrien dans son article sur le rôle des mathématiques en économie.

Plutôt que de vouloir construire un modèle formel justifiant l’abolition de la loi de contrôle des licenciements, les auteurs auraient pu chercher à expliquer la mise en place de cette loi en France. Ils se seraient alors heurtés à l’histoire sociale de ce pays, bien plus difficile à modéliser. S’ils avaient vraiment voulu prendre le point de vue des travailleure-se-s, il aurait fallu lire les publications des syndicats, enquêter sur le terrain, comprendre les dynamiques aboutissant à la formulation de revendications.
L’interdiction des licenciements sans motif économique, par le gouvernement réel et non par son avatar modélisable, remonte à une loi datant de 20027 qui fait elle-même suite à une jurisprudence de 19958 de la Cour de cassation. Elle répond à un choix politique, visant à limiter les licenciements les plus indéfendables et à instaurer une certaine « moralité » des choix économiques. Moralité de façade puisque les gestionnaires ont depuis appris à présenter leurs comptes de façon à faire apparaître des pertes, quitte à créer une filiale, facturer des échanges internes, relocaliser coûts et bénéfices là où ils sont les plus avantageux…
      La méthodologie néoclassique, un carcan limitant
On l’a vu, l’usage des mathématiques sert à cacher les choix idéologiques sous-jacents à l’argumentation en apparence neutre des auteurs orthodoxes. On comprend donc pourquoi les économistes se situant dans cette démarche défendent que plus une théorie est formalisée, plus elle est scientifique. En réalité, il n’en est évidemment rien et la formalisation vient avec ses limites propres. Le récemment disparu M. Allais, seul « prix Nobel » français d’économie, formule pourtant une mise en garde bien explicite :

« Certes, l'outil mathématique est indispensable pour analyser et comprendre les phénomènes économiques, mais le travail essentiel, ce n'est pas le maniement de cet outil logique, c'est le choix et la discussion des prémisses qui doivent être fondés sur l'observation des faits.
L'erreur des adversaires de l'emploi de l'outil mathématique en économie, c'est de ne pas connaitre les vastes possibilités qu'il offre; 1'erreur de certains mathématiciens, c'est parfois de prendre pour un but ce qui n'est et ne peut être qu'un moyen.
La science économique est avant tout une science d'observation et une science appliquée. L'utilisation des mathématiques y est indispensable en tant que procède de déduction et d'analyse, mais elle ne peut être féconde que si elle part d'une excellente connaissance des faits. C'est la raison pour laquelle il est indispensable pour un économiste digne de ce nom de ne pas rester étroitement spécialisé, mais d'avoir de vastes connaissances, non pas seulement en économique pure et appliquée, mais également en sociologie, en science politique et en histoire. En aucun cas, il ne doit se cantonner dans l'économie pure. II n'y a pas de plus grand danger9. »
 
En voulant construire une science sur le modèle de la physique, l’économie orthodoxe se donne une « théorie standard ». Ce parallèle avec la physique n’est pas dénué d’idéologie et vise à faire passer les lois économiques pour aussi naturelles que les lois physiques, renforçant ainsi à la fois l’autorité de l’Economie orthodoxe et la naturalisation du mode de production capitaliste. Changer de société apparaît alors aussi absurde que de vouloir annuler la gravité.

Absurde est surtout la base de cette théorie construite autour de la formalisation mathématique de petites fables, des « robinsonnades » (du nom du naufragé sur son île déserte), décrivant sous forme de métaphore le comportement d’un « agent représentatif ». L’agent en question, le malheureux Robinson Crusoé, est alors réputé agir de façon à maximiser sa « fonction d’utilité ». Cet objet mathématique permettrait à Robinson de comparer chaque situation (journée de chasse et pigeon grillé contre journée de jeûne à la plage), et donc de faire son choix en maximisant son utilité. Si vous n’avez pas mesuré la satisfaction que vous auriez pu attendre de chaque occupation alternative à la lecture de cet article, vous conviendrez avec moi que c’est plus la volonté d’introduire un formalisme que le souci du réalisme qui motive ces « robinsonnades ».
Plus absurde encore, Robinson est censé représenter, par ses préférences et donc les décisions qu’il prend en conséquence, l’ensemble de la société. Tous les individus ont les mêmes préférences et agissent de la même manière. Il suffit donc de maximiser la somme des comportements individuels pour en déduire le comportement de la société dans son ensemble… Bien qu’une telle affirmation soit manifestement fausse, elle est de rigueur dans l’immense majorité des articles de sciences économiques publiés dans des revues académiques.

L’article de Cahuc et Carcillo se situe dans cette « théorie standard », celle de l’agent rationnel maximisant son utilité. Ils s’obligent donc à tout expliquer à partir des situations individuelles (l’individualisme méthodologique), hors de toute interaction autre que sur le marché de l’emploi, et en prétendant que chaque travailleur-se éprouverait une satisfaction représentable par sa fonction d’utilité. Il s’agit donc ici de comparer la satisfaction ressentie par un-e travailleur-se recevant un salaire pour son travail à celle qu’il-elle obtiendrait d’une indemnité en cas de chômage.

Le choix de cette formalisation n’est pas lié au problème étudié mais à la volonté par les auteurs de se placer dans le cadre académique dominant et accessoirement de voir leur article publié. Pourtant la « satisfaction » des travailleurs face aux licenciements se prête bien mal à une telle formalisation qui en fait une donnée objective, quantifiable et pouvant être additionnée en vue d’obtenir la satisfaction de toute la population active. La fonction d’utilité introduite par les auteurs ne peut pas évoluer dans le temps chez un même individu, ni prendre en compte des spécificités individuelles.

Pire, l’individualisme méthodologique interdit toute prise en compte d’un effet collectif. Or c’est bien à ce niveau que se joue la construction des ressentis des travailleure-se-s licencié-e-s et que se constituent, du même coup, les déterminants d’une éventuelle différence de nature entre licenciements pour augmenter les profits et licenciements pour sauvegarder l’emploi. Ainsi, bien que nos auteurs étudient la question des licenciements au niveau de la société dans son ensemble, aucune composante sociale n’est introduite dans la fonction d’utilité, de sorte que l’utilité globale n’est autre que la somme des utilités individuelles. Il est impossible de prendre en compte des comportements sociaux, comme la solidarité ou l’identification des travailleur-se-s les un-e-s aux autres.
Ces aspects « idéologiques » sont justement ceux en jeu dans la question de l’interdiction des licenciements, aussi bien dans une optique de « paix sociale » que dans le cadre d’une démarche transitoire visant non pas à revenir à une stabilité précaire mais à marquer des jalons vers un autre fonctionnement de l’économie et de la société dans son ensemble. Si la justice française contient un texte interdisant les licenciements, ce n’est pas pour maximiser l’agrégation des utilités individuelles. Ni par soucis d’efficience économique. C’est pour apporter une réponse (un semblant de réponse) à l’indignation face aux abus les plus manifestes du pouvoir des propriétaires légaux des moyens de production.

Est-ce la théorie néo-classique qui est limitante ou l’usage des mathématiques est-il en lui-même incompatible avec une vision critique et dynamique de l’Economie ? Si l’usage des mathématiques est extrêmement limité dans les écrits de Marx, malgré un intérêt attesté par sa correspondance10, des auteurs ont cherché à formaliser ses théories. C’est le cas par exemple de Morishima, dans la suite de Brody, à une époque où l’on pouvait écrire sur ces sujets dans les principales revues académiques11. On trouve même une discussion sur la possibilité de l’exploitation en régime socialiste12. En français, on peut trouver une formalisation du Capital de Lacaze13. Si cet exercice de formalisation a permis de reprendre certaines discussions avec un regard nouveau, comme la question de la transformation de la valeur en prix, ce programme de recherche ne semble pas avoir survécu aux années 70 et est aujourd’hui à l’arrêt.

Conclusion 
Nous avons montré que l’article de Cahuc et Carcillo, Que peut-on attendre de l'interdiction de licencier pour améliorer la compétitivité des entreprises ?, est bien plus un pamphlet politique contre les restrictions aux licenciements qu’une étude scientifique exempte de toute idéologie. Leurs modèles sont construits sur des hypothèses déterminées par une vision individualiste de la société et s’insère dans une perspective politique néolibérale. Les développements mathématiques subséquents, en toute cohérence avec ces prémisses, aboutissent donc à des conclusions attendues servant de justification à une attaque contre le droit du travail. Leurs contradicteurs se trouvent disqualifiés par cet appel à la science, qui fait de leur critique une position obscurantiste.
Sur le fond, bien loin d’apporter la clarté attendue, les outils de l’Economie orthodoxe auxquels les auteurs font appel, enferment la discussion dans la vision du monde individualiste qui les a forgés. Celle-ci se retrouve renforcée par l’addition d’une nouvelle performation de son hégémonie, chaque article orthodoxe perçu comme scientifique apportant sa part à la légitimation à l’ensemble. Cette véritable bulle de vernis scientifique a gonflé parallèlement aux bulles financières au cours de la période néolibérale et a pour l’instant résisté aux crevaisons pourtant spectaculaires de ces dernières. La période reste néanmoins propice au retour d’une Economie explicitement Politique, assumant ses options idéologiques et décomplexée vis-à-vis de l’usage des mathématiques.

Annexe
On peut faire une remarque – très technique – à propos de l’annexe de « Que peut-on attendre de l’interdiction licencier… ». En effet, dans la dernière section, les auteurs étudient une situation hypothétique intéressante, celle de l’assurance limitée. Dans une telle approche, « on peut supposer qu’un salarié licencié perd non seulement son salaire mais également des avantages non monétaires liés à l’emploi qu’il occupait, ou bien encore que la situation de chômage elle-même crée des désagréments non monétaire ».

Une allocation au niveau du salaire ne compense donc pas la perte de satisfaction due à la perte de l’emploi. L’état devrait alors pénaliser le licenciement au-delà de la compensation du seul salaire, option déjà peu réaliste. Le surcoût optimal trouvé par les auteurs est donné par le rapport B / mu où B est la différence de satisfaction entre chômage et emploi et mu le multiplicateur de Lagrange lié à la contrainte de faisabilité de la création de l’emploi. La mesure de B est déjà une question épineuse. Mais plus ardu encore est le problème posé par la présence du multiplicateur de Lagrange. Cet artefact lié à la méthode d’optimisation est une sorte de sur-abstraction, intermédiaire de la résolution formelle d’un modèle formel. On n’a, même théoriquement, pas la moindre idée de ce que vaut ce multiplicateur. S’il est proche de 0, on obtient alors un surcoût infini, équivalent finalement à une interdiction des licenciements.
Finalement la conclusion de ce modèle pourrait bien être que dans tous les cas, que ce soit pour augmenter ou simplement maintenir les profits, les licenciements doivent être interdits.

1 Hugo Harari-Kermadec est Docteur en Statistique et MCF en économie à l’ENS-Cachan. Léonard Moulins est étudiant à l’ENS-Cachan et à l’Ecole d’Economie de Paris.
2 Voir par exemple Le monde daté du 10 octobre 2009 « Sortons l'enseignement de sa ‘bulle’ », signés par les économistes du mouvement contre l’autisme dans l’enseignement de l’Economie.
3 Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, « Que peut-on attendre de l'interdiction de licencier pour améliorer la compétitivité des entreprises ? », Revue économique, 2007 Volume 58, n°6, pages 1221-1245.
4 « Rapport Cahuc-Kramarz » : De la Précarité à la Mobilité : vers une Sécurité Sociale Professionnelle. Rapport au Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie et au Ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion Sociale, paru à la Documentation Française, juin 2005.
5 Fine, B. : "Economics Imperialism and Intellectual Progress: The Present as History of Economic Thought?" History of Economics Review 32 (2000), 10-36.
6Cordonnier , L. : Pas de pitié pour les gueux, Raisons d’agir, 2000.
7 Loi 2002-73 du 17 janvier 2002.
8 arrêt Vidéocolor du 5 avril 1995
9 M. Allais, « Puissance et dangers de l'utilisation de l'outil mathématique en Economique », Econometrica, 1954, Vol. 22 (1), p. 70
10 Lettre de Marx à Engels du 6 mars 1868, Marx/Engels, Correspondances tome IX, Paris : Editions Sociales (1982), p. 177.
11 Morishima, M.: "Marx in the Light of Modern Economic Theory," Econometrica, 42 (1974), 611-632.
12 Morishima, M. et Catephores, G., Valeur, Exploitation et croissance, Economica (1980), chapitre 7.
13 Lacaze, D.: croissance et dualité en économie marxiste. Paris : Economica (1976).

http://www.contretemps.eu/interventions/economie-formelle

If we don't, remember me.


“My name is Klen, my planet is Jupiter.”
The Holy Mountain (1973)


“Hey, man. All we represent to them, man, is somebody who needs a haircut.”
Easy Rider (1969)


“You’re smart enough to know that talking won’t save you.”
The Good, the Bad and the Ugly (1966)


“Birdie Num Num.”
The Party (1968)


“My name is Axon, my planet is Neptun.”
The Holy Mountain (1973)


“Naughty, naughty, naughty! You filthy old soomka!”
A Clockwork Orange (1971)


“Replicants are like any other machine. They’re either a benefit or a hazard. If they’re a benefit, it’s not my problem.”
Blade Runner (1982)


“Would you know a devil if you saw one?”
The Ninth Gate (1999)


“Smokey, my friend, you are entering a world of pain. … Mark it zero!”
The Big Lebowski (1998)


“My name is Berg, my planet is Uranus.”
The Holy Mountain (1973)


“I would like all at once: to be your wife … and to amuse me like a prostitute.”
La dolce vita (1960)


“From now on will be total organization. Every muscle must be tight.”
Taxi Driver (1976)


“Smile! Not too much.”
Les yeux sans visage (1960)


“My friends are toys. I make them. It’s a hobby. I’m a genetic designer.”
Blade Runner (1982)


“I got some bad ideas in my head.”
Taxi Driver (1976)


“Why do you look so sad? Because you speak to me in words and I look at you with feelings.”
Pierrot le fou (1965)


“Poor little girl. All by herself. All shaking like a little frightened animal.”
Repulsion (1965)


“Every gun makes its own tune.”
The Good, the Bad and the Ugly (1966)


“I’m here to cooperate with you a hundred percent. A hundred percent. I’ll be just right down the line with ya’. You watch.”
One Flew Over the Cuckoo’s Nest (1975)


“Nothing thicker than a knife’s blade separates melancholy from happiness.”
Orlando (1992)



“I think your legs and breasts are very moving.”
Pierrot le fou (1965)


“Bring out The Gimp!”
Pulp Fiction (1994)


“Next subject: Kowalski, Leon.”
Blade Runner (1982)




“It’s better to help people than garden gnomes.”
Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001)


“We have a saying in India. … Yes? … Yes! … Well? … Well what?”
The Party (1968)


“Well, you’re not exactly smiling.”
Repulsion (1965)


“When you have to shoot, shoot, don’t talk.”
The Good, the Bad and the Ugly (1966)


“You invited me. It is not my custom to go where I am not wanted.”
Lost Highway (1997)


“Did you ever think of me? … Only when I was sad.”
Solyaris (1972)



“I thought I’d lived a simple life. But I’ve sinned too much.”
Oldboy (2003)


“Make it three yards, motherfucker, and we’ll have us an automobile race.”
Two-Lane Blacktop (1971)


“Come. It is time to keep your appointment with the Wicker Man.”
The Wicker Man (1973)


“You see, in this world there’s two kinds of people, my friend: Those with loaded guns and those who dig. You dig.”
The Good, the Bad and the Ugly (1966)


“Gee, I wish we had one of them doomsday machines.”
Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1964)


“I think we’re just gonna to have to be secretly in love with each other and leave it at that, Ritchie.”
The Royal Tenenbaums (2001)


“You mean more to me than any scientific truth.”
Solyaris (1972)


“What the hell is going on? … I wish I knew.”
Lost Highway (1997)


“Hey, keep chillin’. You know who we are?”
Pulp Fiction (1994)


“I’ll be damned!”
The Ninth Gate (1999)

 
“I wrote a suicide note. … You did? … Yeah, right after I regained conciousness.”
The Royal Tenenbaums (2001)


“It is so quiet out here, it is the quietest place in the world.”
Stalker (1979)


“Dude, I finally got the venue I wanted. I’m performing my dance quintet … you know, my cycle (…), and I’d love it if you came and gave me notes.”
The Big Lebowski (1998)


“Even hell has its heroes, señor.”
The Ninth Gate (1999)


“I’m just sayin’ that it’s fuckin’ dangerous to have a race car in the fuckin’ red. That’s all.”
Pulp Fiction (1994)


“Jesus. I got ‘em all!”
Straw Dogs (1971)


“Sometimes reality is too complex for oral communication. But legend embodies it in a form which enables it to spread all over the world.”
Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965)


“Looks like me an Vincent caught you boys at breakfast. Sorry about that. Whatcha havin’?”
Pulp Fiction (1994)


“What do you do for recreation? … Oh, the usual. I bowl. Drive around. The occasional acid flashback.”
The Big Lebowski (1998)


“Well, I don’t think it’s very intelligent to keep an electrical gadget on the edge of the tub. … I tie it to the radiator.”
The Royal Tenenbaums (2001)


“Where the fuck are we going, Alice? … We have to go to the desert, baby.”
Lost Highway (1997)


“That ain’t no Kraut name is it? … He changed it when he became a citizen. Used to be ‘Merkwürdigeliebe’.”
Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb (1964)


“Whenever we show pity, we empty our souls.”
Solyaris (1972)


“Call me. Dial your number. Go ahead.”
Lost Highway (1997)


“As long as we were in love, we understood each other. There was nothing to understand.”
L’eclisse (1962)

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