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21/10/2009

L’Université et la revanche des «élites» aux États-Unis

Christopher Newfield

À l’heure où l’on chante les vertus de « l’économie de la connaissance », les États-Unis viennent de produire la première génération à être moins bien éduquée que la précédente. Christopher Newfield analyse ici en historien les causes et les enjeux de ce phénomène et nous propose ainsi une petite histoire de la revanche des « élites » sur les processus de démocratisation amorcés dans le passé.

Le retour Hoover

Depuis des années, le capital financier et l’économie prise dans son ensemble sont considérés aux États-Unis comme les objets d’un savoir détenu par ceux qui ont accompli le parcours des études supérieures. Le capital financier a accueilli en son sein des décamillionnaires et des multimilliardaires désireux de rendre la pareille à l’Université, et donc à l’économie de la connaissance qui les a forgés : les empereurs du logiciel, les souveraines d’eBay, les rois de la pharmaceutique, les pharaons des fonds spéculatifs – tous si transcendentalement riches.
Il a été exigé de l’Université qu’elle trouve sa place au sein d’une forme de capitalisme qui avait temporairement fusionné deux versions d’elle-même. La première version correspond à l’industrialisme du XIXe siècle, aujourd’hui avec l’exploitation de milliards de Chinois, la plus parfaite armée de réserve de chômeurs de l’histoire. Ces « usines noires et sataniques » (« dark satanic mills ») ont permis un taux de croissance élevé du niveau de revenu national de l’ordre de 5 cents pour chaque dollar touché aux États-Unis ou dans l’Union européenne. La seconde version du capitalisme, contemporaine, est l’« économie de la connaissance » du XXe siècle, baptisée ainsi à l’occasion du boom des recherches gouvernementales militaires dans les années 1950. L’archétype est ici le laboratoire bouillonnant de talents, capable de produire un taux de croissance élevé du niveau de revenu national, bien supérieur au taux de croissance cumulé de 2,5 % par an auquel nous avaient habitué les systèmes capitalistes depuis 1750.
Il y a une sorte de tension étrange entre ces deux faces du système capitaliste supposément mondialisé. L’une est riche et l’autre est pauvre, et en trente ans, la faille séparant le Nord du Sud s’est à peine comblée (et s’est même élargie si on ne tient pas compte de la Chine). Rajoutons que, dans l’un de ces mondes, le travail est toujours resté enchaîné – quoique toujours résistant et rebelle –, les gains économiques et la mobilité sociale étant réservée, en Chine, à l’élite côtière. En revanche, on peut dire que, dans l’autre monde, le « travail de la connaissance » s’est vraiment libéré. De manière plus surprenante, la théorie de l’économie de la connaissance implique que, pour que les travailleurs de la connaissance soient capables de créer leur haute valeur ajoutée, leur travail doit être libre. L’innovation intellectuelle suppose que le travailleur de la connaissance soit autorisé à hésiter, à changer d’avis, à ressasser, à rêvasser, à fantasmer et à suivre ses impulsions personnelles et ses instincts où qu’ils le guident – quoi que puisse par ailleurs faire le business par la suite pour museler cette connaissance. La solution à cette contradiction entre travail libéré et travail paupérisé fut la finance elle-même. Grâce à la dérégulation, le capital financier est devenu bien plus mobile que le travail, les infrastructures (les usines, les bureaux, les laboratoires) ou même que les idées, qui sont rares, peu maniables, et ont plus tendance à disparaître qu’à être transportées. À travers la concentration, en grande partie aidée par une petite frange de l’élite des universités privées américaines, qui éduquent 1 % des quelque 17 millions d’étudiants aux États-Unis, les décisions financières se sont retrouvées concentrées dans les mains d’un petit groupe homogène de leaders financiers prudemment socialisés. Les travailleurs de la connaissance n’ont aucun contrôle sur l’usage qui est fait de leurs idées. L’invention et l’investissement habitent des mondes précautionneusement séparés. Dans l’industrie elle-même, les espaces d’invention institutionnels – les grands laboratoires industriels de AT&T, Xerox, IBM de l’âge d’or de l’après-guerre – ont été mis en pièces et redistribués dans différents services et sous différents contrôles hiérarchiques. Au tournant de ce siècle, le travail de connaissance sur la culture et la société a été relégué à la périphérie, tandis que le travail de connaissance sur la science s’est fait une place sur le marché. Cette connaissance est alors jugée, même si elle n’est pas encore sortie du laboratoire universitaire, sur sa capacité à trouver des partenaires industriels et à trouver des débouchés rentables.

À l’automne 2008, le pouvoir décisionnaire de la finance a été potentiellement mis en danger quand son monde d’investissements fictifs s’est écroulé. Mais les chefs du secteur financier réalisèrent alors qu’au lieu d’une défaite totale, ils étaient sur le point de remporter leur plus grande victoire. Pour gagner, il leur faudrait non seulement prendre en otage les propriétaires fonciers endettés, les retraités de l’industrie automobile ou de certaines manufactures, les gouvernements et les secteurs qui y sont liés, autrefois solides mais progressivement détruits au cours des dernières décennies. Il leur faudrait effectivement prendre en otage l’économie de toute la planète. Obliger les gouvernements des pays riches à les renflouer. Emprunter de l’argent et investir, oui, mais à la condition que la plus grande partie de l’argent vienne du public. La finance s’est concentrée sur le plus économiquement instable et le plus psychologiquement fragile de ces pays, les États-Unis. En six mois, ils ont récupéré tout l’argent du pays – soit à peu près 14 000 milliards de dollars en investissements directs, en prêts, en obligations d’assurance, c’est-à-dire l’équivalent du revenu national en un an. Pendant ce temps, les États et les régions licencièrent d’un coup des centaines d’enseignants, firent des coupes claires dans les budgets de la santé, de l’aide aux handicapés et des universités publiques. La finance a orchestré le nouvel avènement de Herbert Hoover, fils de Hoover, Hoover le second.

Pour une massification de qualité

Comparé au capitalisme financier, le communisme est la meilleure chose qui soit arrivée aux pays « occidentaux ». Non parce que les universités de l’ancien bloc communiste étaient très bonnes – bien au contraire – mais parce que le communisme a culpabilisé le bloc occidental et l’a amené, sur le long terme, à envoyer ses masses à l’Université. Aux États-Unis, les études supérieures pour tous furent le plus grand programme d’aide sociale de l’histoire du pays. Les aides publiques ont permis d’augmenter de 78 % les inscriptions à l’Université dans les années 1940 et de 120 % dans les années 1960. Dans les trois décennies qui suivirent l’après-guerre, les inscriptions dans les universités publiques sont passées de 50 à 80 % du nombre total d’inscriptions à l’Université. Les États-Unis ont pendant plusieurs années détenu le meilleur taux de réussite aux diplômes, la force de travail scientifique la plus grande et la plus compétente, les meilleurs enseignants, les meilleurs mécaniciens, les meilleurs travailleurs sociaux ou encore les meilleures infirmières. Ce qui nous a tous fait avancer ensemble. Pour une telle société, tout est possible. La pauvre Europe, dévastée par la guerre, avait d’autres priorités, mais, en France et en Allemagne par exemple, les universités appliquaient les mêmes principes d’égalité, partout, qu’elles soient grandes ou petites, qu’elles soient d’importance nationale ou régionale, qu’elles soient au centre ou à la périphérie.

Dès les années 1960, un premier pas a été accompli : la massification. Le second, la massification de la qualité, n’a été qu’amorcé. Non seulement tout le monde va à l’Université, mais à tout le monde a le droit à ce qu’il y a de meilleur.
Cette seconde étape a presque été accomplie dans certaines régions et certains lieux – l’université de Californie à Berkeley avait plus de départements obtenant la meilleure note que Harvard en 1964. Mais la guerre froide a pris fin, et avec elle la pression exercée sur l’Europe et les États-Unis pour améliorer les esprits, les capacités et les vies de leurs propres populations. Il n’existait plus de principe de qualité ou développement général autre que la richesse. Nourris par le spectre du communisme et l’idée d’une société développée pour tous, les États-Unis purent accomplir leur destinée de nation philistine. Sans l’imposition d’un standard de qualité pour la masse, les élites empêchèrent le passage à la seconde étape. Depuis vingt ans, la règle a été la suivante : le meilleur est réservé aux « meilleurs ». Les résultats sont là : les États-Unis viennent de produire la première génération à être moins bien éduquée que la précédente. Le sommet de la société américaine – les 5 %, 1 %, 0,1 %, 0,01 % – n’en a vraiment rien à faire. Au cours de ces vingt dernières années, ils sont devenus incroyablement plus riches, en employant sur toute la planète des cerveaux bon marché et de la main-d’œuvre sans papiers, tout en sélectionnant quelques rares diplômés de l’Ivy League qu’ils peuvent se permettre de payer plusieurs centaines de milliers ou de millions de dollars par an. Il est clair que l’idée qu’une bonne société se fonde sur l’accès universel aux études supérieures leur est royalement indifférente. Ils ont toujours été agacés, voire incommodés, par les masses bêcheuses qui, grâce aux universités, n’étaient plus seulement présentes dans les usines et dans les champs, mais également à la municipalité, dans les agences environnementales, dans les irritantes ONG, dans les salles de rédaction des grandes villes, dans les associations de propriétaires, dans les centres d’aide juridique pour les gays et les lesbiennes, dans les centres médico-sociaux ou dans les associations de défense des droits des immigrés. Partout où vous regardiez, les diplômés de l’Université se comportaient comme s’ils savaient de quoi il retournait, pouvaient être aux commandes, et même, devaient être aux commandes. La connaissance se retrouvait sur le siège du conducteur, et l’argent, la propriété et les réseaux sur le point de devoir négocier avec elle. Voilà qui était en fin de compte tout à fait inacceptable, et les budgets des centres de connaissances ont ainsi été systématiquement sabrés.

Les États-Unis ont été autrefois la première des sociétés de la connaissance ; la part publique dans les études supérieures y avait néanmoins reculé de 30 ans en 2005. Des systèmes majeurs comme l’université de Californie ont perdu 40 % de leur budget en 20 ans. Ce schéma est généralisé, implacable, inchangé, systématique, et obscur pour ces victimes – en premier lieu les étudiants – qui n’ont pas su le reconnaître avant qu’il soit trop tard. Ce schéma contredit catégoriquement l’assertion selon laquelle nous vivons dans une économie de la connaissance où notre seule chance de succès réside dans le fait de transformer des populations entières en travailleurs de la connaissance, bon marché et stratifiés, à l’instar de l’économie industrielle.
Réduire les universités publiques à la mendicité constitue une entreprise centrale dans la transformation délibérée des citoyens d’Occident en clients démoralisés et à bas prix de nos sociétés « post-démocratiques ».

Christopher Newfield, L’Université et la revanche des «élites» aux États-Unis, in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 29/09/2009, url:http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=343

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