Dans L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’agir Éditions), François Denord et Antoine Schwartz revisitent cinquante ans de construction libérale de l’Union européenne. Salutaire et décapante, leur thèse nous invite à mettre les doigts dans cet engrenage, mais pour l’arrêter enfin…
Libre-échange, atlantisme et technocratie : les traits essentiels de l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui ont été élaborés dès l’origine, gravés dans le marbre et consolidés de traité en traité. À rebours des contes et légendes de la construction européenne, François Denord et Antoine Schwartz, auteurs de L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’agir Éditions, 7 euros), montrent, faits et citations à l’appui, que, derrière leurs rêves pacifistes, les « pères fondateurs » réalisent une autre utopie, bien plus décisive pour le visage de l’Union européenne : celle du néolibéralisme. Dans leur ouvrage concis et dense, les deux jeunes chercheurs (en sociologie pour le premier, en sciences politiques pour le second) dressent une galerie de portraits des « éminences grises », presque toujours sous influence américaine, partisans du despotisme éclairé et de l’ouverture des marchés. Très convaincants, ils vont chercher, du côté des « ordolibéraux » allemands d’abord, et des têtes pensantes de l’École de Chicago dans une moindre mesure, les racines politiques du néolibéralisme particulier qui s’est imposé dans l’Union européenne : un grand marché basé sur le fameux principe de la « concurrence libre et non faussée », animé et surtout protégé par les interventions permanentes d’institutions, comme la Commission, placées hors de portée de tout contrôle démocratique.
Au fil de leur livre, ils font aussi le procès de la conversion d’une partie de la gauche, socialiste et social-démocrate, aux canons libéraux de l’Union européenne. Une adhésion immédiate, là encore, volontaire et même enthousiaste : « Moi, socialiste, j’aimerais mieux une Europe libérale que pas d’Europe du tout, et je pense que nos amis libéraux aimeraient mieux une Europe socialiste que pas d’Europe du tout », expliquait André Philip à la fin des années 1940. Et Denord et Schwartz, qui exhument cet aveu programmatique et annonciateur des renoncements ultérieurs, d’observer : « Cette réciprocité, ses "amis libéraux" n’eurent jamais à la rendre. » Alors que les rois de la procrastination en matière d’« Europe sociale » rivalisent d’ingéniosité pour promettre une fois de plus des lendemains qui chanteront à tue-tête selon la couleur du Parlement européen, alors que le PPE et le PSE ont fini par se retrouver autour de l’expression typiquement néolibérale d’« économie sociale de marché », peut-être le temps est-il venu d’obliger les prosélytes du libre-échange et les zélateurs de la mondialisation capitaliste à démontrer qu’ils préféreraient une « Europe sociale » à pas d’Europe du tout…
Dans votre livre, L’Europe sociale n’aura pas lieu, vous jetez une lumière crue sur le rôle des néolibéraux, aussi déterminant qu’ignoré la plupart du temps, dans l’histoire de la construction européenne. Dès les fondations, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le cadre de l’Europe libérale actuelle est-il vraiment tout tracé ?
Antoine Schwartz. L’histoire de la construction européenne est fréquemment racontée à la manière d’une fable, avec ses héros, les « pères fondateurs », qui sont toujours généreux, courageux, désintéressés et apolitiques. Selon ce récit, le projet européen se limiterait à la recherche de la paix et à la réalisation de grandes aspirations humanistes. À travers une relecture critique, nous montrons la dimension proprement conservatrice et anti-progressiste d’un projet porté, dès le départ, par des élites atlantistes qui défendent les intérêts économiques du patronat et qui sont enserrées dans les enjeux géopolitiques de la guerre froide… Dans ce contexte, on comprend vite que le trait essentiel qui caractérise les conceptions des « pères fondateurs » n’est pas précisément l’humanisme.
François Denord. À nos yeux, l’Europe actuelle ne correspond pas à une sorte de déviation du projet des « pères fondateurs », mais plutôt à son aboutissement. Elle s’est toujours réalisée par la voie technocratique : Jean Monnet estimait que certaines grandes décisions politiques n’avaient pas à être soumises à la volonté des peuples ou de leurs représentants. L’unification de l’Europe se caractérise aussi par son inspiration néolibérale. Là aussi, c’était visible dès le début : Monnet disait que créer la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), ce n’était pas instaurer du dirigisme ou de la planification, mais plutôt organiser la concurrence entre les pays sur un marché donné. Or, s’il y a bien une politique centrale de l’Union européenne aujourd’hui, c’est celle de la concurrence.
Dès les négociations sur le traité de Rome, rappelez-vous, la question d’une harmonisation sociale, préalable à l’ouverture des marchés, est posée…
Antoine Schwartz. En France, le Quai d’Orsay l’avait envisagée. Des hommes politiques de premier plan comme Pierre Mendès France estimaient que c’était une condition nécessaire avant d’accepter de réaliser ce grand marché commun. Chez les petits patrons, accepter l’ouverture brutale de l’économie au jeu de la concurrence n’avait rien d’évident. Mais toutes les velléités ont buté sur le refus du patronat allemand. Et cette harmonisation sociale est restée le cadavre dans le placard, comme un mirage inatteignable, quelque chose qui va sans arrêt revenir sur le tapis, mais sans jamais voir le jour. Évidemment, une des raisons pour lesquelles le patronat et les néolibéraux se révèlent immédiatement de fervents partisans de la construction européenne, c’est justement parce qu’il n’y a pas d’harmonisation sociale. L’Europe leur apparaît comme le moyen de dompter les économies administrées et de mater les revendications salariales.
François Denord. Plus tard, l’idée d’Europe sociale reviendra dans la bouche de Jacques Delors : il a expliqué que, lui, il voulait introduire des critères sociaux dans le traité de Maastricht, mais que, malheureusement, les autres n’avaient pas voulu l’écouter. Lionel Jospin demandera que le pacte de stabilité soit contrebalancé par une politique sociale et de croissance et, du coup, on parlera d’un pacte de stabilité et de croissance… Au fond, à chaque étape, sur le plan social, les progrès réalisés sont toujours extrêmement minces.
Vous évoquiez le refus de toute harmonisation sociale, décrété dès le départ par le gouvernement de la RFA… En France, l’influence du néolibéralisme allemand sur la construction européenne semble passablement méconnue. Pourriez-vous nous éclairer ?
François Denord. On minimise souvent le rôle de l’Allemagne dans la construction européenne. Or, c’est un pays qui a la particularité de s’être reconstruit, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, non pas par une voie d’économie socialisante, mais par une voie libérale. Et l’Allemagne va très rapidement devenir la principale puissance économique de l’ouest de l’Europe. Elle aura une voix prépondérante dans tous les débats sur les questions d’organisation économique et sociale. L’« ordolibéralisme », comme on l’appelle en Allemagne, est un peu particulier : c’est un néolibéralisme dans lequel le rôle de l’État est très important pour encadrer la concurrence et permettre au marché de fonctionner effectivement. On va lutter contre les ententes entre les entreprises, contre les cartels. C’est un trait central de la communauté européenne qui continue d’exister aujourd’hui, quand la Commission condamne Intel pour abus de position dominante, ou les chantiers navals de Gdansk parce qu’ils touchent des aides de l’État polonais. Le traité de Rome est marqué par cette conception : on construit un marché qu’on encadre par un certain nombre de lois contenues dans les articles du traité, et on donne naissance à des institutions qui vont protéger ce marché… Au premier rang de ces institutions, il y a la Commission, chargée de s’assurer que la concurrence est bel et bien libre et non faussée sur le territoire européen.
Ironie de l’histoire ou symbole cruel : les néolibéraux allemands forgent à cette époque l’expression « économie sociale de marché » qui fait désormais florès jusque dans les rangs des socialistes européens…
François Denord. Oui, et en avril 2008, on voit même le PS français plaider pour une « économie sociale de marché » à laquelle il ajoute la précision « et écologique »… En réalité, « économie sociale de marché », cela signifie une économie de marché qui, pour exister, a besoin d’un certain nombre de conditions institutionnelles et sociales. C’est dans ce sens-là que l’entendent les concepteurs de l’expression, les ordolibéraux allemands. Chez eux, ça va assez loin : afin de protéger l’économie sociale de marché, il convient de mener des politiques de société. Cela signifie qu’on va demander aux individus d’avoir des comportements conformes à ce que requiert l’économie de marché : ils doivent être responsabilisés, ils doivent être individuellement propriétaires, etc. Dès lors, c’est sûr qu’une économie sociale de marché, ça n’a rien à voir avec le socialisme ! Peut-être est-ce un terme très séduisant qui a permis plus tard le ralliement de la social-démocratie à l’économie sociale de marché, mais on devrait dire « économie de marché » ou « libéralisme économique », car ça revient exactement au même.
Il n’y a pas de tournant, expliquez-vous, le néolibéralisme est là dès les origines de l’Union européenne. Mais n’y a-t-il pas une accélération à la fin des années 1970 ?
François Denord. En réalité, les États peuvent s’abstenir pendant un certain nombre d’années de suivre les règles du traité de Rome. C’est manifeste sur le plan industriel : ils ne cessent d’enfreindre les règles au cours des premières décennies. À la fin des années 1970, l’Union européenne incite même les États à ne pas respecter ses canons libéraux en période de crise. C’est le paradoxe de cette époque : on a déjà des traités néolibéraux et atlantistes, mais les États parviennent encore à ne pas respecter les règles. L’histoire se précipite après 1979, avec l’« arrêt cassis de Dijon », rendu par la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), et la préparation de l’acte unique. Dans l’équilibre entre les États et l’Union européenne, c’est l’Union européenne qui va prendre le pas et qui va devenir un moteur des transformations.
Antoine Schwartz. L’acte unique fait pencher la balance. C’est un traité fondamental, imaginé et impulsé par un lobby patronal, l’European Round Table of Industrialists (ERT). Ce sont les représentants des grandes entreprises qui en écrivent le script et qui le conçoivent ouvertement comme un instrument pour réaliser un marché qui favorisera les multinationales. Et c’est un nouveau paradoxe : qui va être le principal porte-parole de l’acte unique, le grand instigateur du marché unique ? C’est un socialiste, aujourd’hui célébré : Jacques Delors. Or, dans le fond, l’acte unique porte en germe la monnaie unique et, plus grave encore, il préfigure la libéralisation de la circulation des capitaux, dont on voit bien aujourd’hui combien elle pèse dans les enjeux actuels.
C’est de cette époque aussi que date une grande innovation, déterminante dans le cours libéral de la construction européenne : le principe de reconnaissance mutuelle qui met en concurrence les législations…
François Denord. C’est un coup de génie juridique et on pourrait dire que, dès que ce principe émerge, la directive Bolkestein est dans les tuyaux. Selon cette conception, on n’aura jamais besoin d’harmoniser quoi que ce soit, on n’a qu’à reconnaître la validité de chacun des droits dans les autres États. Et du même coup, on organise une concurrence sur tous les plans entre les États membres.
Antoine Schwartz. Cette Europe prétend sans arrêt unir : unir les peuples, unir les citoyens… Mais en fait, elle les divise, elle ne cesse de les opposer : elle oppose les protections sociales entre elles, elle oppose les travailleurs entre eux et place l’économie sous pression… Elle met en concurrence les législations sociales et finalement les sociétés elles-mêmes…
Si l’on se fie à cette analyse, ne peut-on pas considérer que Margaret Thatcher, souvent présentée en France comme isolée, voire marginalisée, se trouve en fait au coeur de la construction néolibérale de cette Europe ?
François Denord. Bien sûr. Dans le livre, on revient sur cette opposition construite dans les années 1980 entre la vision de Margaret Thatcher et celle de Jacques Delors. À nos yeux, ce sont les deux facettes de l’Union européenne : vous avez d’un côté le grand marché et rien que le marché, et de l’autre, le marché d’abord, en attendant de faire mieux… C’est soit quelqu’un qui est pour une libéralisation de grande ampleur, soit quelqu’un qui accepte une libéralisation de grande ampleur en priant pour que, plus tard, on fasse une Europe un peu sociale.
Antoine Schwartz. Il y a, je pense, une opposition réelle entre eux, parce que Jacques Delors n’avait pas le même rêve d’Europe que Margaret Thatcher, mais ce qui est intéressant, c’est que, dans la réalité, ils se sont mis d’accord pour impulser ensemble l’acte unique européen et parachever l’Europe des marchés.
François Denord. Les positions thatchériennes, ou même, aujourd’hui, celles d’un Vaclav Klaus, le président de la République tchèque, souvent présentées comme « europhobes », sont en vérité tout à fait conformes. Dans l’Union européenne, on est pris en étau entre les néolibéraux et les ultralibéraux qui refusent toute intervention « bureaucratique ». Et au mieux, il s’agit de trouver une position entre deux bornes bien précises : économie sociale de marché et économie de marché tout court. Tout le « débat » est là.
Dans certains cercles ultralibéraux, un personnage comme Vaclav Klaus est en passe de devenir une idole parce qu’il refuse absolument toute idée d’Europe simplement politique. Ces gens sont caricaturaux sans doute, mais sont-ils vraiment marginaux ?
François Denord. L’Union européenne a réalisé l’ambition des néolibéraux pendant cinquante ans… Mais c’est vrai qu’aujourd’hui certains rivalisent de radicalité et en appellent à une nouvelle phase : l’Europe a dépossédé les États de leurs attributions économiques, et le temps serait maintenant venu de déposséder l’Union européenne de ses attributions économiques. Les tenants de cette position existent, mais ils sont tout de même assez minoritaires. Au contraire, avec la crise, c’est, je pense, le modèle originel, et néolibéral, de l’Europe : la Commission organise les marchés, élabore des codes de bonne conduite et veille, à travers les législations, à leur bon fonctionnement…
Comment l’Europe sociale aura-t-elle lieu, malgré tout ?
Antoine Schwartz. Croit-on qu’un simple changement de majorité au Parlement européen permettrait d’instituer cette Europe sociale ? On en parle tout au long de notre livre, les fondements de cette Union néolibérale peuvent être rassemblés en trois piliers : le libre-échange, le monétarisme et la concurrence. Ce sont ces trois piliers qu’il faut abattre si l’on prétend réaliser l’Europe sociale à laquelle peuvent aspirer des dizaines de millions de salariés et de citoyens européens. L’une des thèses que lsoulève, c’est que, sans doute, le gouvernement d’un État membre qui aurait les ambitions d’une politique progressiste serait lui-même bloqué, dans une situation presque d’impuissance, étant donné que les traités lui coupent les deux bras, budgétaire et monétaire. En voulant mener une politique différente, ce gouvernement serait amené lui-même à provoquer une crise, à rechercher d’autres soutiens et à poser les bases d’une renégociation des traités.
François Denord. Aujourd’hui, cela paraîtrait un acte politiquement scandaleux, incroyable, qu’un État puisse dire : « Non, j’arrête avec cette ligne-là, je n’en veux pas, j’en voudrais une autre. » Mais on oublie que, quand le général de Gaulle a voulu mettre son poids dans la balance, il a gagné des choses ; quand Margaret Thatcher l’a fait, elle a obtenu des résultats… Et Nicolas Sarkozy prétend aujourd’hui peser de tout son poids, mais en réalité, ce qu’il fait adopter, c’est un mini-traité qui n’est que la confirmation des traités précédents et qui ne change strictement rien à l’architecture européenne. On nous rebat les oreilles avec les perspectives de plus d’Europe sociale, de plus d’Europe politique, de plus d’Europe démocratique, mais en même temps, on nous pond un mini-traité dans lequel la Banque centrale européenne est toujours aussi indépendante, dans lequel la coordination des politiques économiques n’existe toujours pas dans l’Union européenne, etc. C’est toute l’ambivalence des positions en apparence « volontaristes » des gouvernants actuels.
L'Humanité - 02.06.09
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