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14/04/2009

Les galères des « intellos précaires », prolos du savoir

Hubert Artus

Anne et Marine Rambach mettent à jour leur portrait des chercheurs, profs, journalistes… sous-payés et surexploités. Entretien.

2001 : Anne et Marine Rambach publient le plaidoyer « Les Intellos précaires » (Fayard). Et donnent une existence concrète à un OVNI social : cette masse de pigistes, auteurs, nègres, salariés en contrat à durée déterminée, en contrat emploi-solidarité, chercheurs indépendants, professeurs vacataires, infirmières sans hôpital fixe.

Un mutant sous-payé, qui doit survivre et cumuler plusieurs emplois. Comme tous les précaires, il échappe à toutes les classifications. Comme les Rambach, éditrices bénévoles, auteurs de livres et dorénavant scénaristes télé.

2008 : c'est chez Stock qu'est publié la deuxième manche. « Les Nouveaux Intellos précaires » est écrit de façon aussi enlevée que le premier. Et passe en revue l'évolution du travail dans les secteurs de la presse, de l'édition, de la recherche, de l'Education et de la culture.

Pour un constat accablant : la précarité de cette « nébuleuse de travailleurs de l'intellect qui partagent un certain sort dans le monde du travail contemporain » s'est aggravée. Et les syndicats et les partis de gauche ne se sont toujours pas vraiment emparés du sujet.

« Excessivement libéraux, excessivement marginaux »

L'intello précaire, c'est la victoire du libéralisme, le rêve du Medef. Mais c'est aussi une des plus belles preuves de la survie de l'individu devant la barbarie libérale :

« Excessivement libéraux pour les analystes de gauche car ils se livrent à une concurrence sauvage dans un environnement largement déréglé, excessivement marginaux pour les analystes de droite qui voient en eux d'abord des opposants à la sacro-sainte culture d'entreprise. »

L'intello précaire est une excroissance du système en même temps qu'un antidote. Saviez-vous que 50% des RMIstes parisiens exerçaient une activité artistique ou intellectuelle ? C'est une des infos en or du livre, dont les plus grands mérites sont d'être précis, clairs et pour autant ne pas céder à la pleurnicherie. (Voir la vidéo)


L'intello précaire est un travailleur hard-discount. Il est auteur, éditeur en free-lance, journaliste pigiste, correcteur, nègre, photographe, enseignant non-titulaire, doctorant surdiplômé partant exercer à l'étranger. Souvent, il cumule plusieurs de ces « statuts ».

Il ne connaît pas les RTT, les remboursements de frais, les congés payés, les tickets resto, ni les arrêts-maladie, et ne les connaîtra plus jamais. Obligé d'avoir plusieurs activités en même temps, il est harassé par le travail mais ne gagne pas plus.

Il travaille pour garder du travail. Il a parfois des fréquentations mondaines, un sérieux prestige, une force d'abattage remarquable, et un style de vie apparenté bobo.

L'intello précaire est passionné, dopé à la survie. Il croit en la connaissance par le style, le goût, le courage et le distinction. Quand un intello précaire rentre seul d'un dîner en ville, il ne dort pas : il travaille.

« La liberté obligée devient libertée “choisie” »

« Sacrifier tout, ou au moins beaucoup de leur passion, au métier qu'ils aiment, c'est le choix de nombreux intellos précaires », écrivent Anne et Marine Rambach :

« La liberté obligée devient liberté “choisie”. Si le choix n'en est que relativement un, il enseigne une nouvelle manière de voir le travail, l'entreprise, l'institution, l'argent, le statut. » (Voir la vidéo)


Par mi les secteurs concernés, la presse. Pour les journalistes, les critères d'obtention de la carte –la majorité des revenus doivent être issus de la presse paritaire, celle qu'on trouve en kiosque et en ligne- excluent ceux qui sont obligés d'avoir une autre activité pour vivre.

De très nombreux pigistes doivent en effet recourir à d'autres métiers pour compléter leurs revenus : romanciers, correcteurs ou lecteurs dans l'édition, avoir recours à une activité au noir, travailler dans l'évènementiel, ou bien nègres littéraires.

Des activités qu'ils ont obtenu en étant repérés… par leur travail journalistique ! C'est, dois-je dire ici, mon propre cas depuis des années.

Le revers de la médaille : ce genre de journaliste doit travailler vite et bien. Mais les enquêtes, les sujets approfondis, une approche sereine du temps de préparation, la lecture d'un livre par jour en moyenne (dans mon propre cas), sont inconciliables avec ce « vite et bien ».

Qui convient mieux à un sprinter du 100 mètres qu'à un travailleur du cerveau. Un journaliste doit suivre le feu de l'actualité, mais le sérieux de son travail repose aussi sur la distance qu'il établit, dans son papier, entre l'actualité et la vérité, le réel et le compte-rendu du réel. Pour un pigiste, le compte ne sera jamais rendu. A lui de faire qu'il soit bon.

Ce qu'un journaliste précaire apprend sur lui-même : une nouvelle approche des notions de travail, de sérénité, de vie privée, d'espace-temps, de santé, l'importance du sport.

Le pigiste subit de plein fouet la contradiction de la crise du secteur : vu la multiplication des pigistes, il a plus de chances d'avoir des sujets à réaliser, sans participer autant qu'avant -faute de temps, car il doit travailler pour plusieurs publications- à la vie rédactionnelle et interne de ses journaux.

Les sites d'informations montrés du doigt

Une partie du livre est consacré à la mutation de la presse, aux nouveaux sites d'informations (nous y sommes évoqués, ainsi que Bakchich et Mediapart).

Si elles accueillent avec joie la révolution de la presse que sont ces nouveaux organes, Anne et Marine Rambach se rendent bien compte que, pour le moment, nous ne pouvons couvrir tous les champs de l'information, et sommes pour le moment un « contrepoint au flux dominant », entre l'actualité et la marge de l'actualité.

Elles pointent également le coût social considérable de la gratuité revendiquée sur le web, et le fait qu'il n'y a d'autres moyens pour le moment que d'avoir recours aux statuts vulnérables et au bénévolat. (Voir la vidéo)


Un même mouvement inquiétant semble en marche partout : la baisse quasi constante du prix du travail dans les secteurs intellectuels et culturels. Une démonétisation qui s'apparente à un vrai choix de société. Tout comme une tendance croissante à l'externalisation.

Dans l'édition notamment, chez les femmes en particulier. Même le Syndicat national de l'édition (SNE) ne peut fournir les chiffres des « travailleurs externes » de l'édition : correcteurs, éditeurs en free-lance…

Un cas d'école : la reprise d'Editis par le groupe Planeta

Cas d'école, détaillé dans le livre : le groupe espagnol Planeta, repreneur du français Editis en 2008 (ce qui a généré plusieurs conflits chez Plon, Robert Laffont, etc) qui, en optant pour le « travail à domicile » comprime les charges et s'offrent une main-d'œuvre discount.

Une pression qui se répercute sur les autres salariés. Et sur les éditions où le groupe n'avait qu'une participation : c'est le cas des éditions du Panama, qui durent fermer cet hiver.

Anne et Marine Rambach étudient également ce que des évènements récents (grève des scénaristes américains en 2007, réforme des lycées et de l'université) provoque sur la précarisation de ceux qui y travaillent.

Au final, pour les auteurs, l'identité du plus brutal employeur de précaires en France est claire : l'Etat. Par exemple, aucune entreprise ne peut légalement faire travailler une personne durant seize ans sans lui proposer un CDI. Sauf l'Etat.

Rue89 - 14.04.09

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