Variable d’ajustement des entreprises, près de 140 000 d’entres eux ont perdu leur emploi en 2008, les intérimaires ont subi avant les autres la baisse de production. L’histoire de Philippe, chauffeur routier de 52 ans, il en est à son sixième mois sans mission.
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Philippe habite depuis dix ans au seizième étage d’une HLM aux Coteaux, la plus grande ZUS de Mulhouse. Le 26 décembre 2008, pour la première fois, il a frappé, au rez-de-chaussée de sa tour, à la porte de l’association SOS Chômeurs. Avec en main un bon donné par l’assistante sociale du secteur, il est venu demander l’aide alimentaire : un colis de produits frais que les personnes en difficulté peuvent acheter pour 4 euros, deux fois par semaine. « Avant, je n’avais jamais fait appel à l’association », raconte ce chauffeur routier de cinquante-deux ans, marié et père de trois enfants. Intérimaire, il enchaînait depuis dix ans des missions pour diverses entreprises de transport. Mais, depuis le 4 octobre, « plus rien, pas un seul coup de fil ». Comme les Assedic, submergées par la vague d’inscriptions au chômage, ont tardé à instruire son dossier, il s’est retrouvé presque sans ressources pendant trois mois.
Dix années sans repos
Depuis le mois dernier, Philippe touche enfin son allocation chômage de 1 040 euros mensuels. Son épouse a même trouvé un travail, comme femme de ménage. Mais pour lui, toujours rien à l’horizon : « Quand j’appelle les agences d’intérim, c’est toujours le même refrain : "On n’a rien." Et c’est le cas dans tous les domaines, pas seulement le transport. » Comme il ne peut pas « rester sans rien faire », il donne un coup de main à l’association SOS Chômeurs. « Je leur ai récupéré une vieille camionnette, je bricole dessus et c’est moi qui la conduis pour aller chercher les denrées à la banque alimentaire », raconte le grand gaillard. « Maintenant, j’ai aussi le temps de m’occuper de mes filles. »
Le basculement dans le chômage est d’autant plus brutal que, jusqu’au 4 octobre 2008, il a travaillé sans relâche. C’est à vingt-six ans, au début des années quatre-vingt, qu’il débute comme chauffeur routier. À l’époque, il est en CDI, mais après une parenthèse de cinq ans au Sénégal, où il monte une boîte de transport qui fera faillite, il se retrouve le bec dans l’eau. On est en 2000, pour reprendre le métier en France, il doit passer une remise à niveau de trois jours, qu’aucun employeur ni l’ANPE ne veut lui payer. « Une boîte d’intérim a accepté de la prendre en charge, à condition que je travaille pour elle ensuite.
C’est comme ça que j’ai commencé dans l’intérim. » Pendant dix ans, les missions se succèdent. Parfois une semaine, parfois plusieurs mois, dans une multitude d’entreprises. Philippe décrit, sans se plaindre, un métier dur, « sans collègues », où les horaires à rallonge sont la norme. « Le stress a augmenté parce que les camions sont beaucoup plus performants, déplore-t-il. Il faut rouler vite pour respecter les délais fixés par le patron, qui ne tient pas compte de l’état du trafic, de la météo, de la fatigue du chauffeur. Et on croise des milliers de gens sur la route ! »
Des salariés en location
En dix ans, il a tout fait : la navette de nuit entre Mulhouse et Paris, Lille ou Lyon, le transport frigorifique, les matériaux dangereux. Plus tranquille, le camion de chantier pour le BTP, qui permet d’être à la maison chaque soir et d’accepter une mission en extra dans la nuit du vendredi au samedi. Au total, ses journées grimpent à douze ou treize heures de travail, ses semaines à soixante-dix ou quatre-vingts heures. « Parfois je restais quatre jours sans mission, je me reposais un peu. » Des vacances ? « Jamais. Un intérimaire ne prend jamais de vacances ! » assène-t-il comme on cite un article de loi. « Quand l’agence t’appelle, il faut être disponible tout de suite. » Il résume la condition d’intérimaire : « Aujourd’hui, les chauffeurs sont en location, comme les camions ! Quand l’entreprise n’en a plus besoin, elle rend les deux. On est devenus presque des objets. » Et dans la répartition du travail, les intérimaires récupèrent toujours les « mauvaises tournées, avec plein de chargements à faire ». Un jour, un chauffeur lui a dit : « Toi, tu es un intérim, c’est normal que tu fasses ce que les autres ne veulent pas faire. »
Lucide, il affirme pourtant avoir fini par « choisir de rester en intérim », pour le salaire. « Un chauffeur en fixe est payé trente-cinq heures au SMIC, les patrons ne paient jamais les heures supplémentaires. En intérim, je photocopie le disque du camion et l’agence facture les heures réelles. C’est le seul moyen que j’ai trouvé de faire respecter la loi. Je suis arrivé à de très bons salaires, avec des semaines à 500 ou 700 euros. Quand on m’a proposé l’embauche, c’était beaucoup moins bien payé. »
Une baisse d’activité généralisée
Même aujourd’hui, il ne regrette pas ce choix. « Si j’avais été en fixe, je serais passé à la trappe aussi, exactement pareil, estime-t-il. Sur le bassin de Mulhouse, quatorze entreprises de transport importantes ont mis la clé sous la porte en trois mois. » Et de décrire l’enchaînement qui a abouti à son chômage. « Ici, toute l’activité tourne autour de l’usine Peugeot. Les pièces détachées, les pneus, les phares, les pare-chocs arrivent d’autres usines ou bien de sous-traitants. Dès qu’il y a moins de production, il y a moins de transport. À côté de ça, les gens consomment moins, ça fait moins de marchandises à transporter vers les supermarchés. Dans le bâtiment, il n’y a plus de nouveaux chantiers, il reste seulement les travaux publics. Tout ça, c’est du travail en moins pour les chauffeurs. »
Philippe et sa famille n’ont pas d’argent de côté, mais « pas un centime de crédit, c’est ce qui nous sauve aujourd’hui », explique-t-il, laissant filtrer sa colère : « Cette crise, elle est provoquée par une minorité de friqués qui en profitent. Voyez Total, qui annonce 14 milliards d’euros de bénéfices et qui fout 600 personnes dehors. Et les Américains qui perdent leurs maisons, bradées aux enchères ! C’est un système monstrueux, le capitalisme. Nous, les chômeurs, on est la plus grande entreprise de France, la plus grande force de France ! Si des structures nous montaient bien contre le système Sarkozy, il serrerait les fesses, celui-là ! »
L'Humanité - 26.03.09
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