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25/03/2009

Politique de l’engagement sociologique

Gérard Mauger

La question de l’efficacité de la critique est prise entre la croyance de l’impuissance et dans l’illusion démocratique. Sa réception et son appropriation sont cependant possibles, sous certaines conditions sociales.

« Les gouvernements sont intéressés à faire en sorte que la société ne soit pas éclairée car s’ils éclairaient la société qu’ils gouvernent, il ne faudrait pas beaucoup de temps avant qu’ils soient anéantis par cette société qu’ils auraient éclairée »

Thomas Bernhard

« Nous travaillons aujourd’hui dans l’incertitude et l’ignorance du bien exact (du mal aussi hélas !) que nous pouvons faire »

Jacques Bouveresse

De même que, selon Sartre, l’écrivain « est dans le coup, quoi qu’il fasse », on peut considérer que la sociologie et, de façon plus générale, les sciences sociales, peuvent collaborer à l’exercice de la domination ou contribuer à sa critique (transgressant le principe wébérien de « neutralité axiologique », renonce-t-on pour autant à « la scientificité » de la sociologie ? Sans entreprendre de justifier cela ici, on peut considérer à l’inverse que la sociologie est d’autant plus « scientifique » qu’elle est plus systématiquement critique [1]). Le travail de gardien de l’ordre symbolique consiste, pour l’essentiel, à conforter la vision dominante du monde social (en renvoyant, par exemple, « les classes » et leurs « luttes » aux « poubelles de l’histoire »), à clôturer le champ des avenirs possibles (en prophétisant « la fin de l’histoire » et en claironnant urbi et orbi que « le néolibéralisme » est l’horizon indépassable de notre temps). Bref, elle consiste à renforcer l’orthodoxie, en particulier en faisant accéder la doxa à l’état d’opinion et en la créditant de la légitimité accordée à la science ou à ses apparences : « La force de l’autorité scientifique qui s’exerce sur le mouvement social et jusqu’au fond des consciences des travailleurs est très grande. Elle produit une forme de démoralisation. Et une des raisons de sa force, c’est qu’elle est détenue par des gens qui ont tous l’air d’accord entre eux – le consensus est en général un signe de vérité », déclarait Pierre Bourdieu lors de la séance inaugurale des états généraux du mouvement social [2]. Elle consiste à rationaliser l’exercice de la domination symbolique, grâce à l’usage des instruments de connaissance construits par les sciences sociales [3] ou de simulacres qui permettent de s’attribuer les bénéfices de la légitimité scientifique [4]. Dans la perspective inverse, il s’agit de dévoiler les mécanismes [5] et les stratégies de domination [6] et de contribuer ainsi à les contrecarrer, en libérant les forces potentielles de résistance et de refus neutralisées par la méconnaissance.

La sociologie supplétive de l’ordre symbolique, peut céder d’autant plus facilement à l’illusion de sa toute-puissance, que l’orthodoxie a partie liée avec le bon sens, le sens commun, la doxa : « les pouvoirs intellectuels ne sont jamais aussi efficients, écrit Pierre Bourdieu, que lorsqu’ils s’exercent dans le sens des tendances immanentes de l’ordre social [7] », redoublant symboliquement les rapports de forces sociales. Mais quelle peut être, à l’inverse, la force de la critique sociologique ? Quels peuvent être les effets de révolutions opérées dans l’ordre des mots sur l’ordre des choses ? Peut-être ne s’agit-il pas tant aujourd’hui de dénoncer les fantasmes d’omnipotence d’intellectuels qui rêvaient de « refaire le monde », que de démystifier la croyance symétrique à l’impuissance qui justifie toutes les démissions. Passés les excès de confiance dans les pouvoirs des discours, peut-être s’agit-il de lutter contre les excès de défiance ? Quoi qu’il en soit, le renoncement aux illusions de la logothérapie reste un préalable nécessaire à l’analyse des conditions sociales de l’efficacité de la critique.

Les illusions de la « logothérapie »

L’illusion d’omnipotence des intellectuels « engagés [8] » repose sur une forme spécifique d’ethnocentrisme et sur la méconnaissance corrélative de la force des choses. Cet ethnocentrisme scolastique peut se décliner, selon Pierre Bourdieu, de quatre manières : la croyance aux vertus de la discussion, une vision enchantée des rapports de force politiques, l’illusion constructiviste et l’optimisme populiste.

La vision enchantée d’univers scolastiques où les contraintes sociales seraient réduites à des contraintes logiques [9] et l’immersion prolongée des intellectuels dans une activité réglée de discussion et de justification des énoncés, permettent d’expliquer la croyance – aveugle ou sceptique, mais en tout cas suffisante pour continuer de participer au jeu – aux vertus de la discussion, de rendre compte de l’idéal logique et moral – inégalement intériorisé mais toujours honoré, sinon respecté – et de l’illusion démocratique. Mais cette croyance en la toute puissance du discours ignore les conditions économiques et sociales indispensables pour que puissent s’instaurer des délibérations publiques susceptibles de conduire à un consensus rationnel. Contre cet angélisme scolastique, il faut s’interroger sur les conditions d’efficacité d’une Realpolitik de la raison qui tienne compte de l’inégalité réelle dans l’égalité formelle [10]. L’illusion démocratique a pour corollaire une vision enchantée des rapports de force politiques réduits à des rapports de communication, de « dialogue ». Elle est également solidaire de l’illusion constructiviste qui tend à faire du monde social un pur produit d’une construction performative : de ce point de vue, changer le langage, c’est changer la réalité, dont on ignore ou veut ignorer qu’elle est aussi inscrite dans l’objectivité des institutions, des choses et des corps.

Quant à l’optimisme populiste qui ne connaît de « dominés » que « résistants [11] », il confond le rapport intellectuel (c’est-à-dire scolastique) aux conditions dominées et le rapport dominé à cette condition : vision populiste du peuple comme lieu de résistance, sinon de subversion, qui fonde les attentes de l’affranchissement politique de l’effet automatique de « la prise de conscience » (contre « la fausse conscience »). Ignorant que « l’ordre institué tend toujours à apparaître, même aux plus défavorisés, comme allant de soi, nécessaire, évident, plus nécessaire, plus évident en tout cas, qu’on ne pourrait le croire du point de vue de ceux qui, n’ayant pas été formés dans des conditions aussi impitoyables, ne peuvent que les trouver spontanément insupportables et révoltantes [12] », l’optimisme populiste ignore du même coup que la force des arguments n’a guère d’efficacité contre les dispositions et la force des choses [13]. Parce que les structures cognitives mises en œuvre sont les produits de l’incorporation des structures du « monde vécu », l’habitus fonctionne comme force de rappel au « topos d’origine » (si chacun « s’y retrouve », « se sent chez lui », c’est parce que ce topos est en lui) et « tend à réduire les dissonances entre les anticipations et les accomplissements en opérant une fermeture plus ou moins totale des horizons [14] ». L’adhésion à l’ordre établi, « la soumission », « le conformisme » résultent de l’intériorisation durable, sinon indélébile, des structures sociales sous la forme de schèmes de perception (haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir, etc.), de dispositions et de croyances qui échappent à l’emprise de la conscience. « Cette soumission, écrit Pierre Bourdieu, n’est pas un acte de conscience, une simple représentation mentale susceptible d’être combattue par la seule force intrinsèque des idées vraies, mais une croyance tacite et pratique rendue possible par l’accoutumance qui naît du dressage des corps [15] ». Elle explique la facilité, à certains égards déconcertante, avec laquelle, tout au long de l’histoire, mises à part quelques situations de crise, les dominants imposent, sans coup faillir leur domination. En d’autres termes, ce qui fait problème, c’est que, en dehors d’exceptionnelles situations de crise, l’ordre établi ne fait pas problème. C’est pourquoi il est vain de croire à une possible transformation des rapports de domination par la vertu d’une simple « conversion des esprits » (des dominants ou des dominés) à l’issue d’une logothérapie collective qu’il appartiendrait aux intellectuels d’organiser. En fait, écrit Pierre Bourdieu, « l’action symbolique ne peut, par soi seule, et en dehors de toute transformation des conditions de production et de renforcement des dispositions, extirper les croyances corporelles, passions et pulsions qui restent totalement indifférentes aux injonctions ou aux condamnations de l’universalisme humaniste [16] ». La croyance aux vertus thérapeutiques de la seule critique sociologique est d’autant plus vaine que ces exhortations à « la prise de conscience » entravent la perpétuation de l’illusion sur soi qui permet de sauvegarder une forme tolérable de « vérité subjective » et que l’ethnocentrisme scolastique méconnaît les coûts matériels et symboliques de la révolte. « Du fait notamment que l’ordre établi, même le plus pesant, procure des profits d’ordre qu’on ne sacrifie pas à la légère, l’indignation, la révolte et les transgressions (dans le déclenchement d’une grève par exemple) sont toujours difficiles et douloureuses et presque toujours extrêmement coûteuses, matériellement et psychologiquement », écrit Pierre Bourdieu [17]. Accepter – ou découvrir – la vérité dépend au moins pour partie de l’intérêt au dévoilement. Mais l’intérêt à la vérité n’a rien d’universel, ne serait-ce que parce qu’il contrecarre les intérêts à l’aveuglement.

Ces obstacles structuraux à l’appropriation de la critique sociologique sont par ailleurs redoublés par les entraves mises à sa diffusion au-delà d’un cénacle d’initiés [18], par sa difficulté intrinsèque et par l’inégale distribution du capital culturel (de sorte qu’elle est virtuellement possible pour ceux qui y sont le plus farouchement hostiles et particulièrement improbable pour ceux qui y ont objectivement intérêt), sans compter la résistance opposée par les porte-parole des groupes dominés à ce qu’ils perçoivent comme une menace d’« hégémonie savante » et par les différentes formes d’anti-intellectualisme populaire etc. Comment, dans ces conditions, ne pas souscrire au pessimisme de Jacques Bouveresse qui considère que « pour vaincre cette inertie de dispositions qui tiennent à ce que Pascal appelle la “ coutume ”, c’est-à-dire pour Bourdieu, à l’éducation et au dressage des corps, il faut bien autre chose que la “ force des idées vraies ”, qu’elles viennent de la sociologie ou d’un autre secteur quelconque de la connaissance [19] ».

L’aire de la doxa

Pourtant, si « l’extraordinaire inertie qui résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps [20] » n’incite guère à croire aux vertus de la « prise de conscience », la sociologie ne peut pas pour autant ignorer les grèves, les révoltes ouvrières et paysannes, les révoltes étudiantes (de la critique de la famille et de l’université à celle de l’ordre social), les conflits de générations au sein des différents champs de l’espace social, entre « détenteurs » (portés à l’orthodoxie) et « prétendants » (portés à l’hérésie), les révoltes féministes etc., les résistances individuelles et collectives, ordinaires et extraordinaires, durables et ponctuelles, passives et actives, bref les ruptures – au moins temporaires – avec « l’ordre des choses ». Comment est-il possible de se soustraire à la violence symbolique, de s’arracher à l’évidence silencieuse de la doxa ? Comme le note Jacques Bouveresse, « Pierre Bourdieu a toujours cherché […] à la fois à expliquer pourquoi [les choses] sont si difficiles à changer et à montrer comment elles peuvent ou pourraient changer ». En fait, les instruments conceptuels construits par Pierre Bourdieu (habitus, champ, violence symbolique etc.) qui permettent d’analyser la reproduction, l’inertie de l’ordre social, permettent également d’étudier sa remise en cause [21].

L’analyse des conditions sociales de réceptivité à la critique sociologique passe par l’analyse sociologique différentielle des rapports au monde social ou, plus précisément, des variations de l’étendue de l’aire de la doxa, donc aussi de celle des opinions hétérodoxes. S’il est vrai que les représentations du « monde des autres [22] » à travers les schèmes de perception de l’ethos populaire (la dialectique « jalousie/fierté » décrite par Florence Weber [23]) peuvent, sous certaines conditions, susciter l’indignation, sinon la révolte, que l’expérience réitérée des écarts entre prestations et rétributions peut, dans certaines conjonctures, éveiller un sentiment d’injustice, que les écarts entre discours et pratiques, entre promesses et réalités ou les incohérences logiques trop manifestes peuvent engendrer la colère, que les atteintes à la dignité, au sens de l’honneur peuvent provoquer la rage, à l’inverse, le sentiment d’impuissance, le rappel à l’ordre de la nécessité et le stoïcisme corrélatif imposent un refoulement plus ou moins durable, plus ou moins efficace de l’indignation morale, des révoltes logiques ou de la colère : d’où l’instabilité, l’imprévisibilité de l’humeur des dominés à l’égard des appels à la révolte. Parce que ces révoltes supposent des instruments d’expression et de critique qui sont inégalement distribués, les professionnels du travail d’explicitation peuvent, dans certaines circonstances, se faire les porte-parole de dominés réduits au silence : détournement, transfert de capital culturel qui leur permet d’accéder à la mobilisation collective et à l’action subversive contre l’ordre symbolique établi.

De façon générale, l’étude des sensibilités différentielles à l’ordre et au désordre renvoie à celle des degrés d’intégration de l’habitus. Les habitus clivés, déchirés, portent sous la forme de tensions et de contradictions la trace des conditions de formation contradictoires dont ils sont le produit : les situations de « double contrainte » (« ethos de l’entre soi/discipline d’usine », « classe d’origine/classe d’appartenance », « pays d’émigration/pays d’immigration » etc.) font les habitus déchirés, livrés à la contradiction et à la division contre soi-même (« clivage du moi »), la multipositionnalité induit la distance au rôle opposée aux habitus « unidimensionnels » des oblats et des apparatchiks etc.

De même, « être à sa place », « tenir son rang », « rester à sa place », cela suppose l’ajustement des dispositions aux positions, la coïncidence des espérances et des chances objectives, l’homologie de l’habitus et de l’habitat : les décalages, les discordances, les ratés font les habitus « déconcertés ». Or l’homologie entre l’espace des positions et l’espace des dispositions n’est jamais parfaite : c’est pourquoi il existe toujours des agents « en porte-à-faux », « déplacés », « mal dans leur place » et « mal dans leur peau ». On peut supposer que « se sentir déplacé » incline à l’objectivation et à la critique, sinon à la lucidité. De façon générale, les habitus déconcertés naissent de l’écart, vécu comme surprise positive ou négative entre les attentes et l’expérience : écarts liés à l’inertie des habitus (dont Don Quichotte livre le paradigme) ou, à l’inverse, au changement du mode de génération des nouvelles générations, aux déplacements, ascendants ou descendants, inter ou intra-générationnels qui confrontent les habitus des « parvenus » et des « déclassés » à des conditions d’actualisation distinctes de celles dans lesquelles ils ont été produits, ou encore au désajustement structurel des espérances subjectives et des chances objectives lié au déclassement structurel produit à la fois par la généralisation de la scolarité et la dévaluation des titres scolaires qu’elle induit et par la généralisation de l’insécurité salariale [24].

Le désajustement des espérances et des chances ouvre ainsi une marge de liberté à l’action politique. Du point de vue de la réceptivité à la critique de l’ordre établi, l’écart optimal entre espérances subjectives et chances objectives se situe sans doute dans cette zone d’incertitude située entre l’assurance de la réussite (« à tous les coups l’on gagne ») et la certitude de l’échec (« à tous les coups l’on perd ») : l’anéantissement des chances (« no future ») induit, en effet, le plus souvent celui des défenses psychologiques, une désorganisation générale et durable de la pensée oscillant entre onirisme et démission. « La possession des assurances minimales concernant le présent et l’avenir, qui sont inscrites dans le fait d’avoir un emploi permanent et les sécurités associées est […] ce qui confère aux agents ainsi pourvus les dispositions nécessaires pour affronter activement l’avenir [25] ».

On peut enfin s’interroger sur les conditions de possibilité d’un affranchissement temporaire des injonctions muettes de l’ordre symbolique, d’une mise en suspens de la domination, d’une « épokhé de l’attitude naturelle » (Schütz) : tel est le cas de l’existence temporairement affranchie de la domination des situations de crise (mai 1968), des jours de grève ou de la skholè temporaire des vacances, « existence libérée du temps, parce que libérée de l’illusio, de la pré-occupation, par la mise en suspens de l’insertion dans le champ, donc dans la concurrence – on parle communément de « faire le vide » ou de « décrocher » – et, le cas échéant, par l’insertion dans des univers sans concurrence, comme la famille ou certains clubs de vacances, univers sociaux fictifs souvent vécus comme libérés et libérateurs [26] ». S’il est vrai que « la reprise [27] », « le traintrain », renvoient au passé, aux souvenirs, c’est-à-dire à l’inconscient, ces expériences d’affranchissement temporaire, faisant oublier ainsi que l’expérience du monde comme allant de soi, que l’adaptation « naturelle », « automatique » aux positions dominées est un rapport socialement construit, l’existence même de ces expériences refoulées ouvre virtuellement la possibilité de les réactiver.

Que faire ?

S’il est vrai que tout projet de réforme de l’entendement optimise ses chances de réception auprès d’habitus clivés, déchirés, déconcertés, désajustés, dans des situations d’exception (grèves, mouvements sociaux, etc.) ou de crise structurale (désajustement structural des espérances et des chances), quels peuvent être les enjeux, les stratégies, les tactiques de la critique sociologique ? Une Realpolitik de l’universel implique d’abord « une lutte politique permanente pour l’universalisation des conditions d’accès à l’universel [28] », favorisant partout et par tous les moyens l’accès de tous aux instruments de l’universel. Dans cette perspective, s’il est vrai que « les programmes nationaux, écrits ou non-écrits, produisent des cerveaux nationalement programmés [29] », il faut inscrire l’hétérodoxie au programme. Parce que le pouvoir sur les instruments incorporés de connaissance (schèmes de perception et d’appréciation, principes de division) est un pouvoir de faire voir et de faire croire, le projet de subvertir l’ordre des choses implique une « politique de la perception » visant à transformer les catégories à travers lesquelles il est perçu, les mots dans lesquels il est exprimé.

La critique sociologique peut également tenter de réactiver « l’inconscient social » et de combattre le refoulement de tout ce qui touche la réalité sociale, lutter contre toutes les entreprises de « naturalisation » du social, travailler au retour du refoulé, rompre le cercle enchanté de la dénégation collective, « opérer la mise en suspens de la mise en suspens du doute sur la possibilité que le monde social soit autrement qui est impliquée dans l’expérience du monde comme allant de soi [30] ». De façon générale, l’imagination et l’action novatrices ne peuvent réussir que pour autant que, « agissant comme des déclics ou, mieux, des déclencheurs symboliques capables de liciter et de ratifier, par la vertu de l’explicitation et de la publication, des malaises ou des mécontentements diffus, des désirs socialement institués plus ou moins confus, elles parviennent à réactiver des dispositions que les actions d’inculcation antérieures ont déposé dans les corps [31] ». Dans cette perspective, une politique de l’engagement sociologique peut mobiliser la critique historique [32], la transgression symbolique [33], le Witz enfin qui peut exercer un effet de catharsis exprimé dans un rire libéré et libérateur. Car s’il est vrai que le regard sociologique de Pierre Bourdieu est parfois désenchanteur, il peut aussi contribuer à bâtir « un monde où chacun pourrait regarder l’autre en riant ».

Notes

[1] Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange », in Questions de sociologie, Minuit, 1980, p. 19-36 ; « Pour un savoir engagé », in Contre-feux 2, Raisons d’agir, 2001, p. 33-41 ; « Science, politique et sciences sociales », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 141-142, mars 2002, p. 9-10 ; « Les chercheurs et le mouvement social », in Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, 2002, p. 465-469. Voir également le débat engagé sur ce thème dans l’ouvrage collectif dirigé par Bernard Lahire, À quoi sert la sociologie ?, La Découverte, 2002.

[2] « Les chercheurs, la science économique et le mouvement social », in Contre-feux, Liber Raisons d’agir, 1998, p. 58-65.

[3] Cf. l’usage des sondages comme instruments de démagogie rationnelle (Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Questions de sociologie, op. cit., p. 222-235 ; « Remarques à propos de de la valeur scientifique et des effets politiques des enquêtes d’opinion », in Choses dites, Minuit, 1987, p. 217-224 ; Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1990).

[4] Cf. l’usage de la « consultation » comme instrument d’illusionnisme politique (Gérard Mauger, « La Consultation nationale des jeunes. Contribution à une sociologie de l’illusionnisme social », Genèses, n° 25, décembre 1996, p. 91-113).

[5] C’est-à-dire mettre en évidence « la violence fondatrice qui est occultée par l’accord entre l’ordre des choses et l’ordre des corps » (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p. 224).

[6] Et en particulier « la contribution que la connaissance rationnelle peut apporter à la monopolisation de fait des profits de la raison universelle » (Pierre Bourdieu, Ibid., p. 99-100).

[7] Pierre Bourdieu, op. cit., p. 11.

[8] Sur les différentes modalités de l’engagement des intellectuels, cf. Gérard Mauger, « L’engagement sociologique », Critique, n° 589-590, 1995.

[9] Mais quiconque y a séjourné assez longtemps ne peut pas complètement méconnaître un fonctionnement souvent beaucoup plus prosaïque…

[10] Sur ce sujet, voir Lilian Mathieu, « La politique comme compétence : Pierre Bourdieu et la démocratie », Contretemps, n° 3, février 2002.

[11] Le pessimisme symétrique déplore leur « résignation ».

[12] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 207.

[13] Les dispositions initiales (« l’habitus primaire ») sont incorporées au sein d’un groupe familial socialement et spatialement situé, au cours d’une expérience précoce et prolongée d’interactions habitées par les structures de domination. « L’enfant incorpore du social sous formes d’affects, mais socialement colorés, qualifiés », écrit Pierre Bourdieu ( Méditations pascaliennes, op. cit. , p. 200) et c’est ainsi que l’ordre social s’inscrit dans les corps, « sous la forme de dispositions qui […] s’expriment et se vivent dans la logique du sentiment ou du devoir, souvent confondus dans l’expérience du respect, du dévouement affectif ou de l’amour, et qui peuvent survivre longtemps à la disparition de leurs conditions sociales de production » (ibid., p. 215).

[14] Ibid., p. 275. Parce que le point de vue de l’habitus est nécessairement « local », on peut s’interroger sur les effets d’un élargissement de l’horizon social : la sociologie a, entre autres vertus, celle de tenter d’appréhender toute situation « dans son ensemble ».

[15] Ibid., p. 205.

[16] Ibid., p. 215.

[17] Ibid., p. 274.

[18] « On ne peut évidemment pas compter sur les patrons, les évêques ou les journalistes pour louer la scientificité de travaux qui dévoilent les fondements cachés de leur domination et pour travailler à en divulguer les résultats », écrivait Pierre Bourdieu (« Prologue », in Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1980). Mais, comme tout autre empire, celui de la communication n’est pas sans failles : d’où l’importance du repérage et d’un usage contrôlé de ces « maillons faibles ».

[19] Jacques Bouveresse, « À Pierre Bourdieu, la philosophie reconnaissante », in Eveline Pinto (dir.), Penser l’art et la culture avec les sciences sociales. En l’honneur de Pierre Bourdieu, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 13-20.

[20] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 206.

[21] « La fécondité de cette conception de l’action tient à ce qu’elle s’attache à penser le changement et la conservation avec les mêmes instruments », notent Lilian Mathieu et Violaine Roussel (« Pierre Bourdieu et le changement social », Contretemps, n° 4, mai 2002).

[22] Richard Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, 1970.

[23] Florence Weber, Le travail à-côté. Études d’ethnographie ouvrière, INRA-EHESS, 1989.

[24] Pierre Bourdieu, « Classement, déclassement, reclassement », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 24, 1978.

[25] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 266.

[26] Ibid., p. 250.

[27] Hervé Le Roux, Reprise, Calman-Lévy, 1998 (récit de l’enquête-tournage du film dont il est le réalisateur).

[28] Ibid., p. 100.

[29] Ibid., p. 41.

[30] Ibid., p. 207.

[31] Ibid., p. 277.

[32] « Seule la critique historique, arme majeure de la réflexivité, peut libérer la pensée des contraintes qui s’exercent sur elle quand, en s’abandonnant aux routines de l’automate, elle traite comme des choses des constructions historiques réifiées », écrit Pierre Bourdieu (Ibid., p. 218).

[33] « La transgression symbolique d’une frontière sociale a par soi un effet libérateur parce qu’elle fait advenir pratiquement l’impensable. Mais elle n’est elle-même pensable, et symboliquement efficiente, au lieu d’être simplement rejetée comme un scandale […], que si certaines conditions objectives sont remplies. Pour qu’un discours ou une action (iconoclasme, terrorisme, etc.) visant à mettre en question les structures objectives ait une chance d’être reconnu comme légitime […] et d’exercer un effet d’exemplarité, il faut que les structures ainsi contestées soient elles-mêmes dans un état d’incertitude et de crise propre à favoriser l’incertitude à leur propos et la prise de conscience de critique de leur arbitraire et de leur fragilité », écrit Pierre Bourdieu (Ibid., p. 279).

Mouvements.info

1 comentário:

Anónimo disse...

Lamentavelmente são escassos os sociólogos portugueses que recusam os favores dos poderes dominantes. Seja o da capelinha académica seja o poder político em que tantos servem servilmente.

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