À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

19/06/2010

José Saramago, un essayiste déguisé en romancier

Parodions le titre de votre pièce, Que vais-je faire de ce livre ? : qu’aimeriez-vous que nous fassions de vos livres ? Que voulez-vous nous transmettre ?
José Saramago. C’est une question purement rhétorique ! Je n’ai pas convoqué les Portugais, tous ensemble, dans un stade de football pour leur demander ce qu’ils allaient faire de mes livres ! Mais revenons à la pièce que nous avons la chance de revoir après tant d’années - elle a été présentée pour la première fois en 1980. Si on se rappelle toute l’histoire de l’oeuvre de Luis Camões - c’est de lui dont il est question -, et plus particulièrement des Lusiades, on peut se demander effectivement ce que les Portugais ont fait de ce livre pendant cinq siècles. Il a servi à tout et à tous, même aux fascistes qui affirmaient que c’était le livre qui proclamait la grande oeuvre du Portugal, avec les découvertes, etc. On peut résumer de cette manière ce qui se passe avec Camões : tout le monde le connaît, mais ses lecteurs sont une toute petite minorité. Qui, aujourd’hui, a la patience de lire les Lusiades ? Et pour quoi en faire ? Pour enflammer la veine patriotique ? Bien sûr que non. Mais si on se dit simplement que c’est de la grande poésie, alors voilà une raison valable pour revenir à lui…
C’est à la fin de la pièce que Luis Camões, se méfiant un peu de l’avenir, demande aux spectateurs ce qu’ils vont faire après. Que faire avec le livre que je suis en train d’écrire ? Le plus simple est de penser à faire son travail, le futur ne nous appartient pas, c’est une lettre qu’il faut attendre. D’une certaine manière c’est ce qui se passe avec les utopies. On s’invente une utopie parce que le présent ne nous donne pas satisfaction. J’ai fait mon travail d’écrivain, c’est la seule réponse aux gens en quête d’utopie et qui ont attrapé cette maladie qu’est l’espoir.
Le monde a beaucoup changé depuis l’écriture de votre livre (sans parler de l’oeuvre de Luis Camões !) Quelle est sa réaction face à une oeuvre poétique ?
José Saramago. Je ne sais pas. Le monde, c’est vrai, a beaucoup changé, mais je ne crois pas que les changements du monde orientent l’écriture d’un écrivain dans un sens ou dans un autre.
C’est la réception de l’oeuvre qui change. Vous disiez tout à l’heure que le poète renvoie la question à celui qui lit…
José Saramago. Stendhal, lorsqu’il a publié la Chartreuse de Parme, ne pouvait pas s’imaginer qu’au bout de huit ans il allait vendre treize exemplaires ! Ce qu’il faut se demander c’est : qui est le récepteur ? Au temps de Stendhal la société française était très mal lotie en récepteurs ! Qu’est-ce que la réception d’une oeuvre ? Nous vivons dans un monde qui fonctionne sur des rouages qui ont complètement changé. Nous vivons sous l’ère du capitalisme, de l’exploitation de l’homme par l’homme… Des désastres menacent l’humanité : ça c’est la réalité. Quand J. K. Rowling, pour prendre un exemple, écrit Harry Potter, elle ne détaille rien de tout ce qui est vraiment important ; elle s’invente un autre monde. L’état réel du monde ? Il n’en est pas question pour elle. Alors, pour ce qui est de la réception… C’est la réception de qui ? De millions et de millions de jeunes gens qui font la queue pour acheter le dernier livre de Mme Rowling ? Je ne peux guère songer à avoir autant de lecteurs que cette dame !
Je pense que la vraie théorie de la réception se trouve tout simplement dans les lettres que les lecteurs écrivent aux auteurs. Il ne s’agit pas, bien sûr, de lettres dans lesquelles ils se contentent de dire qu’ils ont beaucoup aimé votre livre. Ce qui compte c’est que le lecteur profite de l’occasion pour, d’une certaine façon et jusqu’à un certain point, parler de lui-même. Des choses très intimes, très secrètes finissent ainsi par apparaître. C’est pour ça que je dis que l’oeuvre d’un écrivain n’est jamais achevée. L’oeuvre d’un écrivain ne sera vraiment complète que si on ajoute à la trentaine de livres qu’il a écrit, deux ou trois volumes de lettres de ses lecteurs. Il faut rendre public la voix des lecteurs. Quand je ne serai plus là j’aimerais bien que l’on fasse une sélection très généreuse des milliers de lettres qui m’ont été envoyées. Ce ne sont pas, bien sûr, des choses que l’on fait lorsque l’auteur est encore en vie !
Vous disiez tout à l’heure que le régime fasciste s’était emparé de l’oeuvre de Camões pour s’en glorifier…
José Saramago. Avec Camões il y a toujours eu quelqu’un pour affirmer : « C’est à moi ! » On ne lui a jamais demandé s’il était d’accord !
Cela tient-il à la nature de ce qu’il a écrit ? Car enfin, avec votre oeuvre il me paraît difficile que n’importe qui s’empare d’elle et affirme : « C’est à moi ! »
José Saramago. Je sais que je suis très aimé, et en même temps il y a une espèce de haine concentrée sur moi. Certaines personnes ne peuvent pas supporter mon succès. Tout particulièrement les « collègues », pas tous, mais quelques-uns quand même !
Mais ce que je voudrais dire, c’est qu’au fond je ne suis pas un romancier ! Jamais je ne raconterais une histoire pour raconter une histoire. Il y en a qui le font, et je trouve cela tout à fait légitime. Mais, pour ce qui me concerne, pour que je me mette à raconter une histoire il faut que quelque chose d’important pour moi, en tant que citoyen, me pousse à le faire. Si je ne suis pas romancier, que suis-je alors ? Sans doute un essayiste raté qui ne sait pas écrire des essais. C’est pour ça que j’écris des romans !
En somme, vous passez par le biais de la fiction pour écrire des essais ?
José Saramago. Oui, mais ce n’est pas une fiction créative. Alexandre Dumas, lorsqu’il écrit les Trois Mousquetaires, c’est de la fiction créative. Tout cela est lié aussi à l’idée que je me fais de la littérature, et surtout du roman. Le roman est un genre littéraire : il est devenu un espace littéraire. Un espace où tout peut intervenir, la philosophie, l’art, la science… Ce sont comme des fleurs qui mènent les autres dans cet espace qui s’appelle le roman. Le grand changement qui s’est opéré dans le roman réside dans le fait qu’il est devenu totalement autre. Je ne sais pas si on pourrait écrire aujourd’hui les Misérables. Le roman est un résumé valable du rapport de la condition humaine, de la misère d’être homme. C’est la raison pour laquelle je pense que Franz Kafka est l’écrivain le plus génial du XXe siècle. Il possède une imagination extraordinaire. Qu’est-ce qu’une imagination extraordinaire ? Mme Rowling a-t-elle une imagination extraordinaire ? Elle ne fait, en réalité, que reprendre des choses déjà inventées ici et là. L’imagination, c’est tout simplement regarder les choses de l’autre côté. Une telle définition est peut-être dangereuse parce que l’on se demande inévitablement ce qu’est l’autre côté…
Je suis toujours très ironique dans mes livres. L’ironie et le rire sont toujours là dans un premier temps, et la mort toujours vraiment en dernier ! Chez moi, je le sais, l’utilisation de l’humour aussi, et de l’ironie, est toujours liée à la mort. Je veux vraiment écrire sur la mort, mais il faut que le lecteur trouve dans l’écriture de l’humour et de l’ironie…
Ce sont de véritables mises à distance, et une volonté de ne pas trop se prendre au sérieux…
José Saramago. Dans la vie nous ne sommes tous que de pauvres diables. Et les pauvres diables ne peuvent pas trop se prendre au sérieux ! Un pauvre diable est un pauvre diable, mais il est capable (tous les pauvres diables sont capables) de reconnaître en autrui d’autres pauvres diables ! Ce sont des gens qui se tiennent en très haute estime. Chez moi, à côté de l’humour et de l’ironie il y a une espèce de compassion. Et la vraie question demeure celle-ci : Qui sommes-nous ? Où est l’homme ?
C’est pour en venir à cette question que vous écrivez de faux essais ?
José Saramago. Oui, je crois. Quand j’ai publié l’Année de la mort de Ricardo Reis, on m’a demandé ce que j’avais voulu dire. Je me souviens avoir répondu que c’était une contribution pour l’étude de la maladie portugaise ! Si on m’avait demandé de quelle maladie il s’agissait j’aurais répondu que je ne le savais pas ! Quand j’ai écrit le Radeau de pierre, on a dit que je m’attaquais au Marché commun en Europe ! Ce qui était faux ; je voulais simplement montrer qu’il y a d’autres mondes en dehors de l’Europe. Nous avons des responsabilités envers l’Afrique et l’Amérique. tout particulièrement. Il faut en finir avec cette fascination de l’Europe dans laquelle le Portugal occupe une toute petite place, possède une toute petite voix. Moi, je suis d’abord Portugais. Après je suis Ibérique. Et à la fin, si j’en ai envie, je serai Européen ! Je n’ai pas changé de pays. D’abord parce que l’Europe n’existe pas ; on ne peut pas appartenir à quelque chose qui n’existe pas ! Il faudra attendre qu’elle existe pour décider si oui ou non on veut en être. Je ne prends pas au sérieux les attaques selon lesquelles je serais anti-européen…
Je n’ai pas, comme Balzac, une liste de livres à écrire. Lorsque je termine un livre, il n’y en a pas d’autre en attente. Je peux rester ainsi trois, quatre, six ou huit mois à attendre une idée. La fonction première de cette idée est de remplir le vide qui s’est créé après l’écriture du livre précédent. Je n’ai pas la capacité de forcer l’imagination pour me dire qu’il faut que j’écrive un autre livre. Et lorsque cela vient, c’est toujours à une heure qui n’est pas la mienne…
Toutes les traductions des livres de José Saramago en France sont publiées aux éditions du Seuil .
Entretien réalisé par Jean-Pierre Han

http://www.humanite.fr/2008-07-05_Cultures_Jose-Saramago-un-essayiste-deguise-en-romancier

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails