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19/06/2010

Anatomie de la peur

Immanuel Wallerstein 

Dans la plus grande partie du monde, la peur est aujourd’hui une émotion omniprésente dans l’opinion. Cette peur n’est certes pas irrationnelle mais elle ne conduit pas nécessairement à des comportements avisés pour faire face aux dangers présumés. La façon dont elle opère se perçoit clairement dans deux événements notables survenus dans un passé immédiat. Le premier, ce fut le spectaculaire plongeon le 6 mai dernier des valeurs de la bourse de New York, plongeon qui provoqua une stupéfaction générale et ne dura que quelques minutes. Le deuxième, ce furent les émeutes d’Athènes qui ont déjà coûté la vie à trois personnes et qui se poursuivent.
Que s’est-il passé sur la place new-yorkaise ? Ce matin-là, l’indice Dow Jones avait déjà abandonné quelque trois cents points. Chute considérable (de l’ordre de 3%) mais qui en soi ne paraissait pas constituer une réaction inhabituelle à une combinaison de mauvaises nouvelles sur différents fronts aux États-Unis ainsi que d’incertitudes grandissantes sur les chances de la Grèce d’éviter la banqueroute.
C’est alors qu’en fin d’après-midi, le Dow Jones a perdu sept cents points de plus à une vitesse à peine croyable. Ce fut la plus grosse chute jamais enregistrée dans une même journée. Elle avait été totalement non anticipée et laissa apparemment les traders « ébahis ». Certaines grandes actions chutèrent de 90% jusqu’à ne valoir guère plus d’un kopeck. Puis, alors que les traders « restaient bouche bée », et presque aussi rapidement que le plongeon était arrivé, le Dow Jones est reparti à la hausse et a terminé sur une perte de « seulement » 371,80 points, apparemment au grand soulagement des traders.
Il va de soi que tout le monde a cherché une explication. La première explication proposée a été qu’un trader isolé aurait eu le « doigt épais » (« fat finger »), ce qui lui aurait fait saisir une transaction en milliards alors qu’il pensait à des millions. Le problème de cette explication, c’est que personne n’a été en mesure de localiser l’individu ou de démontrer qu’il existe ou qu’il y avait réellement eu une erreur de saisie. 
Une autre explication a ensuite commencé à circuler. La bourse de New York dispose d’un mécanisme ralentisseur qui se met en marche quand les transactions ont l’air de s’emballer. Mais d’autres bourses ne disposent pas du même mécanisme. Aussi, d’aucuns suggèrent que des traders, face aux ralentisseurs mis en place à New York, aient pu décider de transférer leurs transactions vers d’autres places boursières. Certains suggèrent une autre variante à cette explication : la faute incomberait aux « stratégies de transaction algorithmiques », lesquelles impliquent des mécanismes de transaction automatiques, préprogrammés pour accomplir des ventes immédiates d’actions. Le manque de coordination entre les diverses places boursières, dit-on, incomberait aux défauts de la réglementation et certains avancent désormais que toutes les bourses devraient avoir des mécanismes ralentisseurs communs. Pour d’autres, ce plongeon a bien pu être causé par un mécanisme automatique, ce qui accuse les machines, pas des personnes.
Toutes ces explications sont peut-être fondées, ou ne le sont peut-être pas. Mais elles omettent le fait qu’à divers points, des décisions humaines sont intervenues : pour réagir au début de plongeon, pour ralentir les transactions, pour recommencer à acheter et autoriser le Dow Jones à remonter. Et c’est là que le facteur de la peur entre en scène.
Une bourse implique par définition du risque et de l’incertitude. Mais les traders comptent fondamentalement sur l’idée que les fluctuations sont relativement mineures, qu’elles se produisent dans une fourchette présentant une certaine prévisibilité. Lorsque les fluctuations commencent à s’affoler, ce qui signifie qu’elles deviennent amples et brusques, les traders paniquent, ce qui est compréhensible. Et lorsqu’ils paniquent, inévitablement, ils accentuent encore les fluctuations. C’est un cercle vicieux.
Au moment même où les traders new-yorkais paniquaient, ils pouvaient voir sur leurs écrans les émeutes d’Athènes. Ce qui les bouleversa un peu plus encore, pour deux raisons. Ils étaient dans une profonde incertitude sur la façon dont les pays de l’Union européenne finiraient par décider d’aider la Grèce (à supposer même qu’ils se décident à l’aider). Ils étaient dans une profonde incertitude sur ce que les problèmes de la Grèce avaient comme implications pour les banques américaines, européennes et japonaises. Ils étaient, enfin, dans une profonde incertitude sur le fait de savoir si la possible faillite de la Grèce pourrait entraîner un délitement complet des marchés financiers mondiaux.
Mais surtout, ils avaient raison de redouter les émeutes. Celles-ci ont été le résultat des peurs grecques. Ce qui a inquiété la plupart des Grecs, c’est la probabilité palpable que leurs revenus réels soient radicalement réduits au cours des prochaines années. Ils étaient en colère contre ceci et en avaient très peur. Et ils n’étaient absolument pas convaincus que ce fût, d’une façon ou d’une autre, leur faute et une faute pour laquelle ils devraient payer.
Mais les peurs des citoyens grecs ne sont clairement que le sommet d’un iceberg planétaire, ce dont les dirigeants du monde entier, et les traders des bourses, sont bien conscients. Le problème du gouvernement grec est très simple. Ses recettes fiscales sont trop faibles et son niveau de dépenses trop élevé pour ses revenus actuels et dans un avenir prévisible. Il doit donc soit augmenter ses impôts (s’il arrive à les collecter) soit réduire les dépenses, soit les deux à la fois, et de façon draconienne. C’est, toutefois, aussi le problème de l’Allemagne, de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis, et la liste est longue. Et les rares pays qui ont l’air d’avoir pour l’instant la tête hors de l’eau sur le plan fiscal (comme le Brésil ou la Chine) ne sont pas exempts d’un risque de contagion. Les Grecs descendent dans la rue pour protester. Mais cela va se propager. Et, avec cette propagation, les marchés financiers mondiaux vont devenir plus volatils encore et les peurs se développeront, elles ne se contracteront pas.
La grande réponse politique a partout été de gagner du temps avec de la monnaie fiduciaire empruntée ou imprimée. L’espoir est que, d’une façon ou d’une autre, pendant le temps emprunté à crédit, un retour de la croissance économique se produise, restaure la confiance et mette fin à la panique réelle et latente. Les politiques s’emparent de tous les petits signes de retour de la croissance et les sur-interprètent. Les applaudissements qui ont accueilli les récentes créations d’emploi aux Etats-Unis en fournissent un bon exemple, alors que ces créations d’emploi ont été inférieures à la croissance de la population sur la même période.
La peur n’est pas irrationnelle. Elle est la conséquence de la crise structurelle du système-monde. Elle ne peut pas être réglée avec les sparadraps que les gouvernements utilisent pour traiter les graves maux auxquels l’on est aujourd’hui confrontés. Quand les fluctuations deviennent trop grandes et trop rapides, personne ne peut planifier rationnellement. Par conséquent, les gens n’agissent plus en acteurs raisonnablement rationnels dans une économie-monde relativement normale. Et c’est ce niveau de peur exacerbée qui constitue la réalité fondamentale de l’époque présente.

http://www.medelu.org/spip.php?article437

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