Nolwenn Weiler
Au moins deux millions de Français, notamment des salariés peu ou pas qualifiés, sont exposés sur leur lieu de travail à des substances cancérigènes. Et pas seulement à l’amiante. C’est le constat dressé par plusieurs études sur l’apparition des cancers en milieu professionnel. Un risque encore difficile à faire reconnaître par les entreprises et les pouvoirs publics. Les cancers professionnels sont pourtant en Europe la première cause de mortalité liée au travail.
M. Nahal n’a pas eu le temps de profiter de sa retraite. Il est mort bien avant d’un cancer du sinus maxillaire, sans doute causé par de multiples expositions professionnelles à des substances cancérigènes : fumées de soudage lorsqu’il était ouvrier métallurgiste chez Citroën, fumées d’essence et de diesel à son poste de gardien de parking, silice et amiante rencontrées en fonderie et dans le bâtiment, solvants chlorés à son poste de nettoyage des avions... Cette liste macabre a été reconstituée, au fil de longs entretiens individuels, par le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop 93).
Lutter contre l’invisibilité
Lancé en janvier 2001 à l’initiative de chercheurs, médecins de santé publique et de santé au travail, cliniciens, représentants de comités d’hygiène et de sécurité, le programme du Giscop consiste à reconstruire des parcours professionnels de patients atteints de cancer.
Les résultats de leur enquête, menée depuis 10 ans, décrivent une réalité peu connue, voire occultée : celle des cancers professionnels, qui sont, en Europe, la première cause de mortalité due au travail. « Les estimations que l’on a font état d’environ 5% de cancers ayant une origine professionnelle, mais ces chiffres sont en deçà de la réalité », estime Laurent Vogel, directeur du département santé et sécurité de l’Institut syndical européen. « D’abord, parce que les populations féminines n’ont pas, voire peu, été étudiées. Ensuite, parce qu’il est très rare que les médecins demandent à un patient atteint d’un cancer de retracer son parcours professionnel. Alors que le lieu de travail est un endroit où de nombreux salariés sont surexposés à des substances cancérigènes. »
Menée en France en 2003 par la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) et la DGT (Direction générale du travail), la dernière enquête Sumer montre que 13,5% des salariés français, soit 2.370.000 personnes, sont exposées à un ou plusieurs produits cancérigènes pendant leurs heures de travail. « Or, on sait que toute exposition à un agent cancérigène peut jouer un rôle dans l’initiation ou le développement d’un cancer » , détaille Annie Thébaud-Mony, directrice du Giscop. L’origine des cancers humains est imputable à un défaut de fonctionnement du cycle cellulaire. Tout agent cancérigène est susceptible ou non de perturber ce cycle du développement cellulaire. Sachant que la maladie peut se déclencher des années après l’exposition à la substance cancérigène, il importe de tenir compte de la totalité des carrières. Ce que n’a pas fait l’enquête Sumer, qui ne traite pas des expositions aux substances cancérigènes dans la durée. Du fait de ce biais, le nombre des salariés exposés a sous doute été sous-estimé.
Sous-déclarations en nombre
L’enquête Sumer s’est de plus limitée à interroger les personnes en poste, alors que les sous-traitants et les intérimaires sont souvent les plus exposés, et les moins suivis. « Ce risque de perte de suivi des expositions s’aggrave avec la fragmentation des carrières. Qui est la condition de la majorité des salariés aujourd’hui. », s’inquiète Laurent Vogel. Dernier facteur d’invisibilité, pour les cancers professionnels : le phénomène, massif, de sous-déclaration. « Au minimum un cas sur deux ne serait pas reconnu. Ce qui prive de leurs droits les victimes ou leurs ayants droit et pèse sur la branche maladie de la Sécurité sociale, soulageant la branche AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles), laquelle est financée par les employeurs ! », rappelle Sylvie Platel, chercheur au Giscop. M. Nahal, est mort sans que le cancer dont il était atteint soit reconnu comme maladie professionnelle, malgré des demandes allant dans ce sens.
C’est que la polyexposition n’entre pas dans les tableaux de la Sécurité sociale. Les effets synergiques des cancérigènes sont pourtant reconnus comme facteur aggravant dans le développement de la maladie. « Le cancer professionnel type, pour les services de santé publique en général, c’est le mésothéliome, dû à l’amiante, explique Laurent Vogel. C’est monocausal. C’est simple. Dès que cela se complique, au niveau des causes potentielles, cela l’est aussi pour la reconnaissance comme maladie professionnelle. »
Hors amiante, pas de salut
Si le nombre de cancers professionnels reconnus par la Sécurité sociale a augmenté depuis les années 1990, cela concerne quasi exclusivement les cancers dus à l’amiante. « Nous espérions que l’amiante serait un précédent. C’est malheureusement devenu l’arbre qui cache la forêt, regrette Annie Thébaud-Mony. Le système de reconnaissance et d’indemnisation a isolé les malades de l’amiante – qui reste un risque redoutable – des autres personnes atteintes de cancer. » Un diagnostic que confirme le politologue Emmanuel Henry, qui a étudié la genèse de ce « scandale improbable » de l’amiante. Paradoxalement, en ayant été l’objet de dispositifs spécifiques, l’amiante, principal cancérogène professionnel actuellement, a de fait éclipsé les autres toxiques professionnels.
Et gare aux fumeurs. Si une personne atteinte de cancer fume ou a fumé, c’est automatiquement cette cause qui sera retenue, dans le déclenchement d’un cancer. « La pratique dominante c’est de considérer, à tort, qu’à partir du moment où il y a un risque personnel, c’est celui-ci qui l’emporte sur le risque professionnel », souligne Annie Thébaud-Mony.
Inégalités sociales face au cancer
Si elle rend compte imparfaitement de l’étendue du désastre, l’enquête Sumer, complétée par celle du Giscop, dit aussi une autre réalité, crue et douloureuse : ce sont essentiellement les ouvriers et les travailleurs les plus précaires qui, en France ou ailleurs en Europe, sont exposés et/ou atteints par ces cancers professionnels. 30% des ouvriers qualifiés sont ainsi exposés à des agents cancérigènes, et 22,5% des ouvriers non qualifiés, contre 11% des professions intermédiaires et 3% des cadres.
« Dans le Nord-pas-de-Calais, la mortalité par cancer des hommes âgés de 25 à 54 ans est plus élevée que dans les autres régions de France, mais dans des proportions très différentes, note Marie-Anne Mengeot dans son ouvrage Les cancers professionnels, une plaie sociale trop longtemps ignorée. Par rapport aux autres régions, la mortalité par cancer est supérieure de 9% pour les cadres supérieurs, de 30% pour les professions intermédiaires/artisans/commerçants, et de 60% pour les ouvriers/employés.
Et cette relation entre espérance de vie, cancer et statut social n’est pas propre au Nord-pas-de-Calais. « Dans tous les pays européens, les travailleurs manuels ont [entre 45 et 59 ans] un taux de mort prématurée, supérieur aux non-manuels, dans un rapport qui va parfois du simple au double. » Et si les disparités de consommation de tabac entre groupes sociaux existent, elles sont sans commune mesure avec les inégalités de cancers. « Chez les hommes, l’écart concernant la proportion de fumeurs est de l’ordre de 20% entre cadres et ouvriers. Mais l’excès de mortalité précoce par cancer chez les ouvriers par rapport aux cadres est de l’ordre de 200%. »
Des leviers pour agir
Il semble donc qu’il faille arrêter de se contenter de dire aux gens qu’ils ont trop fumé, qu’ils mangent mal ou ne font pas assez de sport... et mettre les employeurs face à leurs responsabilités. « L’enquête du Giscop montre à quel point les initiatives de prévention du cancer doivent être menées sur le plan professionnel, au moins autant que sur le plan personnel », reprend Laurent Vogel. Reconnue au niveau international et européen, la méthodologie du Giscop, gagnerait par ailleurs à être généralisée. Elle permettrait, selon Annie Thébaud-Mony, « d’identifier les substances cancérigènes auxquelles sont exposées les salariés et d’être une véritable outil de vigilance sanitaire ».
La substitution (remplacement des substances les plus nocives) et l’amélioration des protections collectives et individuelles (systèmes physiques de protections, masques, gants, etc.) peuvent être mises en place assez rapidement. À condition évidemment que les employeurs s’engagent davantage. « Jusqu’à quel point les autorités publiques sont-elles prêtes à intervenir pour faire pression sur les outils de production ? », interroge Laurent Vogel. « Pour l’instant, elles sont plutôt timides. » Cela semble tellement plus simple de soutenir la recherche d’explication génétique au cancer. Qui individualise les causes et responsabilités.
Les instances représentatives du personnel sont d’autres leviers pour agir sur cette problématique des cancers professionnels. Principalement les CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), légalement obligatoires dans les entreprises de 50 salariés et plus. « Cela suppose que les syndicats se les approprient, qu’ils y reprennent du pouvoir, en s’adossant à d’autres compétences », conseille Annie Thébaud-Mony. Mais l’importance est la même pour les représentants du personnel non syndiqués. Quoi qu’il en soit, le travail en collaboration avec les médecins du travail est primordial, de même que l’appel à des personnes ressources, tels les chercheurs du Giscop 93.
L’efficacité du travail qui peut être accompli au sein des CHSCT dépendra aussi de la capacité des syndicats à organiser les travailleurs. À s’emparer de cette injustice des cancers professionnels. Ils pourraient devenir « les acteurs des inventaires et évaluations des substances chimiques dans leur entreprise », suggère Marie-Anne Mengeot. Elle propose par ailleurs de mettre en pratique l’obligation de l’employeur de délivrer aux salariés une attestation d’exposition aux agents cancérigènes. La surveillance de santé post-professionnelle est une autre piste de suivi à mettre en place. Pour sortir les malades du travail de leur anonymat. Tout cela constituerait, selon elle, « un test important pour imposer un contrôle démocratique sur les choix de production ». Pour en finir aussi avec ce scandale sanitaire et social.
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