Sylvain Laurens, sociologue, maître de conférences à l’université de Limoges, Helene Michel
Texte de présentation d’un dossier sur les figures patronales figurant dans le numéro 10 de la revue Savoir/Agir (Revue trimestrielle de l’association Raisons d’agir). Merci à Raisons d’agir et aux auteurs de nous avoir autorisé à faire figurer ces textes sur le site de Copernic.
Un texte issu du numéro 10 de la revue Savoir/agir, (possibilité de commander ce numéro en ligne)
Le "patronat" n’est souvent connu qu’à travers quelques noms (Laurence Parisot, Ernest-Antoine Seillière…) et quelques sigles (Medef, UIMM), à l’occasion de polémiques sur la conduite des politiques publiques (les 35 heures, la réforme de l’assurance maladie, les renégociations de la Politique agricole commune…), ou de scandales qui défraient la chronique (financement des organisations, rémunérations des hauts dirigeants d’entreprises…). À observer ces incarnations médiatiques et politiques ponctuelles, personne ne doute qu’elles ne sont qu’une présentation partiale et très réduite du "monde patronal".
Mais que savons-nous de ceux que l’on nomme les "patrons" ou qui se définissent comme tels ?
À la définition donnée par le marxisme et basée sur la "propriété des moyens de production", correspondent dans les faits des figures collectives très diverses depuis le patron top manager du CAC 40 qui gère sa carrière en circulant d’entreprise cotée en entreprise cotée, sans pour autant posséder une part importante du capital de ces dernières jusqu’au restaurateur, "patron" de PME et propriétaire de son entreprise en passant par l’exploitant agricole ou l’artisan. Peut-on les considérer ensemble et au même titre ?
Même l’opposition commode des "patrons" aux salariés peine à nous faire saisir tout le travail d’identification subjective qui est à l’œuvre pour que des acteurs sociaux très différents puissent se rallier à des catégories collectives communes. Comment comprendre, en effet, que les définitions juridiques "d’employeur", "d’entrepreneur" ou de "chef d’entreprise", que les titres de "PDG" ou de "manager" puissent ainsi être mobilisés par des acteurs sociaux au profil si différent ? De la même manière qu’E. Thompson rappelait que l’idée même de "classe ouvrière anglaise" n’avait pu émerger qu’au terme d’un important travail d’identification subjective garanti par la conflictualité sociale et une série d’institutions susceptibles de faire passer au second plan les écarts existants entre le "maçon", le "docker irlandais" ou "l’ouvrier qualifié anglais", nous ne pouvons que rappeler en préambule la diversité objective des conditions d’exercice du rôle de "patron" avant d’envisager les conditions de possibilité d’existence d’une classe patronale mobilisée constamment pour ses intérêts.
Le passage d’une réalité objective diverse au "groupe mobilisé" et ici de ces "patrons divers" à une classe "patronale" mobilisée n’est pas donné d’avance et suppose le passage par une "action collective" qui, comme pour tous les groupes sociaux, ne reste possible que dans certaines circonstances et dans certaines configurations sociales particulières. On l’aura compris, ce sont ces logiques d’organisation et de structuration des mondes patronaux susceptibles de produire différentes "figures patronales" que ce dossier se propose d’analyser.
Il s’agit d’une part de revenir sur les figures collectives, qu’incarnent des employeurs dans des secteurs économiques concrets (agriculture, économie sociale, finances…) et des situations juridiques diverses : sous-traitance ou intérim dans le cas de l’article de Nicolas Jounin et Louise Paternoster, salariat pour les directeurs d’établissements sociaux aux prud’hommes analysés par Hélène Michel et Laurent Willemez, propriété limitée du capital pour les dirigeants des entreprises du CAC 40 qu’étudient François-Xavier Dudouet et Eric Grémont.
Et d’autre part de se donner pour objet ces figures individuelles qui, sans être nécessairement membres d’organisations patronales, leur apportent des compétences spécifiques et contribuent à la mise en forme d’une action collective en rédigeant des propositions à destination des agents de l’État ou plus largement de l’opinion publique : tels les experts en risques assuranciels et en économie de la santé qui participent à la réforme de l’assurance maladie qu’étudie Frédéric Pierru ou les idéologues de l’entreprise, qu’aborde Sabine Rozier, soucieux de diffuser une "culture économique" aux Français.
Cette double clef d’entrée permet alors de faire le va-et-vient entre les réalités objectives des conditions d’exercice de la position patronale et les chances de réussite du travail d’unification des intérêts et de production d’identités collectives qu’opèrent des porte-parole auto-proclamés ou issus d’organisations anciennes. Derrière l’image d’un patronat unifié apparaissent alors des formes de distanciation aux collectifs existants. "Nous ne sommes pas des patrons !", clament ainsi ceux de l’intérim et de la sous-traitance enquêtés par Louise Paternoster et Nicolas Jounin dans les secteurs du bâtiment et du nettoyage. À coups de réforme du code des marchés publics, la logique d’externalisation des risques économiques et juridiques dans ces secteurs a produit en quelques années un "patronat" à "l’identité incertaine", soumis à l’autorité décisive d’un donner d’ordres. "Paysan et non patron" pourraient répondre à leur tour les "exploitants agricoles" représentés par la FNSEA et sur lesquels se penche Pierre Mayance. Dans un secteur où les représentants syndicaux ont toujours mis en avant dans leur identité l’exploitation de la terre (et non des salariés), le syndicat "patronal" apparaît sous les traits d’un syndicat défendant un secteur (l’agriculture) et non sous les traits d’une organisation corporatiste défendant une catégorie d’agriculteurs particulière (les exploitants). Dans ce secteur où les frontières entre salariat et patronat, voire les frontières entre travail salarié et services domestiques (rendus par la famille) sont particulièrement difficiles à établir, ne peut-on cependant pointer l’existence d’un "patronat" structuré et organisé en vue de la maîtrise de certains postes à responsabilité essentiels dans le secteur (chambres de l’agriculture…) ? "Patrons qui refusent d’apparaître tels quels", ces derniers ont peut-être sous cet angle un point commun avec les "entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire" qui, élus aux prud’hommes dans le collège "employeurs", tentent néanmoins de mettre à distance cette étiquette patronale qui reste associée à un secteur privé classique qu’ils ont bien souvent fui. Hélène Michel et Laurent Willemez montrent comment la structuration paritaire des conseils de prud’hommes contribue à "rendre patrons" des individus qui, certes, ont la direction d’établissements et de leurs salariés, mais auraient du mal à ne pas "agir en salariés", selon leurs détracteurs, intéressés à conserver le monopole de la représentation patronale dans les conseils de prud’hommes. À l’inverse, les "patrons managers" du CAC 40 enquêtés par François-Xavier Dudouet et Eric Grémont et qui sont dans la majorité des cas désignés par des conseils d’administration, ne sont pas les propriétaires des multinationales qu’ils représentent. Numéros 1 dans l’organigramme de ces firmes, ils ne sont pas des "entrepreneurs-fondateurs" et restent bien sûr encore en large partie issus des grandes écoles, voués par leurs titres à de hautes fonctions. Ainsi les "patrons du secteur bancaire français" n’ont jamais été autant recrutés au sein du corps des inspecteurs des finances, tandis que les "grandes entreprises" restent en France dirigées par ces "grands diplômés", comme si la crise n’avait que peu affecté des modes de désignation en vigueur depuis des décennies et invalidé les décisions prises par ces "grands décideurs" et ces "grands stratèges". Parmi eux, Claude Bébéar, Denis Kessler ou Raymond Soubie font figure de "modèles ", d’archétypes. Frédéric Pierru revient sur la contribution de ces "clercs du génie patronal" à la refondation idéologique des organisations patronales en matière d’assurance maladie dans les années 1990. Ce qui apparaît "de loin" comme la position du patronat en matière d’assurance maladie apparaît alors de plus près comme le produit d’un travail de diffusion et d’imprégnation idéologique organisé autour de quelques think tanks disposant de "l’accès" direct à plusieurs décideurs. Ces caisses de résonance des idées de quelques "gourous" en direction des organisations patronales et du grand public sont de plus en plus nombreuses. C’est là le rôle que remplit par exemple l’Institut Montaigne ou même l’Institut de l’entreprise qu’étudie Sabine Rozier et qui joue un rôle actif dans différentes campagnes publiques pour promouvoir l’entreprise et la connaissance de l’économie de marché. Ces deux dernières contributions ont le mérite de montrer que, pour les patrons comme pour d’autres groupes sociaux, la production de positions prononcées "au nom" du patronat tout entier masque difficilement la nécessité d’un travail de production idéologique et d’homogénéisation des intérêts qui ne va pas spontanément de soi. Bien sûr il ne faut pas non plus tordre le bâton dans l’autre sens et forcer le trait de ces divisions. Comme le rappelle Michel Offerlé dans l’entretien qui accompagne ce dossier, on peut néanmoins toujours parler de "patronat" au sens où ces figures s’articulent autour de quelques fondamentaux : "l’esprit d’entreprise", leur confrontation aux salariés et à leurs organisations, leur contestation de l’État avec lequel ils doivent néanmoins compter. À cet égard, chaque moment de mobilisation est l’occasion de resserrer les rangs et de mettre en scène un front uni face à l’adversité. Ce sont ces mobilisations et ce fonds commun qui permettent alors au "patronat" d’exister malgré les contradictions internes, qui ne pourront jamais totalement disparaître tant elles sont liées aux "affaires" et aux contradictions économiques au sein d’un même secteur (les intérêts du secteur de la distribution n’étant pas par exemple l’intérêt de certains producteurs).
On l’aura compris, c’est donc dans son ensemble que ce dossier doit être envisagé et prend son sens. Difficile de séparer ces constats différenciés de l’analyse de ces processus et de ces médiations par lesquelles "le patronat" peut acquérir une force sociale et politique.
Néanmoins, cette stratégie suscite des protestations. L’assurance maladie est, de toutes les branches de la sécurité sociale, celle à laquelle les assurés sociaux sont le plus attachés. C’est ici qu’intervient la "pédagogie", dont les réformateurs espèrent qu’elle sera capable de diminuer les coûts politiques des réformes par imprégnation des assurés sociaux, décidément "archaïques" et "corporatistes". La "refondation sociale" a été pour le Medef l’occasion d’une stratégie réfléchie et sophistiquée de "colonisation" de l’espace public, imposant à la fois les thèmes et les termes des débats sociaux. Il s’est attaché à politiser et médiatiser ses revendications, en mobilisant intensivement le registre de l’expertise [1]. Le discours s’incarne dans trois figures idéales-typiques du "clerc patronal", qui se partagent le travail : l’intellectuel, l’économiste et le technocrate.
L’intellectuel s’adresse au public le plus large, grâce à son accès aux médias généralistes, sur le mode de la prophétie sociale qui oppose l’ancien, inévitablement "dépassé" ou "archaïque", au nouveau, nécessaire et forcément radieux. Bénéficiant à plein des mécanismes structuraux qui ont atténué les frontières entre la culture des savants et la culture des élites tournées vers l’action et, partant, qui ont redéfini la position d’intellectuel dans le sens du primat des savoirs temporels sur les savoirs désintéressés [2], des agents comme Denis Kessler et François Ewald se sont ainsi employés à populariser le slogan de la "société du risque" [3], pour cautionner le projet d’individualisation et de privatisation du risque santé défendu au même moment par les assureurs comme Claude Bébéar [4]. Mentionnons quelques éléments de leurs trajectoires. Denis Kessler, fils d’un agent commercial et d’une enseignante, marié à une psychosociologue, cumule d’importantes ressources scolaires avec la proximité au pouvoir économique (il a fait HEC). En tant que jeune enseignant-chercheur à l’université de Paris X Nanterre, au milieu des années 1970, il participe aux réflexions pionnières du Centre de recherche en économie sociale au sein duquel Émile Lévy, proche de Raymond Barre, s’efforce de professionnaliser l’économie de la santé ainsi qu’à celles du laboratoire de l’économie de l’assurance où le fait venir son professeur à HEC, Dominique Strauss-Kahn. Spécialiste reconnu de l’économie du risque et de l’assurance (santé et retraite), il quitte la recherche au tournant des années 1990 pour rejoindre les assurances, au service desquelles il met à la fois ses connaissances académiques, ses inclinations de touche-à-tout (philosophie, science politique) mais aussi sa culture militante d’ex-trotskyste. Il partage d’ailleurs cet engagement gauchiste avec son ami François Ewald (qui vient de la Gauche prolétarienne). Ce parisien, issu d’un milieu bourgeois – son père est architecte – est passé par le lycée Lakanal de Sceaux, la Sorbonne (où il décroche un doctorat ès Lettres, mais aussi une maîtrise de droit et un DEA de psychanalyse) et Science Po Paris. Son engagement aux côtés de Michel Foucault, qu’il rencontre lors de l’affaire de Bruay-en-Artois, en 1972 [5], sera à la fois sa chance et sa malchance. Ayant suivi le philosophe au Collège de France, François Ewald se retrouve "orphelin" (selon ses propres mots) à la mort de ce dernier en 1984, alors que la conjoncture idéologique se retourne. C’est Denis Kessler qui le "rattrape" quelque temps après la parution de sa thèse [6] et son passage au cabinet du ministre de la santé Bernard Kouchner, en lui proposant de prendre la direction du Centre de recherche et d’études sur le patrimoine et les inégalités (Cerepi) de la FFSA et de lancer la revue Risques. Il ne quittera la FFSA qu’en 1997, lorsque lui sera proposée la chaire d’économie de l’assurance au Conservatoire national des arts et métiers. Difficile de ne pas noter l’homologie des trajectoires d’Ewald, de Kessler et de celles d’un certain nombre de militants gauchistes qui deviendront dans la séquence suivante les principaux producteurs de la doxa néolibérale. Leur origine sociale bourgeoise, leur formation d’économiste pour l’un, de philosophe pour l’autre, les prédispose à une vision scolastique du monde social. Leur inclination gauchiste les oppose aux intellectuels marxistes proches du PCF. Ce sont autant de dispositions partagées avec d’autres prétendants au statut d’intellectuel qui, dans la nouvelle conjoncture idéologique d’après 1981, se reclasseront à droite, après un passage par le sas de la "deuxième gauche" [7].
Raison d’agir
Le "patronat" n’est souvent connu qu’à travers quelques noms (Laurence Parisot, Ernest-Antoine Seillière…) et quelques sigles (Medef, UIMM), à l’occasion de polémiques sur la conduite des politiques publiques (les 35 heures, la réforme de l’assurance maladie, les renégociations de la Politique agricole commune…), ou de scandales qui défraient la chronique (financement des organisations, rémunérations des hauts dirigeants d’entreprises…). À observer ces incarnations médiatiques et politiques ponctuelles, personne ne doute qu’elles ne sont qu’une présentation partiale et très réduite du "monde patronal".
Mais que savons-nous de ceux que l’on nomme les "patrons" ou qui se définissent comme tels ?
À la définition donnée par le marxisme et basée sur la "propriété des moyens de production", correspondent dans les faits des figures collectives très diverses depuis le patron top manager du CAC 40 qui gère sa carrière en circulant d’entreprise cotée en entreprise cotée, sans pour autant posséder une part importante du capital de ces dernières jusqu’au restaurateur, "patron" de PME et propriétaire de son entreprise en passant par l’exploitant agricole ou l’artisan. Peut-on les considérer ensemble et au même titre ?
Même l’opposition commode des "patrons" aux salariés peine à nous faire saisir tout le travail d’identification subjective qui est à l’œuvre pour que des acteurs sociaux très différents puissent se rallier à des catégories collectives communes. Comment comprendre, en effet, que les définitions juridiques "d’employeur", "d’entrepreneur" ou de "chef d’entreprise", que les titres de "PDG" ou de "manager" puissent ainsi être mobilisés par des acteurs sociaux au profil si différent ? De la même manière qu’E. Thompson rappelait que l’idée même de "classe ouvrière anglaise" n’avait pu émerger qu’au terme d’un important travail d’identification subjective garanti par la conflictualité sociale et une série d’institutions susceptibles de faire passer au second plan les écarts existants entre le "maçon", le "docker irlandais" ou "l’ouvrier qualifié anglais", nous ne pouvons que rappeler en préambule la diversité objective des conditions d’exercice du rôle de "patron" avant d’envisager les conditions de possibilité d’existence d’une classe patronale mobilisée constamment pour ses intérêts.
Le passage d’une réalité objective diverse au "groupe mobilisé" et ici de ces "patrons divers" à une classe "patronale" mobilisée n’est pas donné d’avance et suppose le passage par une "action collective" qui, comme pour tous les groupes sociaux, ne reste possible que dans certaines circonstances et dans certaines configurations sociales particulières. On l’aura compris, ce sont ces logiques d’organisation et de structuration des mondes patronaux susceptibles de produire différentes "figures patronales" que ce dossier se propose d’analyser.
Il s’agit d’une part de revenir sur les figures collectives, qu’incarnent des employeurs dans des secteurs économiques concrets (agriculture, économie sociale, finances…) et des situations juridiques diverses : sous-traitance ou intérim dans le cas de l’article de Nicolas Jounin et Louise Paternoster, salariat pour les directeurs d’établissements sociaux aux prud’hommes analysés par Hélène Michel et Laurent Willemez, propriété limitée du capital pour les dirigeants des entreprises du CAC 40 qu’étudient François-Xavier Dudouet et Eric Grémont.
Et d’autre part de se donner pour objet ces figures individuelles qui, sans être nécessairement membres d’organisations patronales, leur apportent des compétences spécifiques et contribuent à la mise en forme d’une action collective en rédigeant des propositions à destination des agents de l’État ou plus largement de l’opinion publique : tels les experts en risques assuranciels et en économie de la santé qui participent à la réforme de l’assurance maladie qu’étudie Frédéric Pierru ou les idéologues de l’entreprise, qu’aborde Sabine Rozier, soucieux de diffuser une "culture économique" aux Français.
Cette double clef d’entrée permet alors de faire le va-et-vient entre les réalités objectives des conditions d’exercice de la position patronale et les chances de réussite du travail d’unification des intérêts et de production d’identités collectives qu’opèrent des porte-parole auto-proclamés ou issus d’organisations anciennes. Derrière l’image d’un patronat unifié apparaissent alors des formes de distanciation aux collectifs existants. "Nous ne sommes pas des patrons !", clament ainsi ceux de l’intérim et de la sous-traitance enquêtés par Louise Paternoster et Nicolas Jounin dans les secteurs du bâtiment et du nettoyage. À coups de réforme du code des marchés publics, la logique d’externalisation des risques économiques et juridiques dans ces secteurs a produit en quelques années un "patronat" à "l’identité incertaine", soumis à l’autorité décisive d’un donner d’ordres. "Paysan et non patron" pourraient répondre à leur tour les "exploitants agricoles" représentés par la FNSEA et sur lesquels se penche Pierre Mayance. Dans un secteur où les représentants syndicaux ont toujours mis en avant dans leur identité l’exploitation de la terre (et non des salariés), le syndicat "patronal" apparaît sous les traits d’un syndicat défendant un secteur (l’agriculture) et non sous les traits d’une organisation corporatiste défendant une catégorie d’agriculteurs particulière (les exploitants). Dans ce secteur où les frontières entre salariat et patronat, voire les frontières entre travail salarié et services domestiques (rendus par la famille) sont particulièrement difficiles à établir, ne peut-on cependant pointer l’existence d’un "patronat" structuré et organisé en vue de la maîtrise de certains postes à responsabilité essentiels dans le secteur (chambres de l’agriculture…) ? "Patrons qui refusent d’apparaître tels quels", ces derniers ont peut-être sous cet angle un point commun avec les "entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire" qui, élus aux prud’hommes dans le collège "employeurs", tentent néanmoins de mettre à distance cette étiquette patronale qui reste associée à un secteur privé classique qu’ils ont bien souvent fui. Hélène Michel et Laurent Willemez montrent comment la structuration paritaire des conseils de prud’hommes contribue à "rendre patrons" des individus qui, certes, ont la direction d’établissements et de leurs salariés, mais auraient du mal à ne pas "agir en salariés", selon leurs détracteurs, intéressés à conserver le monopole de la représentation patronale dans les conseils de prud’hommes. À l’inverse, les "patrons managers" du CAC 40 enquêtés par François-Xavier Dudouet et Eric Grémont et qui sont dans la majorité des cas désignés par des conseils d’administration, ne sont pas les propriétaires des multinationales qu’ils représentent. Numéros 1 dans l’organigramme de ces firmes, ils ne sont pas des "entrepreneurs-fondateurs" et restent bien sûr encore en large partie issus des grandes écoles, voués par leurs titres à de hautes fonctions. Ainsi les "patrons du secteur bancaire français" n’ont jamais été autant recrutés au sein du corps des inspecteurs des finances, tandis que les "grandes entreprises" restent en France dirigées par ces "grands diplômés", comme si la crise n’avait que peu affecté des modes de désignation en vigueur depuis des décennies et invalidé les décisions prises par ces "grands décideurs" et ces "grands stratèges". Parmi eux, Claude Bébéar, Denis Kessler ou Raymond Soubie font figure de "modèles ", d’archétypes. Frédéric Pierru revient sur la contribution de ces "clercs du génie patronal" à la refondation idéologique des organisations patronales en matière d’assurance maladie dans les années 1990. Ce qui apparaît "de loin" comme la position du patronat en matière d’assurance maladie apparaît alors de plus près comme le produit d’un travail de diffusion et d’imprégnation idéologique organisé autour de quelques think tanks disposant de "l’accès" direct à plusieurs décideurs. Ces caisses de résonance des idées de quelques "gourous" en direction des organisations patronales et du grand public sont de plus en plus nombreuses. C’est là le rôle que remplit par exemple l’Institut Montaigne ou même l’Institut de l’entreprise qu’étudie Sabine Rozier et qui joue un rôle actif dans différentes campagnes publiques pour promouvoir l’entreprise et la connaissance de l’économie de marché. Ces deux dernières contributions ont le mérite de montrer que, pour les patrons comme pour d’autres groupes sociaux, la production de positions prononcées "au nom" du patronat tout entier masque difficilement la nécessité d’un travail de production idéologique et d’homogénéisation des intérêts qui ne va pas spontanément de soi. Bien sûr il ne faut pas non plus tordre le bâton dans l’autre sens et forcer le trait de ces divisions. Comme le rappelle Michel Offerlé dans l’entretien qui accompagne ce dossier, on peut néanmoins toujours parler de "patronat" au sens où ces figures s’articulent autour de quelques fondamentaux : "l’esprit d’entreprise", leur confrontation aux salariés et à leurs organisations, leur contestation de l’État avec lequel ils doivent néanmoins compter. À cet égard, chaque moment de mobilisation est l’occasion de resserrer les rangs et de mettre en scène un front uni face à l’adversité. Ce sont ces mobilisations et ce fonds commun qui permettent alors au "patronat" d’exister malgré les contradictions internes, qui ne pourront jamais totalement disparaître tant elles sont liées aux "affaires" et aux contradictions économiques au sein d’un même secteur (les intérêts du secteur de la distribution n’étant pas par exemple l’intérêt de certains producteurs).
On l’aura compris, c’est donc dans son ensemble que ce dossier doit être envisagé et prend son sens. Difficile de séparer ces constats différenciés de l’analyse de ces processus et de ces médiations par lesquelles "le patronat" peut acquérir une force sociale et politique.
Libéraliser, un travail d’équipe
Néanmoins, cette stratégie suscite des protestations. L’assurance maladie est, de toutes les branches de la sécurité sociale, celle à laquelle les assurés sociaux sont le plus attachés. C’est ici qu’intervient la "pédagogie", dont les réformateurs espèrent qu’elle sera capable de diminuer les coûts politiques des réformes par imprégnation des assurés sociaux, décidément "archaïques" et "corporatistes". La "refondation sociale" a été pour le Medef l’occasion d’une stratégie réfléchie et sophistiquée de "colonisation" de l’espace public, imposant à la fois les thèmes et les termes des débats sociaux. Il s’est attaché à politiser et médiatiser ses revendications, en mobilisant intensivement le registre de l’expertise [1]. Le discours s’incarne dans trois figures idéales-typiques du "clerc patronal", qui se partagent le travail : l’intellectuel, l’économiste et le technocrate.
L’intellectuel s’adresse au public le plus large, grâce à son accès aux médias généralistes, sur le mode de la prophétie sociale qui oppose l’ancien, inévitablement "dépassé" ou "archaïque", au nouveau, nécessaire et forcément radieux. Bénéficiant à plein des mécanismes structuraux qui ont atténué les frontières entre la culture des savants et la culture des élites tournées vers l’action et, partant, qui ont redéfini la position d’intellectuel dans le sens du primat des savoirs temporels sur les savoirs désintéressés [2], des agents comme Denis Kessler et François Ewald se sont ainsi employés à populariser le slogan de la "société du risque" [3], pour cautionner le projet d’individualisation et de privatisation du risque santé défendu au même moment par les assureurs comme Claude Bébéar [4]. Mentionnons quelques éléments de leurs trajectoires. Denis Kessler, fils d’un agent commercial et d’une enseignante, marié à une psychosociologue, cumule d’importantes ressources scolaires avec la proximité au pouvoir économique (il a fait HEC). En tant que jeune enseignant-chercheur à l’université de Paris X Nanterre, au milieu des années 1970, il participe aux réflexions pionnières du Centre de recherche en économie sociale au sein duquel Émile Lévy, proche de Raymond Barre, s’efforce de professionnaliser l’économie de la santé ainsi qu’à celles du laboratoire de l’économie de l’assurance où le fait venir son professeur à HEC, Dominique Strauss-Kahn. Spécialiste reconnu de l’économie du risque et de l’assurance (santé et retraite), il quitte la recherche au tournant des années 1990 pour rejoindre les assurances, au service desquelles il met à la fois ses connaissances académiques, ses inclinations de touche-à-tout (philosophie, science politique) mais aussi sa culture militante d’ex-trotskyste. Il partage d’ailleurs cet engagement gauchiste avec son ami François Ewald (qui vient de la Gauche prolétarienne). Ce parisien, issu d’un milieu bourgeois – son père est architecte – est passé par le lycée Lakanal de Sceaux, la Sorbonne (où il décroche un doctorat ès Lettres, mais aussi une maîtrise de droit et un DEA de psychanalyse) et Science Po Paris. Son engagement aux côtés de Michel Foucault, qu’il rencontre lors de l’affaire de Bruay-en-Artois, en 1972 [5], sera à la fois sa chance et sa malchance. Ayant suivi le philosophe au Collège de France, François Ewald se retrouve "orphelin" (selon ses propres mots) à la mort de ce dernier en 1984, alors que la conjoncture idéologique se retourne. C’est Denis Kessler qui le "rattrape" quelque temps après la parution de sa thèse [6] et son passage au cabinet du ministre de la santé Bernard Kouchner, en lui proposant de prendre la direction du Centre de recherche et d’études sur le patrimoine et les inégalités (Cerepi) de la FFSA et de lancer la revue Risques. Il ne quittera la FFSA qu’en 1997, lorsque lui sera proposée la chaire d’économie de l’assurance au Conservatoire national des arts et métiers. Difficile de ne pas noter l’homologie des trajectoires d’Ewald, de Kessler et de celles d’un certain nombre de militants gauchistes qui deviendront dans la séquence suivante les principaux producteurs de la doxa néolibérale. Leur origine sociale bourgeoise, leur formation d’économiste pour l’un, de philosophe pour l’autre, les prédispose à une vision scolastique du monde social. Leur inclination gauchiste les oppose aux intellectuels marxistes proches du PCF. Ce sont autant de dispositions partagées avec d’autres prétendants au statut d’intellectuel qui, dans la nouvelle conjoncture idéologique d’après 1981, se reclasseront à droite, après un passage par le sas de la "deuxième gauche" [7].
Raison d’agir
[1] Michel Offerlé, Sociologie des organisations patronales, Paris, La Découverte, coll. "Repères", 2009, p. 78 et s.
[2] Louis Pinto, Le café du commerce des penseurs, op. cit.
[3] À droite autour du Figaro, du Figaro Magazine, des hebdomadaires pour cadres, de la revue conservatrice Commentaire mais aussi et surtout de think tanks de droite comme l’Institut Montaigne ou encore l’Institut pour l’innovation politique, créée en 2004 et proche de l’UMP. Ibid., p. 28-29. Au centre autour de revues comme Esprit et Le Débat mais aussi des quotidiens comme Le Monde et Libération, ou des hebdomadaires comme Le Nouvel Observateur. Ibid., p. 30-33.
[4] Ibid., p. 92 et s. et Michel Daccache, "Gestion de risques et légitimité des élites. À propos de l’institutionnalisation de la gestion des risques dans les écoles de pouvoir", Savoir/Agir, 2009/9.
[5] Après la découverte du corps d’une fille de mineur de seize ans, le juge met en examen un notaire et sa femme. Ce qui, dans les conditions de l’époque, transforme l’affaire criminelle en affrontement social. Le juge finira par être dessaisi et l’affaire classée sans suite.
[6] François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
[7] Louis Pinto, L’intelligence en action : le "Nouvel Observateur", Paris, Métailié, 1984.
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