Huit ans après Les intellos précaires, Anne et Marine Rambach viennent de publier la suite : Les nouveaux intellos précaires (Stock, 448 p., 22,5 euros). Les deux scénaristes y décrivent la précarité et l’incertitude toujours plus grandes qui règnent dans de nombreuses professions intellectuelles : chercheurs, journalistes, scénaristes mais aussi enseignants ou guides de musée. Une précarité certes libérée des contraintes de l’entreprise mais de moins en moins rémunérée. Entretien.
Quels sont les secteurs où la précarité des intellectuels s’est aggravée depuis votre dernière enquête sur le sujet il y a huit ans ?
Anne Rambach : Tous les secteurs classiques employant des travailleurs intellectuels sont touchés, d’une façon ou d’une autre : le journalisme, où les pigistes doivent faire le siège des rédactions pour se faire payer à des tarifs toujours plus serrés, l’édition, où l’on externalise à tout va, l’audiovisuel, la recherche, l’enseignement… Prenons un exemple particulièrement violent : celui des enseignants non-titulaires. Dans l’Education nationale, nous sommes passés en quelques années d’une dominante de maîtres auxiliaires, un statut précaire mais avec tout de même quelques sécurités, à une dominante de contractuels en CDD et surtout de vacataires. A l’origine, le statut de vacataire concernait des gens qui avaient un autre métier et venaient donner des cours ponctuellement. Aujourd’hui, les vacataires n’ont souvent que cela pour vivre. Ils ne sont payés que pour chaque heure de cours qu’ils assurent. Ils n’ont pas de sécurité sociale, pas de congés payés, pas de retraite, pas de chômage et on peut les jeter quand on veut. Ils n’ont droit à rien. Pourtant, ils font exactement le même métier que leurs collègues titulaires. Et c’est l’Etat qui est ici l’employeur, pas une quelconque multinationale…
Marine Rambach : On trouve chez les chercheurs des situations du même genre, où des gens travaillent côte à côte sur les mêmes sujets avec des statuts complètement différents. Cette précarité des chercheurs a longtemps été taboue. Les précaires avaient comme honte d’être dans cette situation éjectable. Et les permanents étaient mal à l’aise lorsqu’on abordait le sujet. Ils préféraient ne pas en parler du tout. Un chercheur précaire, un sociologue justement, nous a raconté comment, en déplacement pour un colloque à New-York, il avait dû se loger à ses frais et à son niveau de revenus dans une sorte d’auberge de jeunesse en construction ouverte à tous vents tandis que ses collègues étaient tous logés dans le même hôtel, évidemment bien plus confortable. Cela relève de l’anecdote, et notre sociologue en riait, mais à la longue, ce genre d’épisode peut fatiguer. Surtout quand on fait comme si de rien n’était.
Certains sociologues semblent avoir été surpris, voire agacés par ce concept « d’intello précaire » que vous avez contribué à populariser avec votre premier livre sur le sujet (Les intellos précaires, Fayard, 2001). Que vous ont-ils précisément reproché ?
AR : On nous a essentiellement reproché d’avoir abordé une question sociale sans nous être équipées des instruments scientifiques classiques utilisées en sociologie, en particulier des statistiques fiables. Pour certains, enquêter sans chiffres relève presque de l’hérésie. Mais il faut bien commencer… Dans les débats auxquels nous avons participé, nous avons aussi noté une forte réticence pour un concept qui est, il est vrai, transversal, et qui désigne des réalités très différentes, en particulier tout ce qui relève des statuts. Les architectes sont professions libérales, les journalistes pigistes sont salariés à la commande, les chercheurs précaires passent d’un CDD à un autre, les enseignants vacataires ne sont rien du tout au regard de l’organisme qui les emploie, les auteurs ont un statut très particulier, quand ils en ont un... Le concept peut donc paraître très globalisant et avoir des contours flous, nous en convenons volontiers. Il n’empêche : on ne peut que constater qu’il a parlé très vite à beaucoup de gens. De nombreuses personnes nous ont dit avoir été soulagés en constatant à la lecture qu’ils n’étaient pas les seuls à vivre cette réalité. Cela a pu aussi avoir une fonction identitaire pour des gens qui, le matin, travaillent sur une traduction, l’après-midi font une pige pour un journal, le soir écrivent un scénario et qui vont servir dans un restaurant le week-end pour pouvoir payer leurs factures. Difficile pour eux de savoir quel est exactement leur métier. Là, ils ont pu se dire : « Je suis intello précaire ». Ce n’est pas forcément très valorisant, mais c’est mieux que rien.
Le succès d’un concept n’est pas forcément le signe de sa pertinence : le terme « bobo » est beaucoup utilisé sans avoir de contenu très concret…
AR : Sans doute, mais « bobo » est un concept qui n’a pas été créé pour explorer une réalité sociale. C’est avant tout une idée utile au marketing, même s’il a été inventé par des sociologues. Je ne suis pas sûr en revanche que les intellos précaires constituent un marché aux débouchés économiques très intéressants. Cela dit, si quelqu’un veut nous acheter l’idée, pas de problème ! Qu’on ne se méprenne pas : nous n’avons rien contre la sociologie. Au contraire. Nous attendons même avec impatience les résultats de recherches universitaires sur la précarité des intellectuels. Cela commence à venir. Nous avons lu avec intérêt une étude sur la précarité des guides de musée, des personnes souvent ultra qualifiées, thésards ou docteurs, dont le statut et le niveau de rémunération sont plus que précaires [1] .
MR : Un autre problème qui nous a été renvoyé est celui du nécessaire détachement vis-à-vis de notre objet d’enquête. En gros, nous sommes nous-même intellos précaires, même si nous gagnons un peu mieux notre vie depuis que nous sommes scénaristes pour des séries télé. Le fait d’être directement impliqué pose effectivement question. Mais il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas parce qu’on est extérieur au sujet que l’objectivité est garantie. Chacun porte avec lui une somme de préjugés et d’habitudes, même – surtout – inconscientes. Et dans certains domaines, par exemple les études sur les droits des gays et des lesbiennes, les travaux pionniers ou les plus efficaces ont souvent été le fait de gens qui étaient directement impliqués et qui, parfois, revendiquaient cette implication.
La précarité des intellectuels est-elle vraiment une nouveauté sur une échelle historique plus longue ? Les écrivains désargentés, pour ne prendre que cet exemple, ont toujours fait partie du paysage culturel…
MR : Il y a en effet une différence entre, d’une part, les métiers où les précaires font exactement la même chose que leurs collègues avec simplement des gros écarts de statuts (enseignants, chercheurs, journalistes…), et, d’autre part, des métiers bien spécifiques (auteurs, scénaristes, etc.) chez lesquels la précarité est une sorte de tradition culturelle. Mais, même dans ce dernier cas, on constate un phénomène très inquiétant : la baisse constante, ou au minimum la stagnation, des tarifs pratiqués.
AR : La question du prix du travail est sans doute aussi importante que celle des statuts. Dans un nombre important de cas, les gens sont en dessous du SMIC ou juste à ce niveau. Au-delà de la question du prix symbolique du travail intellectuel et de sa dévalorisation, cela pose des questions très concrètes qu’il va bien falloir régler. Lorsqu’on est précaire, on peut à la rigueur se constituer une sorte d’assurance individuelle en mettant de l’argent de côté. Mais encore faut-il en gagner. Quand les gens sont juste au niveau de la survie, au moindre problème, une maladie par exemple, ils plongent.
Vous remarquez toutefois que certains intellos précaires semblent paradoxalement bien vivre leur situation. S’ils sacrifient la sécurité, ils gardent la satisfaction de travailler comme ils l’entendent sur ce qui les passionne.
AR : Nous avons en effet rencontré beaucoup de gens - journalistes pigistes, éditeurs indépendants… - qui nous disaient être heureux d’échapper à certaines contraintes liées au travail et aux rapports de force en entreprise. Une éditrice free-lance nous a confié qu’à chaque fois qu’elle vient rendre compte de ses travaux dans une maison d’édition avec laquelle elle travaille, elle croise dans les couloirs des gens en larmes, ce qui la conforte dans son idée qu’elle est bien mieux à travailler chez elle sans être salariée. En attendant, si elle n’a plus de commande, elle ne touche pas le chômage… Dans le journalisme, ceux qui entrent dans le métier ont souvent un choc lorsqu’ils se rendent comptent de la façon dont est produite l’information. Du coup, il y a incontestablement chez beaucoup d’intellos précaires une résistance au discours entrepreneurial et à l’institution. Mais il ne faut pas non plus généraliser : je ne crois pas que les chercheurs précaires qui vont de CDD en CDD et se retrouvent à passer le concours des Postes soient ravis de leur sort. Il faut aussi faire la part du discours qui rationalise a posteriori une situation : il est moins dévalorisant de se dire qu’on a choisi d’être indépendant pour être libre que de s’avouer qu’on souffre de son sort et qu’il est aussi possible de s’épanouir dans son travail dans une entreprise.
Autre paradoxe : vous montrez que les intellos précaires gagnent parfois très difficilement leur vie alors qu’ils travaillent énormément.
AR : Le mythe est toujours vivace : ce n’est pas La Bohème ! Les intellos précaires sont souvent dans la production permanente, travaillent parfois douze heures par jour, pour le plaisir – ce qu’on leur reproche peut-être - ou surtout parce qu’il leur faut répondre aux demandes. Malgré cela, certains ont des revenus qui culminent à 800 euros par mois, voire moins. On retrouve ici le « modèle » du travailleur pauvre. Notre économie fonctionne en marginalisant toujours plus ceux qui produisent. Mais la marginalisation des intellectuels est aussi une façon très efficace de se protéger d’une catégorie de gens dont on sait qu’elle a tendance, malgré tout, à contester les pouvoirs. Maintenir les intellos dans la précarité, c’est s’assurer leur docilité.
Les intellos précaires savent-ils se mobiliser pour améliorer leur sort ?
MR : Il y a eu ces derniers temps des mobilisations. On peut penser à Sauvons la Recherche – un mouvement auquel nous ne nous attendions pas – ou à Génération Précaire, qui a fait avancer les choses sur la question de l’exploitation des stagiaires. Il y a aussi parfois une grève dans telle ou telle chaîne de télé, où des journalistes permanents se mobilisent pour que la situation des pigistes s’améliore, mais cela reste exceptionnel. Les permanents, eux aussi, ont peur de perdre leurs places. A parler franchement, les intellos précaires sont généralement très individualistes et se contentent volontiers de consolider leur réseau personnel, fondamental dans des métiers où tout repose sur les bons rapports avec ceux qui commandent des travaux. C’est un état de choses que les employeurs ou les donneurs d’ordre ont évidemment intérêt à faire durer et qui, à long terme, crée de mauvaises habitudes.
AR : Il faut aussi remarquer que les syndicats – avec quelques exceptions, notamment individuelles - sont souvent démunis, voire peu désireux de s’impliquer dans ces questions. Nous ne sommes pas dans un modèle classique où il suffirait de faire rentrer tout le monde sous un statut et de négocier des augmentations de salaire régulières. Ils ne savent pas faire. D’autant plus, encore une fois, que beaucoup d’intellos précaires n’ont aucune envie de se retrouver « en poste » dans une entreprise. Les torts sont partagés. Il y a là un vrai sujet de réflexion.
Notes
[1] Aurélie Peyrin, « Les usages sociaux des emplois précaires dans les institutions culturelles. Le cas des médiateurs de musées », in Sociétés contemporaines, vol. 67, p. 7-26, 2007.
Basta! - 15.04.09
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