L’écrivain portugais partage volontiers sa prestigieuse récompense avec ses pairs et son peuple. Écrire, pour lui, cela revient toujours, à la fin, à tenir un discours sur l’état du monde. José Saramago. L’auteur de l’Évangile selon Jésus-Christ se réclame d’un réalisme de type supérieur. Scruter l’écorce du réel, c’est à ses yeux insuffisant.
De notre envoyé spécial à Lisbonne.
L’attribution, en octobre 1998, du prix Nobel de littérature à José de Sousa Saramago (soixante-quinze ans) a enfin consacré l’espace linguistique lusophone. Si l’on a généralement pavoisé au Portugal, on a grincé des dents au Vatican, par le truchement de l’Osservatore Romano, parce que " Saramago est resté idéologiquement un communiste " (tel quel, il l’est, de fait, depuis 1959) et surtout parce qu’il est l’auteur, " athée mais pas incroyant ", précise-t-il, de l’Évangile selon Jésus-Christ (le Seuil, 1991), qui ne ménage pas la vulgate apostolique et romaine en peignant un Christ humain, trop humain. Nous avons pu rencontrer le lauréat du prix Nobel de littérature à l’occasion de la création à Lisbonne, par le Teatro de Almada qu’anime Joaquim Benite, de Memorial do convento, adaptation scénique du roman de Saramago le Dieu manchot. Ce spectacle, somme toute rhétorique, voire de facture académique (avec pléthore de processions de moines, il s’agit de l’Inquisition) nous a paru sensiblement confit en dévotion devant le récit littéraire. Du moins, son succès permet-il de mesurer la cote de popularité de l’écrivain le plus lu du Portugal. Il serait injuste d’omettre de dire que le Teatro de Almada, sis dans la banlieue de Lisbonne, organise chaque été un festival international, très couru, d’extrême qualité.
Quant à Saramago, on se l’arrache. Un jour, il est à la bibliothèque de Lisbonne, à laquelle il a fait don du diplôme de son Nobel. Il honore aussi la mémoire de l’écrivain et homme politique Almeida Garrett, qui naissait il y a deux cents ans, en donnant lecture d’un texte savoureux de cet " ancêtre ". Une autre fois, c’est au grand Camilo Castello Branco (1826-1890) que Saramago rend hommage, estimant qu’il eût été digne du Nobel. On le voit, la distinction reçue par Saramago, il la partage volontiers. Ce grand écrivain est en tout un homme de grande allure. Lucide, il ne mâche jamais ses mots. Le Nobel ? " C’est comme Miss Portugal, dit-il, l’an prochain, on l’aura oubliée. "
On est frappé, de l’extérieur, par l’apparente dichotomie qu’il y aurait entre vos prises de position politiques radicales, dont vous ne faites guère mystère, et le caractère généralement parabolique de votre ouvre, laquelle, à première vue, ne semble pas revendiquer une approche immédiate de la réalité…
José Saramago. Je suis pourtant un écrivain réaliste. Au sens large du mot. J’estime néanmoins que c’est perdre son temps que de coller des étiquettes sur des tiroirs : réalisme, surréalisme, expressionnisme, symbolisme… La vie, dans sa profusion, jaillit à tout moment hors des catégories édifiées a priori. Imaginons une haute tour. Au sommet, dans une salle ronde, il n’y aurait qu’une fenêtre par où observer le paysage. S’il y avait plusieurs fenêtres, on pourrait embrasser du regard un plus vaste paysage. Si l’on s’obstine à me dire : " Voilà votre fenêtre ", on me prive du plus grand angle de vue possible. J’utilise, dans mon travail d’écrivain, tout ce dont j’ai besoin, que cela vienne du surréalisme, de l’expressionnisme, de l’existentialisme ou de je ne sais quoi. Je prends mon bien où je le trouve, jusque dans les XVIe et XVIIe siècles, véritable âge d’or de la littérature qui pour moi demeure vivant, ne serait-ce que par sa maîtrise de l’allégorie.
Au XIXe siècle, avec talent ou génie, les écrivains, au fond, ont fait du journalisme, du grand journalisme. Aujourd’hui, le reportage social est planétaire. Presse écrite, télévision, Internet, l’information universelle est à peu près à la disposition de tous. L’espace de la littérature n’en devient que plus spécifique. Elle a mission d’aller plus loin, d’explorer l’état du monde au plus profond. Prenez l’Aveuglement (1), cette histoire au cours de laquelle, soudain, la cécité devient une maladie contagieuse… Ç’aurait pu être un roman noir, mais j’ai voulu que ce soit une allégorie, une manière métaphorique de signifier que nous sommes tous des aveugles, qui utilisent la raison contre la vie.
Quatorze producteurs nord-américains, pas moins, m’ont proposé de réaliser un film avec l’Aveuglement. J’ai refusé. Ils auraient fait de mon roman une chose abominable, avec le pourcentage obligé de violence et de sexe. Ce que j’ai cherché à signifier de grave aurait disparu.
L’attribution du prix Nobel a-t-elle considérablement élargi le cercle de vos lecteurs ?
José Saramago. J’avais le privilège, avant de recevoir le prix, d’avoir au Portugal, en Espagne et au Brésil, de nombreux lecteurs attentifs. Depuis, d’autres se sont mis en mouvement. Mon roman le Dieu manchot (2), par exemple, a eu 200 000 lecteurs au Portugal, avant que ne m’échoit le prix Nobel. Depuis, les 300 000 ont été dépassés. On m’a dit, à Stockholm, que le prix fait monter les ventes des écrivains qui vendaient déjà beaucoup. Le Nobel serait donc bon pour les gens qui n’en ont pas besoin. Ce n’est pas la même chose pour un poète, car la poésie, partout, n’a que peu de lecteurs.
Mais vous-même, n’êtes-vous pas poète ?
José Saramago. Je l’ai été. L’éditeur Jacques Brémond avait publié en France mes Poèmes possibles (Os Poemas possivéis). C’était en 1966. Presque la préhistoire.
Vous avez été l’un des maîtres d’ouvre d’une pétition, contresignée par de nombreux écrivains espagnols, pour que cessent les bombardements sur la Yougoslavie…
José Saramago. L’Europe a eu dix ans pour trouver une solution à un problème monstrueux. Depuis 1989, rien n’a été résolu. On a laissé M. Milosevic, qui est un criminel, accomplir ses forfaits. Ce qui me choque, c’est que l’OTAN soit l’arme du Pentagone et que les frontières des États-Unis s’étendent en Europe, en Afrique, en Asie. L’OTAN n’est que l’instrument de la visée impérialiste des Américains, qui sont intervenus manu militari en Somalie, en Irak, après la Corée et le Vietnam. Les voici maintenant dans les Balkans.
Il faut donc arrêter les bombardements et trouver les solutions appropriées. Certes, c’est trop tard pour les morts. L’ONU, que les États-Unis voudraient voir dissoute, parce qu’elle représente un obstacle à leur politique d’expansion, doit être revalorisée. Il faut enfin que l’Europe se montre digne de son histoire, de son passé, de sa culture. On s’est habitué à l’idée que l’Europe constitue l’espace de la civilisation. Elle doit donc devenir, est-ce un rêve impossible ?, la sphère où l’éthique a encore son mot à dire. D’éthique, nous avons un besoin criant.
Milosevic conservera-t-il son poste en Serbie, tout comme Saddam Hussein a été maintenu en place pour faire pièce à la poussée intégriste iranienne ? Les traités de paix arrivent toujours trop tard. Derrière les sourires et les poignées de mains des photographies officielles, il y a des monceaux de cadavres.
Les morts, chaque homme, chaque femme, chaque enfant, sont les juges de notre couardise, de notre indifférence, de notre soif de pouvoir. Il faut d’ores et déjà exiger des puissances coalisées de sérieuses explications. De grâce, cessez les mensonges. Dites la vérité. Faire la paix ne suffit pas. Pourquoi avez-vous mené cette guerre ?
Que pensez-vous de l’Europe ?
José Saramago. Elle n’existe pas. On s’y préoccupe uniquement d’économie. Rien pour la santé ou l’éducation. On a simplement organisé l’espace. Les Soviétiques, avec leurs plans quinquennaux despotiques, n’ont donc été que des apprentis en matière de planification économique. L’Europe n’effectue que la même chose, à très grande échelle.
Le rapport de forces est tout à fait déséquilibré. L’euro pour affronter le dollar, on en est resté là. On entre en guerre contre Milosevic, qui n’est certes pas un philanthrope. Mais comment n’a-t-on pu, d’emblée, l’empêcher de nuire ? La responsabilité de l’Allemagne est écrasante dans cette affaire des Balkans. En reconnaissant aussitôt la Croatie, elle a créé les conditions d’affrontements de longue haleine. L’Europe n’attend plus que les ordres de Washington. Nos pays sont entrés en guerre sans savoir pourquoi et l’opinion publique est endormie, comme anesthésiée.
Où sont les jeunes gens de mai 1968, qui furent l’espoir de l’Europe ? Qui sont-ils aujourd’hui ? Alors, ils disaient non. Mais nous vivons le temps de l’acceptation généralisée.
A l’heure de la plus grande uniformisation, le devoir de conscience et de mémoire de l’écrivain ne se trouve-t-il pas renforcé ?
José Saramago. L’écrivain peut, s’il le veut, s’adonner à la science-fiction, mais celle-ci ressortit aussi à sa mémoire. Nous ne sommes en effet que la mémoire qui nous est propre. Tout ce que nous racontons vient de cette petite mine d’or. Pour l’avenir, je crois comprendre qu’on est en train de mijoter une mentalité nouvelle que j’abhorre. Regardons la vérité en face. Nous sommes à la fin d’une civilisation.
Le maelström médiatique dans lequel vous a plongé le prix Nobel a vraisemblablement interrompu votre travail…
José Saramago. J’ai dû en effet arrêter net la composition d’un roman intitulé la Caverne. Il n’y est pas question nommément de Platon mais au fond c’est tout de même bien de sa caverne qu’il s’agit. Ne sommes-nous pas, plus que jamais, face à un mur où se projettent des ombres ? La réalité est au-dehors et, d’une certaine façon, ne sommes-nous pas enchaînés devant ce mur tout comme les figures du vieux philosophe grec qui prennent les ombres pour la réalité ? Avec l’Aveuglement et Tous les noms (3), la Caverne bouclera une trilogie qui traduit, de notre temps, une vision pessimiste. J’espère pouvoir, en octobre ou novembre, chez moi, sur l’île de Lanzarote, aux Canaries, face à la mer, enfin à l’abri du tumulte, pouvoir mener à bien la Caverne, ce roman où, une fois de plus, j’abandonne l’apparence du réalisme pour être encore plus réaliste.
Propos recueillis par Jean-Pierre Léonardini
(1) En français aux Éditions du Seuil, traduction de Geneviève Leibrich (1997).
(2) Albin Michel/A.-M. Métailié (1987), Éditions du Seuil, Points nø P174 (1996), traduction de Geneviève Leibrich.
(3) Au Seuil (mars 1999), traduction de Geneviève Leibrich.
http://www.humanite.fr/1999-06-10_Cultures_Ce-nobel-rouge-est-un-homme-a-fables-Jose-Saramago