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13/06/2010

Les clercs du génie patronal

La légitimation experte de la réforme de l’assurance maladie - Frédéric PIERRU, Chargé de Recherche CNRS

Pour qui veut objectiver les divisions et les luttes internes au monde patronal, l’assurance maladie constitue un terrain de premier choix. En effet, selon que l’on considère la santé sous l’angle de la dépense ou, à l’inverse, sous celui, mieux connu, de son financement ou de son "coût", les intérêts patronaux divergent radicalement. D’un côté, la profession médicale, l’industrie pharmaceutique, les producteurs de biens médicaux (prothèses, etc.), l’hospitalisation privée et, bien sûr, les assureurs commerciaux sont les principaux bénéficiaires d’un marché de la santé en forte expansion [1]. De l’autre, les entreprises qui financent l’assurance maladie obligatoire mènent la "bataille des charges" au nom de la "nécessaire" diminution du coût du travail. Faire la genèse du projet patronal de refonte de l’assurance maladie n’a pas seulement pour intérêt de mettre en évidence la construction socio-historique des intérêts patronaux et de leurs contradictions. Cela permet aussi de comprendre les modalités par lesquelles le patronat impose ses vues aux gouvernements.
Un texte issu du numéro 10 de la revue Savoir/agir, (possibilité de commander ce numéro en ligne)


À la santé des patrons !


Jusqu’au début des années 1990, le patronat, partie prenante de la gestion "paritaire" des organismes de sécurité sociale, s’est accommodé de l’héritage de la Libération qui, pourtant, l’a malmené. Les patrons ne sont qu’en contrepoint dans les conseils d’administration des caisses, tandis que l’État se réserve les décisions clés (définition des missions de l’institution, fixation du niveau des prestations et des cotisations) [2].
En 1965, Pierre de Calan rédige et publie au nom du CNPF une "charte libérale" qui, répondant rudement aux thèses d’un ouvrage du grand commis de l’État François Bloch-Lainé, dessine un véritable projet de société : y sont vertement tancés l’interventionnisme étatique et la planification technocratique et, à l’inverse, y sont célébrées les vertus du profit et de la liberté patronale, la libéralisation des prix et du marché du travail, la supériorité du contrat sur la loi. Mais ce document n’aura guère d’écho. L’objectif principal du patronat consistera dès lors à obtenir le rééquilibrage du partage des cotisations entre salariés et entreprises ainsi que l’autonomisation des différentes branches de la sécurité sociale afin d’encourager leur "responsabilisation" financière. Il sera entendu du ministre gaulliste des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney. La réforme de 1967 instaure par ailleurs un paritarisme strict entre représentants patronaux et syndicaux dans les conseils d’administration des caisses. Si FO, comme la CGT et la CFDT, s’oppose à cette dépossession, cela ne l’empêche pas de présider, grâce au soutien du patronat, la nouvelle Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Cette alliance va durer vingt-huit ans dans le cadre de ce que l’on a pu appeler la "fiction paritaire" [3]. En dépit des régulières alarmes concernant la forte croissance des dépenses de santé, le CNPF, sensible aux intérêts du patronat industriel (UIMM), demeure fidèle au Yalta implicite de l’après-guerre : aux salariés l’administration des caisses de sécurité sociale, aux patrons la liberté managériale dans l’entreprise. Il est d’autant moins incité à se mobiliser pour maîtriser les dépenses que ce sont les salariés qui sont mis à contribution pour financer leur augmentation. Ces derniers doivent aussi, avec la création du secteur II dit à honoraires libres, la hausse des tickets modérateurs et la création du forfait hospitalier, suppléer à la privatisation rampante du risque maladie qui s’amorce à compter des années 1980. Tout porte donc les représentants du CNPF à se satisfaire de la situation.

Le patronat prend de l’assurance


Le contexte change au tournant des années 1990. Le traité de Maastricht, en 1992, ferme définitivement la porte à l’Europe sociale et au "laxisme de gauche", selon l’expression réjouie d’un économiste du CNPF [4]. Pour les PDG des grandes entreprises françaises, c’est le moment de bousculer les compromis historiques. Le "parti des patrons" se sent d’autant plus pousser des ailes que la plus grave récession de l’après-guerre creuse considérablement les déficits et la dette publics. Les porte-parole patronaux appellent à la "réforme" de l’État et de la sécurité sociale au nom de l’impérative réduction du niveau des prélèvements obligatoires, notamment sous l’impulsion de Denis Kessler, vice-président du CNPF [5]. Au même moment, une commission présidée par Raymond Soubie (l’actuel conseiller social de Nicolas Sarkozy), pose les bases intellectuelles du futur plan Juppé [6]. Un an plus tard, le rapport d’une commission présidée par Alain Minc reprendra l’essentiel des préconisations du rapport "Santé 2010" élaboré dans le cadre du Plan en 1993 [7]. Non content de participer activement à ces réflexions, le CNPF apporte sa propre contribution au débat avec la publication du rapport Joly, en 1993 [8]. Le plan Juppé de 1995 est l’occasion d’un changement d’alliance à la tête de la CNAMTS : le CNPF lâche FO, opposé à ces mesures, au profit de la CFDT qui les soutient.
Sur le plan interne, la récession économique et l’orientation résolument néolibérale de la construction européenne accélèrent la montée en puissance au sein du Medef des porte-parole de la finance, au premier rang desquels la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA). Celle-ci triple, au début des années 1990, sa quote-part au financement du CNPF. Il s’agit d’une tendance de long terme, ainsi que l’avait souligné Pierre Bourdieu : non seulement les "patrons d’État", détenteurs d’un important capital scolaire puisqu’issus des grandes écoles du pouvoir (Sciences Po, ENA, Polytechnique, etc.) et placés à la tête des grandes entreprises liées à l’État, tendent à disqualifier les héritiers des grandes dynasties bourgeoises et les parvenus issus de la petite bourgeoisie du commerce et de l’artisanat, mais encore, au sein de leur propre groupe et en raison de la concentration et de la bureaucratisation des grandes firmes publiques et privées, les représentants du capital bancaire tendent à dominer ceux du capital industriel. Les banquiers sont "en mesure d’imposer leurs visions et leurs prévisions" qui font passer au premier plan les problèmes de gestion et appréhendent l’avenir d’un point de vue financier et comptable, aux dépens des industriels et des techniciens qui s’intéressent d’abord à la rationalisation technique [9]. Les nouvelles règles du jeu économique avantagent ainsi les anciens élèves de Sciences Po et de l’ENA, dont l’habitus et le capital social accumulé les prédisposent à jouer le rôle d’intermédiaires.
La direction du CNPF qui succède, en décembre 1997, à celle de Jean Gandois, permet de mesurer ces évolutions. Partisan du dialogue social et de l’entreprise "citoyenne", Jean Gandois est remplacé par Ernest-Antoine Seillière, héritier des "maîtres de forges" mais passé par l’ENA (où il a côtoyé notamment Jean-Pierre Chevènement, Jacques Toubon et… Lionel Jospin). Après un court passage au début des années 1970 dans les cabinets ministériels, notamment celui de Jacques Chaban-Delmas, le baron Seillière prend la tête de deux holdings financières en charge de la gestion du patrimoine des 450 héritiers de la famille Wendel, qui détiennent des participations dans Cap Gemini, Valeo ou encore Véritas [10]. La montée en puissance des assureurs est, elle, symbolisée par deux noms : Claude Bébéar et Denis Kessler. Né en 1935, polytechnicien (promotion 1958), Claude Bébéar décide de s’orienter non pas vers les positions de pouvoir économique que son cursus scolaire l’autoriserait à briguer (en dépit de son mauvais rang de sortie) mais, de façon surprenante, vers une petite mutuelle normande dont il prend la tête en 1974. Profitant à plein des opportunités offertes par la déréglementation financière du début des années 1980, il se lance alors dans une série de vingt acquisitions en vingt ans, parmi lesquelles l’achat du groupe Drouot en 1982 et la Compagnie du Midi en 1989. Entre-temps, l’entreprise change de nom pour devenir AXA, qui fusionne avec l’UAP en 1997, faisant d’AXA la première compagnie nationale d’assurance et l’un des géants mondiaux du secteur. La financiarisation de l’économie fait ainsi passer Claude Bébéar du statut de déclassé par le bas à celui de "parrain du capitalisme français", faisant et défaisant les réputations et les carrières des grands patrons français [11]. Son ascension a rendu possible celle de son cadet Denis Kessler, dont on trouvera le parcours plus loin.

Quand les assureurs emménagent à tous les étages de la Sécu


La nouvelle direction du Medef joue à fond de la communication pour imposer ses projets, parfois délibérément provocateurs [12]. La mise en concurrence de l’assurance maladie est l’un d’entre eux. L’ambition de la direction est de trouver une formule qui permette de concilier les intérêts patronaux dont on a vu combien ils pouvaient diverger. C’est Claude Bébéar lui-même qui lance l’offensive dès 1997, relayé par Denis Kessler en 2001. L’architecture de l’assurance maladie proposée comporterait trois étages.
Le premier, obligatoire et financé non plus par des cotisations sociales assises sur les salaires mais par ce quasi-impôt qu’est la CSG, couvrirait un "panier de soins" de base dont la gestion serait confiée, selon la volonté des assurés, aux caisses primaires d’assurance maladie, aux mutuelles ou aux assureurs, placés en concurrence. Le second étage, facultatif, serait celui de l’assurance maladie complémentaire (AMC), dont l’accès pour les plus démunis serait garanti par l’État et dont les contrats seraient étroitement encadrés par la puissance publique. Le troisième étage, totalement libre et individuel, celui de l’assurance santé "supplémentaire", donnerait accès aux soins jugés "non essentiels", "de confort". Les différentes composantes du patronat trouvent toutes leur compte dans cette nouvelle "architecture".
En effet, la fiscalisation des recettes, via la CSG, permet de satisfaire la revendication de la baisse des "charges sociales". Les trois étages permettent aux assureurs de capter une partie de la manne des dépenses de santé. Si maîtrise des dépenses il y a, elle ne peut porter que sur le premier étage (concentré sur les malades et les soins dits "lourds", c’est-à-dire non rentables pour les assureurs) et non sur la totalité des dépenses de santé, partiellement financées sur fonds publics au niveau du deuxième étage…
Il ne faudra pas longtemps au Medef pour engranger les premiers bénéfices de son offensive, sur un terrain a priori inattendu : la loi instaurant la couverture maladie universelle, votée en 1999 [13]. En effet, le bénéficiaire de la CMU a le choix, pour les soins relevant de la couverture universelle de base (le "panier de soins"), entre la CPAM, une mutuelle ou un assureur (premier étage). La loi, dans son volet "complémentaire santé", prévoit en outre une aide à l’achat d’une complémentaire pour les individus dont les revenus seraient juste au-dessus du plafond donnant droit à la complémentaire gratuite (deuxième étage). Le pragmatisme patronal permet de faire d’une pierre "sociale" (au moins) trois coups néolibéraux : l’existence d’un "filet de sécurité" pour les plus démunis pourra être invoquée à chaque vague de déremboursements ; la contribution financière des assureurs au dispositif leur permet de se départir de la mauvaise image de "sélectionneurs de risques", intéressé seulement par les jeunes actifs bien portants ; la réforme banalise l’idée de la mise en concurrence des caisses d’assurance maladie. Le patronat ne s’arrête pas là : en 2003, l’inspecteur général des Affaires sociales Jean-François Chadelat, dans un rapport retentissant, propose de généraliser cette architecture.
Un politiste américain a appelé "dérive" (drift) cette stratégie de privatisation incrémentale au moyen de la non-adaptation délibérée des dispositifs de socialisation des risques aux transformations de l’environnement socioculturel et économique (hausse des besoins, progrès médical, etc.), ce qui permet à d’autres dispositifs, privés ceux-là, initialement limités et marginaux, de se déployer dans le moyen terme (layering ou empilement) [14].
Le second type de clerc patronal est l’expert-économiste. Toute proposition de réforme doit, pour être audible et crédible, se référer à des savoirs économiques [15]. Or, à compter du milieu des années 1970, l’économie médicale sort du double giron de l’État et de la médecine pour s’intégrer au courant dominant de la science économique, se muant en "économie de la santé". Ce processus prend appui sur des intérêts économiques et sociaux portés à contester la rationalité et la légitimité de l’action publique dans le secteur de la santé. De fait, les années 1980 et 1990 sont, pour les économistes de la santé, le "temps de tous les engagements" [16], pour certains à gauche (avec les associations de patients/usagers par exemple) et pour d’autres, à droite (avec le patronat). Dès 1986, Robert Launois, avait tenté de tirer profit du tournant néolibéral du RPR et de l’intérêt porté à ses travaux par un think tank patronal, l’Institut La Boétie, pour importer, en France, les réseaux de soins coordonnés (Health Maintenance Organizations) made in USA. Les tensions, à compter des années 1990, sur la scène de fabrication des politiques de santé accentuent l’appel d’air pour les raisonnements économiques que les intérêts sectoriels tentent d’enrôler dans les luttes qui les opposent. C’est le cas de l’industrie pharmaceutique aux sollicitations de laquelle répondent certains chercheurs du laboratoire d’Émile Lévy (où se rencontrent Kessler et Ewald), déménagé, en 1973, de Nanterre à Dauphine, où il devient le LEGOS. L’un des économistes les plus engagés dans ce processus est Claude Le Pen, qui a fait quasiment toute sa carrière à Dauphine, aux côtés d’Émile Lévy. Ce fils d’un directeur de société, né en 1958 à Madagascar et marié à une avocate, est d’autant mieux disposé à l’égard du monde patronal, auquel il voue une admiration sincère et non dissimulée, qu’il est lui-même diplômé de HEC. Il créera d’ailleurs, dans les années 1990, son propre cabinet de conseil en pharmaco-économie. Mais il est aussi particulièrement actif au sein de l’Institut Montaigne de Claude Bébéar et, d’une façon générale, dans les médias dont il a réussi à devenir l’un des experts attitrés. L’attrait de l’économie de la santé est renforcé par le fait qu’au cours des années 1990, l’un de ses sujets de prédilection est celui des conditions de possibilité et des bénéfices à attendre de l’introduction de mécanismes de concurrence, tant du côté du financement (mise en concurrence de l’assurance santé) que de l’offre de soins (mise en concurrence des hôpitaux, etc.).
Enfin, troisième et dernière figure du clerc patronal, le technocrate. À la différence de l’intellectuel et de l’économiste, le technocrate ne cherche pas à porter la bonne parole patronale dans l’espace public. Il apporte à ses employeurs sa bonne connaissance des rouages de l’État et sa compétence technique, mais aussi son entregent, son capital social, qui peuvent être mobilisés pour promouvoir, de façon discrète, les intérêts du monde patronal. Grâce aux allers et retours entre l’entreprise et la haute administration (voire les cabinets ministériels), le technocrate fournit un médium de choix aux actions de lobbying menées par les organisations patronales auprès des représentants de l’État. Chargé de l’élaboration des projets dans leurs dimensions les plus techniques, le technocrate sait, en outre, ce qui est "faisable", politiquement et techniquement. Le recrutement de hauts fonctionnaires par le monde de l’assurance doit être indexé sur les transformations morphologiques de la haute fonction publique et les relations que celle-ci entretient avec le secteur privé et les acteurs politiques. De façon générale, la sociographie des élites a montré comment la Cinquième République a permis la reformation d’une "classe dirigeante" dont les membres cumulent les positions de pouvoir politiques, économiques et bureaucratiques [17]. La pratique du pantouflage s’est banalisée au cours des trente dernières années, notamment parce que les écoles du pouvoir (Sciences Po, ENA, etc.) se sont converties aux valeurs et aux pratiques du monde des affaires [18] pendant que celui-ci, on l’a vu, faisait une place de plus en plus grande aux patrons d’État. Le secteur social était traditionnellement délaissé par les corps les plus prestigieux. L’affirmation de l’État et la réévaluation du ministère des Affaires sociales dans la hiérarchie gouvernementale, contemporaine de la mise sur agenda des "réformes", ont inversé cette tendance.
Nombre de technocrates patronaux sont issus du vivier des "gestionnaires du social", qui ont joué un rôle décisif dans l’élaboration des politiques sanitaires et sociales à compter du milieu des années 1980 [19]. Proclamant son attachement aux principes fondateurs de la sécurité sociale, ce petit réseau de hauts fonctionnaires cumule plusieurs types de ressources (administratives, politiques, sociales, expertes) et se distingue de ses aînés par sa forte intériorisation de la contrainte financière. La cohésion de cette élite repose sur l’adhésion à un référentiel commun qui affirme le rôle de l’État aux dépens des partenaires sociaux et réclame le ciblage des prestations "sur ceux qui en ont le plus besoin". De leur point de vue, l’État doit reprendre la main pour "gérer" la Sécurité sociale, la gestion par les intéressés ayant fait la preuve de son inefficacité dans la maîtrise des dépenses sociales. Par ailleurs, d’un point de vue idéologique, il semble que les membres de cette élite se recrutent de façon préférentielle au centre gauche (deuxième gauche rocardienne) ou au centre droit (réseaux barristes), dans la mesure où c’est là qu’ont été réalisés les principaux investissements intellectuels dans la "crise" et les voies de la "réforme" de "l’État providence".
Nous nous contenterons de donner ici deux exemples, l’un de droite, l’autre de "gauche". Parisien, fils d’un commissaire en chef de la marine marchande et d’une avocate, marié à une chirurgienne dentiste, Jean-François Chadelat réalise un parcours scolaire brillant qui le conduit des lycées Montaigne et Louis Le Grand à la Faculté des sciences de Paris. Docteur en mathématique, il est diplômé de l’Institut des actuaires français et de l’Institut de statistiques des universités de Paris. Pendant près de dix ans, il est le chef de la division des études économiques et statistiques de la principale direction du ministère des Affaires sociales, avant d’être nommé chargé de mission pour les affaires sociales à la Direction du budget puis conseiller technique au cabinet de Philippe Séguin, alors ministre des Affaires sociales du gouvernement Chirac. Ses réalisations sont, au milieu des années 1980, déjà importantes : c’est, en effet, lui qui "invente" la Commission des comptes de la Sécurité sociale à la fin des années 1970, en relation avec des membres du cabinet de Raymond Barre, et c’est aussi lui qui prépare le fameux et drastique "Plan Séguin" de redressement des comptes de la Sécurité sociale, qui vaudra à son promoteur une durable impopularité, et qui, peut-être, coûtera les élections présidentielles et législatives à la droite en 1988. Après avoir dirigé la banque de la Sécurité sociale qu’est l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (Acoss), il va pantoufler dans le privé, plus précisément chez AXA où il devient, pendant trois années, le directeur de "l’innovation santé". Nommé Inspecteur général des Affaires sociales en 1997, il se voit confier en 2002 la présidence de la commission chargée de réfléchir, au sein de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, à un nouveau partage des rôles entre assurance maladie et assurances complémentaires. Ses cogitations déboucheront, en 2003, sur le "rapport Chadelat", évoqué ci-dessus, très favorable aux assureurs et qui inspirera pour une bonne part la réforme de l’assurance maladie de 2004. Consulté, en tant qu’expert des questions budgétaires et économiques, sur tous les projets de réforme du financement de la Sécurité sociale, il est aujourd’hui directeur du fonds de financement de la Couverture maladie universelle.
Né en 1950, passé par l’IEP de Paris, Gilles Johanet possède de surcroît une maîtrise de droit public et un diplôme d’études approfondies en économie. À sa sortie de l’ENA en 1977, il intègre la Cour des comptes. L’année suivante, il est rapporteur auprès du Conseil de l’aide sociale et du Haut Comité de la population et, en 1980, rapporteur du groupe Famille pour le huitième Plan. Il entre au cabinet de Nicole Questiaux (1983-1984), puis devient chargé de mission auprès du Premier ministre dans le troisième gouvernement Mauroy, puis de Georgina Dufoix. Proche de la CFDT, très impliqué au PS, il est secrétaire général du groupe des experts de ce parti de 1988 à 1992 et membre suppléant du Comité Directeur de 1990 à 1993. Il devient directeur à l’Établissement national des invalides de la marine (1985-1987) puis de la CNAMTS (1989-1993, puis 1998-2002). En 1999, il propose, en tant que directeur de la CNAMTS, une réforme en profondeur de l’assurance maladie, qui est rejetée par la ministre des Affaires sociales, Martine Aubry, soucieuse de préserver de bonnes relations avec les médecins libéraux. Il décide alors de quitter la haute fonction publique pour une société d’assurance, les AGF, où il espère pouvoir mettre en œuvre les techniques de "gestion du risque" santé qui ont été refusées, pour des raisons politiques, dans l’assurance maladie publique. Il s’y est récemment distingué par sa proposition d’assurance maladie haut de gamme pour les très hauts cadres, "Excellence Santé", qui a créé la polémique et a été finalement retirée. Il reste cependant l’un des principaux pourfendeurs de la "démission des politiques" face aux groupes d’intérêt (en particulier les médecins) dans le secteur de la santé.
Finalement, l’offensive des assureurs dans la santé est une expression parmi d’autres de la domination gestionnaire telle que Luc Boltanski l’a récemment décrite [20]. Dès lors que l’assurance maladie est réduite à sa dimension étroitement économique, sinon comptable, sa "réforme" n’est plus qu’affaire de techniques de "gestion du risque", dont la validité et la pertinence sont censées transcender la frontière public/privé. Dans cette gouvernance dépolitisée, les assureurs – parce que c’est leur "métier" – peuvent prétendre gérer l’assurance maladie en lieu et place de la Sécurité sociale, paralysée par les contraintes politiques et les "lourdeurs bureaucratiques". Faire barrage à l’extension continue de la domination gestionnaire suppose, chaque fois que cela est possible, de montrer la portée et les enjeux sociaux et politiques de ces innovations présentées comme exclusivement "techniques" (tarification à l’activité, disease management, etc.) et, partant, de réaffirmer les spécificités de la sphère publique par rapport au monde de l’économie.

Raison d’agir


[1] En un peu plus d’un demi-siècle, la dépense de soins est passée de 2,5% à 8,7% du PIB
[2] Antoinette Catrice-Lorey, "La Sécurité sociale en France, une institution anti-paritaire ? Un regard historique de long terme", Revue de l’IRES, 1997/24.
[3] Antoinette Catrice Lorey, "La Sécurité sociale, une institution anti-paritaire", art. cit.
[4] François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’Agir, 2009, p. 107.
[5] Philippe Bezès, Réinventer l’État, Paris, PUF, 2009, p. 347.
[6] Pour plus de détails sur cette période clé, Patrick Hassenteufel, Les Médecins face à l’État, Paris, Presses de Science Po, 1997 et Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombe-en-Beauge, Éditions du Croquant, coll. "Savoir/Agir", 2007, p. 189 sq.
[7] Alain Minc, La France de l’An 2000, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 126-130. Sans entrer ici dans le détail, on peut noter la très grande continuité entre ces rapports et la récente loi "Hôpital, patients, santé et territoires (HPST). Pour une analyse sociologique de la contribution de la forme rapport à la production des idées reçues, cf. Louis Pinto, Le café du commerce des penseurs. À propos de la doxa intellectuelle, Bellecombe-en Beauge, Éditions du Croquant, coll. "Savoir/Agir", 2009, chapitre 2.
[8] Détail qui a son importance, Pierre Joly est docteur en pharmacie, membre du conseil exécutif du CNPF et Vice-PDG de Roussel Uclaf. Pierre Joly, Le système de santé français. Un défi pour tous, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1993.
[9] Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989, p. 453.
[10] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, "La Saga des Seillière", Le Monde Diplomatique, septembre 2001.
[11] Frédéric Lordon, Politique du Capital, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 172.
[12] Voir, dans ce numéro, l’entretien avec Michel Offerlé, ainsi que Paul Lagneau-Ymonet, "Quand le Patronat français impose sa refondation sociale", Le Monde Diplomatique, octobre 2002.
[13] Pierre Volovitch, "Égalité devant les soins, égalité devant la santé. Quel rôle pour l’assurance maladie ?", Revue de l’IRES, 1999/30.
[14] Jacob Hacker, "Policy Drift : The Hidden Politics of US Welfare State Retrenchment", in Wolfgang Streek, Kathleen Thelen (eds), Beyond Continuity. Institutional Change in Advanced Political Economies, Oxford University Press, 2005.
[15] Frédéric Lebaron, La croyance économique, Paris, Seuil, 2000.
[16] Daniel Benamouzig, La santé au miroir de l’économie, Paris, PUF, 2005.
[17] Pierre Birnbaum, Les sommets de l’État, Paris, Seuil, 1994.
[18] Alain Garrigou, Les élites contre la République, Paris, La Découverte, 2001.
[19] Patrick Hassenteufel, William Genyiès, "Entre les politiques publiques et la politique : l’émergence d’une ‘élite du Welfare’ ?", Revue française des Affaires sociales, 2001/4.
[20] Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 190 sq.

http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article321

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