Cela fait déjà quarante ans qu’on annonce par la voix de savants oracles que le temps presse, qu’il ne reste plus que dix ans ou vingt ans au maximum pour faire face à un « défi » radicalement nouveau : rien moins que le « péril écologique » qui menacerait la survie de l’humanité.
On n’a jamais vu, feignent de s’étonner deux commentateurs facétieux, « un état d’urgence instauré avec si peu de hâte [1] » ! Mais ce manque de réactivité s’explique : il fallait, « une fois un seuil franchi dans les atteintes aux équilibres naturels – “externalités négatives” dans le jargon des économistes néolibéraux –, donner le temps au management capitaliste d’apprendre à reconnaître la positivité possible » de ce désastre annoncé. « Et qu’il en vienne à envisager là un gisement de profitabilité perpétuelle dont il ne restait plus qu’à convaincre les donneurs d’ordre et les actionnaires. » [2]
Or, ils sont aujourd’hui visiblement archi-convaincus. À en juger par les pubs « vertes » qui ont fleuri depuis dans les médias et qui ne cessent jour après jour de proliférer, le green business a l’avenir devant lui. Au plan idéologique, le greenwashing [3] du capitalisme tourne à plein régime. L’éco-compatibilité de l’« économie de marché » est proclamée urbi et orbi. Jean-Louis Borloo, ministre du Développement et de l’Aménagement durables, proclame dans la revue Capital : « Le XXe siècle fut celui des guerres, avant de devenir celui de la consommation frénétique. … Le XXIe siècle sera celui de la croissance durable. [4] » Car « l’écologie n’est pas l’ennemie de la croissance », titre ce magazine pour résumer le « credo » du ministre. Le marché lui-même est érigé en facteur numéro un de verdissement sociétal. Borloo citait à ce propos l’ex-président d’Exxon, l’un des plus grands pollueurs de la planète : « Le socialisme est mort car son système de prix ne reflétait pas la vérité économique. Le capitalisme mourra s’il ne laisse pas les prix dire la vérité écologique. » On ne s’étonnera pas d’entendre Nicolas Sarkozy reprendre le slogan de la « révolution verte », cher aux écologistes d’État, lors du show clôturant le ridicule « Grenelle de l’environnement » – un « Munich de l’écologie politique », en vérité, aux dires du politologue Paul Ariès (lequel est pourtant loin de faire partie des extrémistes).
Même dans les rangs de tous ceux qui souhaitent voir le développement se réorienter tout en laissant ses fondements de classe inchangés, l’incessant greenwashing du capitalisme dont l’« opinion publique » est abreuvée suscite le scepticisme voire la moquerie. À leurs yeux, la reprise de la thématique écologiste par les représentants des puissances privées et des pouvoirs publics relèverait de la récupération, du détournement et de l’instrumentalisation. Par exemple Ignacio Ramonet, dans un produit dérivé du Monde diplomatique consacré à décrire, cartes à l’appui, les ravages environnementaux causés par la course aux profits, se montre sourd aux sirènes du « développement durable » : un « concept » qui, selon lui, « relève d’une illusion mobilisatrice ; il a servi à entretenir une fiction collective de l’action et fourni une cosmétique verte aux multinationales » [5]. Et Ramonet de mettre en garde les « citoyens » : « Changer de modèle énergétique sans modifier le modèle économique risque seulement de déplacer les problèmes écologiques. » Il ne saurait toutefois être question, pour lui comme pour tant d’autres, de rompre avec le système capitaliste. Il suffirait pour l’ancien directeur du Monde diplomatique de faire pression sur les « décideurs » publics ou privés pour qu’ils mettent en accord leurs paroles et leurs actes en vertu du principe démocratique – peu souvent vérifié dans les faits – qui veut qu’une minorité finisse par céder aux desiderata de la majorité. Aussi la préface se termine-t-elle sur une note optimiste : « Mais désormais l’opinion publique veille. Et finira par imposer de vraies solutions vertes. » Des « solutions vertes » qui, jusqu’ici, entre étiquettes « bio » et label « HQE », semblent comme par hasard coïncider avec celles promues et célébrées par les « communicants » préposés au reverdissement consumériste.
Les plus virulents parmi les défenseurs de l’« environnement » n’hésitent pourtant pas à s’en prendre aux capitalistes eux-mêmes, mais à partir de positions où le moralisme fait bon ménage avec le psychologisme. Ainsi, pour un journaliste du Monde – dans un ouvrage dont l’intitulé polémique synthétise la pensée : Comment les riches détruisent la planète –, « le monde est aujourd’hui gouverné par une oligarchie qui cumule revenus, patrimoine et pouvoir avec avidité. … Cette classe dirigeante prédatrice et cupide … ne porte aucun projet, n’est animée d’aucune idée, ne délivre aucune parole [6] ». Appréciation assurément sévère, mais à courte vue. L’auteur imaginerait-il une classe dirigeante avec un autre « projet » que celui de continuer à diriger ? Animée d’une autre « idée » que celle de se donner les moyens – tous les moyens – de mener ce projet à bien ? Désireuse et capable de délivrer une autre « parole » que celles qui servent à légitimer sa domination ? Le tout, précisément, à seule fin de cumuler et même accumuler plus de « revenus », de « patrimoine » et de « pouvoir » ?
L’indignation est mauvaise conseillère lorsque, comme aurait dit Marx, elle dissuade d’entamer la « critique radicale » – celle qui va « à la racine des choses » – de l’ordre social à l’origine des situations ou des évolutions qui suscitent cette indignation. Il fut pourtant une époque, assez brève, il est vrai, où la prise de conscience de la dévastation écologique à venir semblait devoir amener de l’eau au moulin de l’anticapitalisme. Pour nombre de militants, qualifiés alors de « gauchistes », la « défense de l’environnement » ne pouvait qu’aller de pair avec la lutte révolutionnaire, leur fournissant même des arguments supplémentaires pour intensifier cette lutte. Au milieu des années 1970, le philosophe et journaliste André Gorz avait clairement posé les termes du débat : « Voulons-nous un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? [7]»
Néanmoins, les années de la « contestation » sont loin, et la question d’André Gorz n’est pas restée longtemps sans réponse. C’est « leur écologie », pour reprendre l’intitulé de l’article, c’est-à-dire celle des possédants, des gouvernants et de leurs idéologues qui l’a emporté. Tandis qu’une eau polluée continuait de couler sous les ponts de Paris, une logorrhée rassurante et consensuelle commençait à se déverser à longueur de pages ou d’antenne pour annoncer la bonne nouvelle : non seulement le « développement » allait poursuivre sa marche en avant mais il serait désormais « durable », pour ne pas dire éternel. Du capitalisme, dorénavant postulé aussi pérenne que ledit développement, il n’est absolument plus question. À la place, un bavardage intarissable où la publicité racoleuse alterne avec les discours à prétention savante, où l’écologie est mise à toute les sauces et toutes les choses mises à la sauce écologique. Face à ce déferlement, on a bien envie de paraphraser une injonction célèbre du marxiste allemand Max Horheimer à propos des innombrables interprétations visant à imposer une vision politiquement correcte du fascisme : celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait aussi se taire sur la défense de l’environnement
Pourtant, bien que minoritaires et étouffées sous le flot assourdissant des effets d’annonce en tout genre émanant des politiciens, des entrepreneurs, des journalistes et des scientifiques regroupés en masse sous la bannière verte, des voix s’élèvent ici et là pour mettre en doute l’assertion implicite qui nourrit le mythe du développement durable : l’éco-compatibilité du capitalisme. Des chercheurs hétérodoxes, des essayistes post-situationnistes, des philosophes réfractaires à l’air du temps dénoncent cette supercherie.
Dans un ouvrage qui, comme il fallait s’y attendre, n’a guère rencontré d’écho médiatique sous nos cieux, Isabelle Stengers souligne le caractère de classe, de domination sociale et d’exploitation économique de la question écologique [8]. Pour elle, « le capitalisme est synonyme de développement non durable parce qu’il ne peut faire autrement qu’aborder un problème en tant que source possible de profit, un profit aveugle aux ravages qu’il produit. Lui faire la moindre confiance nous condamne à la barbarie [9] ».
Pour René Riesel – ancien situationniste devenu éleveur de brebis mais plus que jamais radicalement opposé à la dictature techno-scientiste du capital et de ses suppôts diplômés –, le « développement durable » n’est qu’une « inepte chimère dont le succès universel résume à lui seul les progrès de l’enfermement dans la mentalité industrielle [10] ». Avec l’un de ses complices, Jaime Semprun, il consacre d’ailleurs un ouvrage entier à décrypter ce que ce mot d’ordre devenu slogan recouvre : « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. [11]
Outre-Atlantique, Joel Kovel, professeur de sciences sociales, explore l’urgente nécessité de créer une société « écosocialiste » au-delà du capitalisme. Le titre de son ouvrage, dont on attend toujours la parution en français, résume la problématique qui l’a inspiré : L’Ennemi de la nature. La fin du capitalisme ou la fin du monde [12]. Un autre universitaire étasunien, James O’Connor, fondateur de la revue de l’écologie socialiste Capitalism, Nature, Socialism, voit dans la relation antagonique entre nature et capital la « deuxième contradiction » à laquelle est confronté ce dernier, en plus de celle l’opposant au travail exploité [13]. Mais peut-être est-ce à John Bellamy Foster, professeur de sociologie et co-éditeur de la Monthly Review, que l’on doit la critique la plus approfondie et la plus radicale de l’écologisme. Dans le prolongement de la pensée marxienne, il démontre à la fois la centralité de l’écologie pour une conception matérialiste de l’histoire et celle du matérialisme historique pour un mouvement écologique résolument anticapitaliste. Inutile de préciser que son ouvrage majeur, L’Écologie contre le capitalisme, n’a pas été encore traduit en France [14].
Dans l’hémisphère Sud, où l’on est malheureusement bien placé pour savoir à quoi et à qui imputer la « crise écologique », une enseignante-chercheuse mexicaine en sciences politiques, Rhina Roux, met en évidence dans un article qui a fait date dans les milieux concernés – sauf en France – le lien entre la prétendue « globalisation » en tant qu’« actualisation de la violence séculaire de la modernité capitaliste » et la dévastation de l’écosystème terrestre. « Libérée des digues bâties durant le XXe siècle, la nouvelle marée de dépossession progresse, réimposant non seulement le droit du capital sur la terre mais recouvrant aussi tous les biens naturels communs : les eaux, les côtes, les plages, les bois, les rivières, les lagunes, les semences et même les ressources qui sont la condition naturelle de la reproduction de la vie. [15] »
Et en France ? Y trouver des esprits assez lucides et perspicaces, et assez courageux, surtout, pour établir pareils diagnostics est plutôt difficile. Alors que prolifère une littérature aussi pléthorique qu’affligeante pour accréditer la fable d’un hypothétique « développement durable », c’est du côté d’une poignée de penseurs se situant plus ou moins, eux aussi, dans la lignée marxienne qu’on peut dénicher une réflexion abordant la « crise écologique » comme une crise d’origine sociale, au sens politique – et non politicien ou médiatique du terme –, c’est-à-dire liée aux rapports d’exploitation et de domination dont elle est le produit.
On peut mentionner, entre autres, les économistes Jean-Marie Harribey et François Chesnay, ou les sociologues Alain Bihr et Michaël Löwy. Ce dernier, maître d’œuvre avec Joel Kovel d’un « Manifeste écosocialiste international », se charge de mettre les points sur les « i » là où tant d’autres préfèrent laisser des points de suspension (c’est-à-dire en suspens) à la question qui fâche : peut-on « sauver la planète » en espérant sauvegarder ainsi le capitalisme ? « L’économie de marché capitaliste conduit, à une vitesse géométrique, à une catastrophe écologique. Pour interrompre ce cours à la destruction, il faut une transformation radicale du système de production et de consommation actuel, dont le seul moteur est l’accumulation du capital. L’enjeu est un changement de paradigme de civilisation, ce qui implique une transformation écologique et socialiste, et une réorganisation, démocratiquement planifiée, de tout l’appareil productif. [16] »
On aura compris, au bout du compte, que le « capitalisme du désastre » que fustige la journaliste et altermondialiste Naomi Klein dans son dernier ouvrage n’est ni plus ni moins qu’un pléonasme [17].
Texte initialement paru dans L’Ire des Chesnaies (Forcalquier), 13 & 20 avril 2010, n° 342-343
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Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).
Par ailleurs est paru en 2010 aux éditions Agone Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces de Franz J. Broswimmer.
Notes
[1] René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, 2008.
[2] Ibid.
[3] « Greenwashing » traduit l’idée de « nettoyage au vert » en même temps que de « verdissement ». [ndlr]
[4] Jean-Louis Borloo, Capital, hors-série, avril 2008.
[5] Ignacio Ramonet, « L’effroi et les profits », éditorial à L’Atlas de l’environnement, Le Monde diplomatique/Armand Colin, 2008.
[6] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2007.
[7] André Gorz (alias Michel Bosquet), « Leur écologie et la nôtre », Le Sauvage, août 1974 ; rééd. Le Monde diplomatique, avril 2010.
[8] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
[9] Isabelle Stengers, Regards, février 2009, n° 59.
[10] René Riesel, Du progrès dans la domestication, Encyclopédie des nuisances, 2003.
[11] Jaime Semprun et René Riesel, Catastrophisme…, op. cit.
[12] Joel Kovel, The Enemy of Nature : The end of capitalism or the end of the world (2002), Zed Books, 2007.
[13] James O'Connor, Natural Causes : Essays in ecological marxism, The Guilford Press, 1998.
[14] John Bellamy Foster, Ecology Againt Capitalism, Monthly Review Press, 2002.
[15] Rhina Roux, « Marx y la cuestion del despojo. Claves teoricas para iluminar un cambio de epoca », Herramienta, juin 2008, n° 38.
[16] Michael Löwy, « Crise écologique, capitalisme et altermondialisme. Un point de vue éco-socialiste », Actuel Marx, 2008/2, n° 44, « Altermondialisme et anticapitalisme ».
[17] Naomi Klein, La Stratégie du choc. Montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008.
http://blog.agone.org/post/2010/05/20/Le-developpement-durable-polluer-moins-pour-polluer-plus-longtemps
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