Les experts qui ont eu rarement raison avant la crise trustent son analyse dans les médias. En économie, sur France Culture, on ne change pas une équipe qui perd. Dans un article précédent - « Les voix enchanteresses de l’économie sur France Inter » -, nous avions relevé, en analysant la répartition des invitations, que « le débat économique sur France Inter ne propose, pour l’essentiel, que des variantes d’une même orthodoxie ». La question se pose de savoir si France Culture, autre radio du service public, reproduit le même schéma. La réponse est oui. Démonstration chiffrée..
Lors du passage de l’économiste (hétérodoxe) Frédéric Lordon dans l’émission « L’économie en question » présentée par Caroline Broué et Olivier Pastré (ancien chroniqueur des Matins de France Culture), ce dernier avait mis au défi son invité de fonder sa critique sur une « statistique rigoureuse ». Rappel des échanges (déjà reproduits et commentés dans notre article « Une critique des médias paranoïaque et sacrilège ? ») :
- Caroline Broué : « Frédéric Lordon, vous dites que vous avez été relégué dans un coin bien précis et que vous étiez peu sollicité, en tout cas jusqu’à présent. Est-ce que ce n’est pas le complexe de celui qu’on sollicite moins ? Est-ce que ce n’est pas la théorie du complot ou de la paranoïa de votre part de dire que votre remarque, votre critique qui peut être vue comme une critique radicale a été peu entendue, voire jugée illégitime, à vos yeux ? »
- Frédéric Lordon : « Ecoutez… On a toujours la solution, effectivement, d’en venir aux hypothèses soit de la paranoïa soit du délire de l’artiste maudit qui s’estime criant dans le désert et écouté de personne. A la vérité, il faudrait faire… Mais là ce serait un autre chantier : un chantier d’analyse du fonctionnement des médias et de tous les médiateurs qui structurent le débat public. Il y aurait des indicateurs statistiques extrêmement simples à reprendre. Vous prenez deux grandes émissions de débat public et de débat économique – les tranches d’information du matin (de France Inter, celle de France Culture, etc.) et vous faites la statistique de l’origine des invités. Je peux vous dire qu’à 90%… »
- Caroline Broué : « Origine professionnelle, s’entend ? »
- Frédéric Lordon : « Non : origine idéologique et intellectuelle. A 90%, vous avez droit au “Cercle des économistes”, vous avez droit à la fondation “Terra Nova”… ».
- Interruption d’Olivier Pastré (membre du « Cercle des économistes » lui-même) : « Ce n’est pas un péché, hein ? »
- Frédéric Lordon : « Je n’ai pas dit que c’était un péché. Je suis en train de faire une analyse positive et objective des choses en réponse à la question qui m’a a été posée : "D’où venaient les gens qui avaient accès à l’espace public et au débat public". Je dis qu’ils venaient de ces horizons : le “Cercle des économistes”, l’ex-“Fondation Saint-Simon”, muée en “République des Idées”, transformée en “Terra Nova”, et cetera, et cetera. »
Olivier Pastré, énervé que l’on puisse remettre en doute la diversité de l’information économique en général, et sur France Culture en particulier, avait lâché : « Je plaide pour “Les matins de France Culture” pour y avoir participé. Si vous faites votre statistique de manière rigoureuse , vous verrez que c’était beaucoup plus divers en termes d’invitations sur les sujets économiques… »
Alors, « de manière rigoureuse », nous avons vérifié [1] l’émouvante plaidoirie d’Olivier Pastré et fait « notre statistique » sur les Matins de France Culture. Les résultats sont éloquents.
Sept économistes pour quarante émissions
Durant la période du 1er janvier 2004 au 1er mars 2009 - soit sur cinq ans et deux mois - 81 cartons d’invitation ont été distribués à des économistes [2]. Et nous devons l’avouer avec tristesse, cher Olivier Pastré, les chiffres parlent contre vos affirmations : la diversité n’est pas vraiment au rendez-vous, et la concurrence libre et non faussée des points de vue vire à l’oligopole, puisque seulement sept experts se partagent 40 de ces invitations. Ainsi Daniel Cohen (9 invitations), Jean-Paul Fitoussi (7), Elie Cohen (6), Jacques Généreux (6), Nicolas Baverez (4), Jean-Hervé Lorenzi (4) et Patrick Artus (4) ont trusté la moitié des débats économiques dans les matinales de France Culture.
On se doute que la quasi-totalité d’entre eux ne sont ni des fervents adorateurs du marxisme ni d’ardents défenseurs du protectionnisme, fut-il européen. Qui sont-ils exactement ?
Daniel Cohen est membre du Conseil d’Analyse Economique (CAE) et de la Fondation Jean Jaurès. Il est également membre du conseil scientifique de la Fondation Terra Nova, éditorialiste associé au Monde, enseigne à l’Ecole Normale Supérieure, et conseille la Banque Lazard. Grand défenseur de la mondialisation, il soutient Ségolène Royal lors de l’élection présidentielle de 2007.
Jean-Paul Fitoussi est membre du CAE et membre du conseil scientifique de Terra Nova, il est administrateur de Telecom Italia, et enseigne à Science Po de Paris. Il est proche du Parti socialiste.
Elie Cohen est aussi membre du CAE et du conseil scientifique de Terra Nova. Directeur de recherche au CNRS, il enseigne également à Science Po de Paris. Administrateur chez Orange et du groupe des Pages Jaunes, il a été conseillé de Lionel Jospin. Il est partisan de l’ouverture à la concurrence des services publics à caractère industriel et commercial, comme l’énergie, les télécommunications, les transports, etc.
Nicolas Baverez, avocat et historien, est aussi présenté comme économiste. Membre du très patronal Institut Montaigne et du comité d’éthique du MEDEF, il enseigne à l’ENA et intervient régulièrement dans de nombreux médias : Le Point, Les Echos, Le Monde, I-télé… Ultra-libéral qui s’assume, très critique à l’égard de l’Etat, il a soutenu (avec des réserves) la candidature de Nicolas Sarkozy en 2007.
Jean-Hervé Lorenzi est membre du CAE, du Cercle des Economistes, et de Terra Nova. Il enseigne à Paris Dauphine et à ses heures perdues – c’est-à-dire très souvent, il conseille le directoire de la compagnie financière Edmond de Rothschild.
Patrick Artus est également membre du CAE et du Cercle des Economistes. Il est directeur de recherche de la banque de financement et d’investissement Natixis [3] et enseigne à l’école Polytechnique.
Jacques Généreux, enfin, enseignant à Science Po Paris, est le seul, parmi les sept privilégiés des Matins de France Culture, à être critique à l’égard de l’économie de marché (même s’il ne s’y oppose pas formellement). Il est désormais membre du Parti de Gauche de Jean-Luc Mélanchon et avait soutenu – contrairement aux six autres - le « non » au Traité constitutionnel européen.
Les brefs curriculum vitae de ces sept piliers des Matins de France Culture sont explicites et révélateurs du périmètre à l’intérieur duquel est traitée la question économique. Par leurs positions sociales, par leurs appartenances politiques, par leurs orientations idéologiques et, pour certains, par leur implication dans des entreprises privées, ils sont représentatifs de l’ensemble des économistes invités des matinales de la radio.
Orthodoxie, quand tu nous tiens…
Trois institutions monopolisent une grande part des invitations.
- Le Conseil d’Analyse économique (CAE) : un organisme qui est « placé auprès du Premier ministre » et a pour mission « d’éclairer, par la confrontation des points de vue et des analyses, les choix du gouvernement en matière économique » ;
- La fondation Terra Nova : une fondation plutôt de centre-gauche, réputée proche de Dominique Strauss-Kahn, dont le Président du conseil scientifique est Michel Rocard. Financée par des mécènes privés à 80% (Microsoft ou Areva), Terra Nova se prétend indépendant du pouvoir politique. Et du pouvoir économique ?
- Le Cercle des économistes : il réunit une trentaine d’enseignants-chercheurs qui cumulent grosso-modo les mêmes caractéristiques (facultés parisiennes, membre du CAE, administrateurs d’entreprises…). Sans être tous des farouches partisans du libéralisme économique le plus échevelé, ils ne sont pourtant pas des opposants à la mondialisation libérale. Souvent convoqués pour commenter l’actualité économique (la crise financière, la loi sur les 35 heures ou l’ouverture à la concurrence d’un service public), ils s’arrangent toujours pour demeurer « politiquement acceptables ». A leurs yeux, en dehors de la (fausse) alternative, libéralisme de gauche versus libéralisme de droite, point de salut.
Or sur les 81 invitations que nous avons comptabilisées, le Conseil d’Analyse économique a pu s’exprimer à 40 reprises, la fondation Terra Nova, 32 fois, et le Cercle des économistes 19 fois. Certains invités cumulent évidemment les casquettes…
Les seuls économistes hétérodoxes gracieusement conviés aux Matins de France Culture ont été René Passet (membre d’ATTAC) à deux reprises et Frédéric Lordon, une seule fois. D’autres économistes, plus ou moins critiques à l’égard de l’économie de marché ou de la mondialisation libérale, ont eu l’occasion de venir s’exprimer. Jacques Généreux donc, Joseph Stiglitz (2 fois), prix Nobel d’économie en 2001 [4], keynésien et surtout connu pour ses violentes critiques contre les institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale [5], Amartya Sen (une fois), prix Nobel en 1998, reconnu pour ses travaux sur la pauvreté et les inégalités hommes-femmes, et Denis Clerc (une fois), fondateur et conseiller de la rédaction d’Alternatives Economiques.
Le cas de Bernard Maris (invité 3 fois) est un peu particulier puisque son rapport aux médias et ses opinions ont radicalement évolué… vers moins de radicalité. Comme nous l’évoquions dans l’article déjà cité sur « Les voix enchanteresses de l’économie sur France Inter », « son omniprésence médiatique (I-télé, France Télévision, Radio France...), son éloignement d’ATTAC, sa fonction à Charlie Hebdo (directeur adjoint de la rédaction) [6], sa candidature sur la liste des Verts à Paris, ainsi que ses propos ne font plus de lui un économiste hérétique, comme il l’était il y a 10 ans. Ses positions restent dans le cadre établi dans cet article (acceptation du libéralisme économique). »
En définitive, on peut ainsi affirmer, sans prendre trop de risques, que sur les 81 invitations d’économistes dans les matins de France Culture, seulement trois ont été attribuées à des contestataires (Passet et Lordon), et dix à des économistes relativement critiques (sans Maris). Toutes les autres ont été distribuées entre ultra-libéraux et sociaux-libéraux ou, si l’on veut, entre et libéraux-ultra et libéraux-sociaux.
Comme pour France Inter, le débat économique sur France Culture ne propose donc, pour l’essentiel, que des variantes d’une même orthodoxie.
Sexisme, parisianisme et médiatisation en cercle clos
La quasi-absence des femmes (3 sur 81), liée en partie à la distribution très inégale des genres dans le milieu universitaire dans des disciplines comme l’économie, est éloquente. Quant à l’ultra-parisianisme des matins de France Culture, il est saisissant. Tous les universitaires français invités sont des parisiens, à l’exception de Françoise Benhamou rattachée à l’Université de Rouen, mais chercheuse à l’Université Paris I. C’est sans surprise Science Po Paris qui détient le record du nombre d’invitations (19), devant Paris I (15), l’Ecole Normale Supérieure (9), Polytechnique (8), Paris Dauphine (7), etc. Cette sur-représentation des universités parisiennes sur le plateau des matinales ne s’explique pas uniquement par leur renommée académique. En effet, l’Ecole d’Economie de Toulouse, qui se situe en haut de tous les classements, n’a jamais eu accès au micro de France Culture à l’image de son directeur, Jean Tirole, considéré comme le plus « nobélisable » des économistes français et médaille d’or du CNRS en 2007.
L’appartenance ou la participation régulière aux médias est un critère supplémentaire de sélection à l’entrée et explique pour une large part cette omniprésence des parisiens. Sur l’ensemble des cartons d’invitation distribués, 29 l’ont été pour des économistes qui collaborent à des médias, soit au sein de la rédaction (Denis Clerc pour Alternatives Economiques, Bernard Maris dans Charlie Hebdo) soit en temps qu’éditorialiste associé ou simple chroniqueur (Daniel Cohen pour Le Monde, Nicolas Baverez avec Le Point, etc.). Ce chiffre ne tient pas compte de l’accès quotidien qu’ont les membres du Cercle des économistes à la matinale de Radio Classique.
Le cercle des privilégiés s’auto-entretient grâce à deux ingrédients maintes fois évoqués ici-même ou identifiés dans les travaux de la sociologie des médias : la paresse des journalistes et l’omniscience imaginaire mais revendiquée des experts. La présence médiatique des économistes vedettes devient exponentielle avec le temps : la consultation occasionnelle engendrant l’invitation occasionnelle qui, en se répétant, entraîne l’invitation régulière qui, en se reproduisant, implique inéluctablement l’omniprésence médiatique des mêmes et des semblables.
Mathias Reymond
Notes
[1] Comme nous l’avions promis dans l’article cité.
[2] Est considéré ici comme économiste un enseignant-chercheur en économie ou en gestion, un expert présenté comme analyse économiste, un chercheur ou directeur de recherche au CNRS de la section économie-gestion. Nous avons fait le choix de mettre de côté les représentants des syndicats et du patronat.
[3] C’est en note que par courtoisie : on rappellera que Patrick Artus est donc associé à la chute pharaonique du cours de l’action de Natixis (passé de 19,50 euros en janvier 2007 à 1,4 euro aujourd’hui).
[4] En réalité, le prix est attribué par la Banque de Suède en mémoire de Nobel. C’est le seul prix qui n’a pas été créé par le testament d’Alfred Nobel.
[5] Bien que n’étant pas altermondialiste, il a participé aux forums sociaux.
[6] Nota Bene : Il n’occupe plus cette position depuis le début de l’année 2009. C’est le dessinateur Charb qui a pris sa place.
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