La dette publique a bonne presse en ce moment. Les médias en raffolent. Faire peur fait vendre. Pour frapper encore plus les esprits, ce qui fait « tendance », ce sont les « compteurs » de la dette publique. Ainsi celui du journal britannique The Economist |1| indique en continu sur la toile la progression de la dette publique mondiale |2|. Il indique, pour 112 pays, le montant de la dette publique et le montant de la dette par habitant.
L’effet-choc est garanti ! Un journaliste d’un quotidien français en parle comme d’une « horloge terrifiante ». |3| Il est peu de journaux, spécialisés ou non, qui ne l’évoquent aujourd’hui.
En général, les formules employées sont : « à l’heure où je rédige cet article, la dette publique mondiale est de X dizaines de milliers de milliards de dollars et ce chiffre grandit à chaque seconde ». L’intérêt de ce suraffichage médiatique de la dette publique ne consiste pas seulement à vendre des journaux. Sa fonction idéologique est évidente. Un message doit imprégner les esprits : « Nous (sic) avons une dette insoutenable dont chacun d’entre nous est comptable ». Il s’agit bien de faire payer les conséquences de la crise aux plus pauvres, soit en augmentant la pression fiscale sur les plus démunis (TVA, taxe carbone, impôts locaux, etc.…), soit en réduisant de façon drastique les dépenses publiques et la protection sociale, soit encore un agrégat des deux.
La suppression au 1er janvier 2010 de la taxe professionnelle consacrera un gain nouveau de 12 milliards d’euros supplémentaires pour les entreprises au détriment des ménages et des collectivités locales qui limiteront d’autant leurs capacités d’investissement. L’objectif est de restaurer un modèle économique et financier qui pourtant a failli pour des raisons systémiques.
La dette publique est servie à toutes les sauces
A l’occasion des consultations électorales récentes ou en cours (Allemagne, Grèce, Irlande, Portugal, Grande Bretagne, etc.), le programme et les positions de chaque candidat sont mesurés à l’aune de ce qu’il propose pour résoudre ce « fardeau insoutenable pour les générations futures » dont parlaient Jean-Pierre Raffarin, ex-premier ministre et Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas et actuel conseiller de Nicolas Sarkozy.
Pour l’Irlande, la « dette publique insoutenable » et la crise ont servi d’arguments pour les partisans du Traité de Lisbonne. Le chantage a marché, faute de réponse alternative au capitalisme et à l’Europe néolibérale.
Le débat politique et budgétaire français est essentiellement centré sur cette question : le déficit et la dette publique.
Au nom de la nécessité de réduire les déficits, il faut donc diminuer les dépenses publiques, privatiser la Poste, réformer les régimes de retraites, casser le fret public de la SNCF, fermer des hôpitaux, détruire les garanties sociales, augmenter l’âge de départ à la retraite, réduire la fonction publique à une peau de chagrin et supprimer 34 000 emplois de fonctionnaires.
Par contre, il est jugé nécessaire d’augmenter les déficits publics (et donc la dette pour financer ces déficits) avec des cadeaux fiscaux et sociaux aux classes sociales les plus fortunées, avec des milliards distribués sans contrôle aux banques et au secteur automobile par les plans de sauvetage, ou demain encore, avec le « grand emprunt ».
Toutes ces dizaines, ces centaines, ces milliers de milliards d’euros et de dollars, destinés à restaurer un système économique et financier qui a failli, ne posent aucun problème à nos gouvernants qui nous présentent ensuite l’addition. (Peu importe l’incohérence du discours, c’est bon pour la relance !)
Tordre le cou à la « Public Debt per capita » !
Un indicateur de l’Atlas de « The Economist » qui illustre bien sa fonction idéologique, est la fameuse « Public Debt per capita », la dette publique par habitant. C’est une façon de dire que chaque habitant a une dette, un passif dont il est coupable et comptable et qu’il doit rembourser. Et comme la dette résulte des déficits publics dus principalement à des dépenses publiques « excessives », il faut donc diminuer ces dépenses, CQFD.
Il n’est pas le seul à servir cette soupe de la dette par habitant. L’ultralibéral Institut Economique de Montréal |4| (IEDM lié à Euro 92, site d’Alain Madelin en France) a lui aussi mis au point un compteur qui égrène seconde après seconde l’augmentation de la dette publique et, dans ses commentaires, ne manque pas de stigmatiser le poids de la dette par habitant.
C’est aussi le langage de l’OCDE, du FMI, de la Banque Mondiale et de l’OMC |5|, repris par les gouvernements néolibéraux des pays du Nord et leurs complices serviles dans les pays du Sud. C’était celui de Raffarin et du patronat français, c’est aussi celui des « sociaux » libéraux.
Du côté des keynésiens…
Pour réfuter cette approche, les keynésiens de l’OFCE |6| disent : si le citoyen a un passif, il a aussi un actif bien supérieur représenté par son quantième de la valeur des actifs de son pays (routes, écoles, etc., y compris police et armée).
Cette façon de dire (qui n’est pas totalement fausse dans l’abstrait) pêche par quelques détails qui donnent tout son sens à un regard alternatif : quel est le pouvoir réel de décision du citoyen sur la gestion des biens publics, sur le fonctionnement et sur le rôle des services publics, sur les orientations économiques ? Quel type de démocratie s’applique : directe, délégataire, formelle, dans l’intérêt de qui, pour faire vivre quel système économique ? In fine, le citoyen est-il vraiment propriétaire du passif (la dette) et de l’actif (les biens publics) ? Pas sûr du tout ! |
En fait, le citoyen « lambda » n’existe pas. Il ne possède ni passif, ni actif de cette société. Il n’en est pas propriétaire, l’Etat lui concède certes un usage particulier des biens publics selon le niveau des acquis sociaux et du rapport de forces entre classes sociales, mais en aucun cas un droit de regard, d’intervention ou de décision sur ces mêmes biens publics.
L’usager subit, et de façon très inégale, les conséquences des choix économiques, budgétaires et sociaux des gouvernements, de l’Etat qui gère ces biens publics (actif et passif) au service de la bourgeoisie propriétaire, elle, de la rente et du capital. « Selon que vous soyez puissant ou misérable » disait Jean de la Fontaine…
Avec le raisonnement de l’OFCE, on reste à la case départ (il y a une dette mais aussi un actif et après ? Après ? Rien…).
L’effet culpabilisant est garanti !
Le citoyen « lambda » devient subitement égal devant la dette par le miracle d’une simple division : le total de la dette divisé par le nombre d’habitants. On nous avait déjà fait le coup en comparant la dette de l’Etat avec celle des ménages. En omettant de préciser, bien sûr, que la différence fondamentale entre un Etat et un ménage est qu’un ménage peut difficilement augmenter ses recettes alors qu’un Etat décide quand il veut d’augmenter ses ressources par l’impôt.
Peu importe que le citoyen lambda ne soit pas égal dans la « vraie vie », face au chômage ou à la répartition des richesses produites par le travail rémunéré, l’important est qu’il se sente co-responsable et comptable individuellement de la dette.
Peu importe également qu’il ne le soit pas non plus devant l’impôt, inégalité voulue par des choix politiques à l’origine des baisses de recettes fiscales des Etats, qui elles-mêmes génèrent les déficits publics alimentant la dette publique. |7|
Ces politiques fiscales permettent aux classes aisées de dégager des disponibilités et d’acheter des obligations d’Etat via les banques, assurances et autres fonds d’investissement (qui se sucrent d’ailleurs au passage), et ainsi d’y gagner 2 fois (moins d’impôts et plus intérêts servis sur la créance obligataire).
Sait-on aussi que sur les 18 banques |8| en charge de la vente des OAT (obligations assimilables du Trésor), 4 d’entre elles sont françaises et ont bénéficié des plans de relance du gouvernement sans contrepartie aucune ? L’important est de rendre opaques ces données. Ces exemples nationaux sont aisément exportables dans les autres pays du Nord.
Le bon sens voudrait qu’on augmente les impôts de ceux qui en ont les moyens, mais ce n’est pas ce qui figure dans les programmes des principaux candidats. On y parle plutôt de baisses des dépenses publiques, de restrictions budgétaires, de politique de rigueur, de sacrifices pour favoriser la relance de l’économie, de retour à la croissance |9|. Et c’est le cas dans tous les programmes des partis de droite comme dans celui des sociaux-libéraux, à très peu de nuances près.
Demander des comptes sur la dette publique !
Rappeler dans le débat public ces évidences est aujourd’hui nécessaire au vu du tombereau d’insanités qui se déversent dans les médias complaisants à propos de la dette publique mais risque fort d’être insuffisant. Le citoyen est en droit de demander des comptes. Nous aurions tort de nous en priver. Il faut imposer cette exigence ! Il faut exiger la transparence, permettre à tout un chacun de savoir et de décider si cette dette est socialement utile ou non, procéder à un audit citoyen de cette dette au nom de laquelle la régression sociale est en marche, dire si la dette est légitime ou non, lutter pour son annulation.
Cela implique de mettre l’économie sous le contrôle direct de ceux qui créent la richesse par leur travail et qui sont exclus aujourd’hui de tout pouvoir de décision. Cela signifie aussi construire de nouvelles solidarités de luttes entre les peuples du Nord et ceux du Sud.
C’est un des enjeux posés par la crise économique. C’est, avec une autre répartition des richesses, un des éléments des réponses alternatives à construire.
Sans perdre de vue la dette privée !
La dette publique a gonflé de façon considérable dans les pays du Nord et pour nombre d’entre eux, notamment les ex-pays de l’Est et les pays des Balkans, le marché de la dette publique devient inaccessible, les obligeant à avoir recours aux bons soins du FMI avec son lot de conditionnalités et de réformes structurelles.
Une bulle de ces dettes publiques est en train de se former et une crise des taux est fortement prévisible (trop bas, personne n’en veut, trop haut, les Etats ne peuvent payer). Mais le battage médiatique autour de la dette publique a aussi une autre fonction : nous faire oublier la crise latente de la dette privée, à côté de laquelle celle des « subprimes » semblera mineure.
Comme le souligne Frédéric Lordon |10|, d’autres défaillances massives des dettes des ménages et des entreprises vont exploser à compter de 2010, 2011 et 2012. Ce sont les contrats de prêt Alt A mortgage.
Les banques vont voir leurs bilans se déprécier à hauteur de ces défaillances aggravées par la récession des activités industrielles et commerciales.
Elles appelleront à nouveau au secours les Etats qui, dociles, ouvriront encore les robinets salvateurs des « plans de sauvetage » et aggraveront encore plus la situation des dettes publiques.
Pour réduire les déficits engendrés par les services croissants de la dette et les nouveaux plans de relance, les Etats réduiront encore plus les dépenses publiques et en premier lieu la protection sociale et les régimes de retraite.
Sur fond de crise loin d’être finie…
Tout cela est à considérer dans un contexte où la crise économique est loin d’être finie, malgré les interprétations hâtives du faible regain de croissance constaté ces derniers trimestres.
La productivité du travail a baissé de 2.2%, d’où moins de profits pour les entreprises. Le surendettement, facteur de surconsommation (et de croissance du PIB), en explosant, ne sera plus opérant comme moteur de l’économie des pays riches.
Pour rétablir leurs taux de profit, les capitalistes vont réduire encore plus leurs coûts (et leurs investissements), donc augmenter le chômage et limiter, voire réduire, les salaires comme le prône le FMI en Europe Orientale.
Les politiques publiques, bridées par une dette publique devenue exponentielle et le refus d’augmenter la fiscalité des hauts revenus, s’orientent vers une baisse des investissements publics et des amortisseurs sociaux, d’où un retour prévisible à une situation récessive de l’économie.
Du fait de l’absence de mobilisation sociale suffisante, une reprise par une politique keynésienne (des travaux et investissements publics avec baisse du taux de profit avaient favorisé la sortie de crise dans les années 30) est donc à exclure.
La fuite en avant actuelle pour un retour à une économie ultralibérale du type de celle qui a généré la crise économique, entraîne l’économie mondiale tout droit dans le mur et ne peut fonctionner, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
La seule sortie de crise envisageable, pour sortir de cette spirale infernale, est dans le camp de la mobilisation sociale pour une transformation radicale de cette société. Faire la clarté sur les dettes publiques des pays du Nord, construire, via des audits citoyens des dettes publiques, les bases d’une autre logique économique et sociale tournée vers la satisfaction des besoins fondamentaux, sociaux et écologiques des habitants de la planète, est l’enjeu de la période noire qui s’ouvre devant nous.
A son niveau, le CADTM y contribuera.
Notes
|1| Sur le site du journal The Economist : http://buttonwood.economist.com/content/gdc.
|2| Mondiale ? Enfin presque, puisque les données concernent seulement 112 pays sur les 192 que comptent l’ONU (194 avec le Vatican et la Palestine qui y disposent de missions permanentes. A noter aussi sur l’Atlas de l’Economist l’absence de données pour une quinzaine de pays africains, de l’Irak, de l’Afghanistan. Du point de vue des pays du Nord, c’est sans doute quantité négligeable ou à taire...
|3| Jean Quatremer http://bruxelles.blogs.liberation.fr
|5| Cf. déclaration de Pascal Lamy, reprise par le Figaro du 2/10/2009
|6| Lettre OFCE n° 271 (2006) mais également aussi article d’Olivier Régis, les Echos du 08 octobre 2009
|7| Déficit annoncé pour la loi de finances pour 2010 =116 Mds d’€ ; Exonérations de cotisations sociales = 33 Mds d’€ ; plans de relance, soutien aux entreprises = 40 Mds d’€ ; dotation au capital des banques = 20 Mds d’€ ; allègements fiscaux décidés depuis 2000 au bénéfice des contribuables les plus aisés et pour les sociétés, effets pour 2010 = 42 Mds d’€ ; intérêts de la dette = 42,8 Mds d’€. Total de ces mesures = 177.8 Mds d’€.
|8| Banques Spécialistes en Valeurs du Trésor au 14/09/2009 (site Agence France Trésor) = Barclays Capital, BNP Paribas, Calyon, Citigroup, Commerzbank, Crédit Suisse, Deutsche Bank, Goldman Sachs, HSBC, JP Morgan, Merryl Lynch, Morgan Stanley, Natixis, Nomura, Royal Bank of Scotland, Santander, Société Générale, UBS.
|9| Cf. rapport de la mission d’information sur l’optimisation de la dépense publique, AN du 14 octobre 2009
|10| Frédéric Lordon, interview avec Daniel Mermet (là bas si j’y suis du 23 septembre 2009), repris par contreinfo.org (article 2803).
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