Femme enceinteComment soutenir une politique nataliste lorsque le corps de la femme est par définition un corps malade ? Voilà en substance la question que se sont posé les médecins du XVIIIe siècle, et que la philosophe Elsa Dorlin traite dans son article.
Depuis l’Antiquité, le concept de tempérament est central en philosophie et médecine : le corps est composé d’humeurs[1] — sang, bile, flegme et bile noire — chacune composée de qualités différentes — chaud, froid, humide et sec. La santé idéale est définie comme le parfait équilibre entre ces quatres humeurs ; cette santé idéale n’existant pas en pratique, le tempérament sanguin est considéré comme le plus parfait des tempéraments. C’est aussi le tempérament le plus typiquement masculin.
La théorie des humeurs permet de dresser des types caractériels (bilieux, atrabilaire…) « qui ne sont pas nécessairement pathologiques, mais qui définissent des prédispositions. Depuis Hippocrate et le galénisme, jusqu’au XVIIIe siècle, les femmes sont ainsi considérées comme ayant un tempérament beaucoup plus froid et humide que les hommes, qui s’apparente au tempérament flegmatique, réputé particulièrement pathogène. »[2]
La conception humorale déborde largement le domaine médical et permet une figuration et une justication de l’inégalité sociale : le corps de la femme est un corps pathogène, peu maîtrisable, faible, qui « s’écoule ». Donc inférieur. Trace de ces considérations, l’absence de traités médicaux portant spécifiquement sur les hommes, lorsque ceux consacrés aux femmes se multiplient (tout comme ils apparaissent également pour d’autres groupes sociaux dominés, comme les Juifs).
Seulement, « la naturalisation de l’inégalité des sexes par les catégories du sain et du malsain a des effets gênants ; elle provoque des tensions et pose un réel problème politique : si les femmes sont par nature des êtres malades et donc inférieurs, ne faut-il pas s’inquiéter de la santé des enfants qu’elles donnent à la nation ? »[3]
Le problème est d’autant plus préoccupant qu’apparaît en 1750 la première politique nataliste en France, politique de prise en charge de la maladie et de la mort par le pouvoir. Si l’ « une des conditions, théorique et pratique, du succès de cette politique (…) est de pouvoir définir la finalité du geste thérapeuthique »[4] il faut, pour ce faire, disposer d’une réelle définition de la santé féminine, précisant la dite « finalité du geste thérapeuthique ». Autrement dit, il faut disposer d’une représentation d’un corps féminin sain.
Depuis l’Antiquité, la grossesse pouvait apparaître comme la norme de santé féminine, mais une norme « approximative, défaillante et problématique » [5], le corps de la femme étant de toute façon imparfait, la menstruation — témoignage d’un corps incontrôlable qui ne peut parvenir à ses fins — signant d’ailleurs son infériorité.
Dès la fin du XVIe et jusqu’au début du XVIIIe, la maternité cesse même de représenter la norme de santé féminine. Ainsi en 1625, Louys de Serres loue-t-il la stérilité, non pas malédiction comme il était coutume de la considérer, mais au contraire « grande exemption de décharge d’une infinité de chagrins qui sont inséparablement conjoints à la procréation et éducation des enfants »[6]. En 1655, Fernel définit la grossesse comme une maladie, de même que Roberto Castro (1628) qui voit en l’accouchement la « crise » de cette maladie chronique. Mauriceau, en 1694, écrit que c’est avec raison que l’on nomme la grossesse « une maladie de neuf mois ». Comment expliquer cette inflexion dans la représentation de la grossesse ? Pour Elsa Dorlin, elle est sans doute due à l’arrivée massive des chirugiens, et plus généralement des hommes, dans le domaine de l’obstétrique au cours du XVIIe. Ces derniers se trouvent alors directement confrontés à la souffrance de la parturiente, souffrance d’autant plus difficile à supporter qu’elle les laisse dans une certaine impuissance[7].
Il faudra attendre la seconde moitié du siècle suivant pour que les représentations changent à nouveau. L’absence d’une norme de santé féminine était susceptible de mettre en péril la hierarchie des sexes, la femme en bonne santé pouvant apparaître comme la paysanne virile. On assiste alors à une redéfinition des phénomènes autrefois perçus comme témoins du caractère pathogène du corps des femmes : les menstruations et la grossesse sont réinterprétées comme phénomènes naturels garantissant la régularité de la vie organique. Ainsi Raulin, en 1768, écrit-il que « la grossesse est un état naturel ; elle ne sçauroit produire des maladies par elle-même » ; puis, un peu plus tard, en 1775, Roussel : « La grossesse n’est une maladie que pour les femmes en qui des organes énervés rendent toutes les fonctions pénibles »[8]. D’ailleurs, note Elsa Dorlin, on cesse de trouver à partir de 1760 des traités sur les « maladies de femmes grosses » et l’on en voit apparaître d’autres, portant plutôt sur « l’art d’accoucher »[9].
Les traits caractéristiques du caractère pathogène du corps des femmes sont donc retraduits pour former l’image de la femme saine : la mère aimante et vigoureuse. Les femmes ne sont plus rejetées, en bloc, du côté du pathologique ; une hierarchie se forme s’appuyant sur une échelle de tempéraments, la mère devenant « la norme positive et exclusive, comparée à des figures « déviantes », « dégénérées » ou pathologiques — l’hystérique, la nymphomane, la jeune veuve, la ménopausée, la lesbienne, la prostituée, la Noire ou l’esclave, l’Égyptienne. »[10]
Alors même qu’on n’assistait pas à une baisse de la mortalité, le travail médico-politique de redéfinition des catégories du sain et du malsain a permis d’élaborer l’image de la mère, femme saine par excellence, compatible avec la politique nataliste, et ne remettant pas en cause la hierarchie des sexes.

Notes

[1] À ce sujet, on peut lire l’article de Wikipedia
[2] p. 18
[3] p. 22
[4] p. 24
[5] p. 25
[6] p. 30
[7] p. 29
[8] p. 35
[9] p. 33
[10] p. 38

http://blog.bafouillages.net/index.php?post/2010/01/08/La-m%C3%A8re-comme-norme-de-sant%C3%A9-f%C3%A9minine