Table ronde avec : François Cusset, historien des idées, professeur à Sciences-Po ; Roland Gori, psychanalyste, professeur de psychologie et de psychopathologie cliniques à l’université d’Aix-Marseille-I ; Marie-José Mondzain, philosophe, directrice de recherche au CNRS, professeure à l’EHESS Paris ; Serge Wolikow, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne.
Au moment où les intellectuels - médiatiques semblent se taire, d’autres intellectuels apparaissent sur le devant de la scène, mais en portant la parole de collectifs (Sauvons la recherche, Sauvons l’université, Appel des appels…). Comment expliquer ce silence des uns, cette prise de parole des autres ? Y a-t-il un lien entre les deux ?
Marie-José Mondzain. La médiatisation concerne bien souvent des intellectuels qui ne sont pas vraiment les victimes, qui sont même assez abrités, ou qui préfèrent se mettre à l’abri. Ceux qui sont atteints au plus vif à travers les mesures effrayantes prises en ce moment contre les trois aspects fondamentaux que sont la pensée, la création et, surtout, la liberté de la pensée, de l’expression, sont ceux qui, évidemment, s’engagent le plus. Mais il ne faudrait pas oublier les artistes, les gens du cinéma, les intermittents du spectacle, qui ont les premiers, il y a quelques années, élevé la voix, pris des risques, mobilisé l’attention nationale sur les atteintes portées pas simplement à leur catégorie professionnelle mais à la pensée, la - création, la liberté, à toute la culture.
François Cusset. En temps de crise, qui est aussi un temps de résistance et de mobilisation, ceux qui se sont placés depuis deux ou trois décennies structurellement au service du pouvoir se taisent poliment. C’est la crise de la figure de l’intellectuel, l’expert ou le moraliste, que manifeste ce silence assourdissant. Ceux qu’on entend, en revanche, sont des intellectuels sans visage, des dispositifs critiques. Il y a beaucoup d’intellectuels collectifs, de groupements, de formes d’organisation éphémères liées à des luttes spécifiques, à un travail en commun, à une production du commun. Ils sont le produit non seulement de la mise en danger de leur travail et des réformes récentes, mais aussi de la crise du « tout-à-l’ego » intellectuel, de la figure de l’intellectuel en « grand individu » depuis Voltaire, Zola, l’affaire Dreyfus, Sartre. Depuis trente ans, au moins, cette figure n’est plus crédible et on a vu apparaître, plus récemment, des formes de travail intellectuel plus spécifiques, davantage liées au terrain social ou à des situations de lutte. On se rapprocherait de l’intellectuel spécifique de Michel Foucault. D’abord un intellectuel qui s’engage en situation, et pas par principe, un intellectuel à la fois intransigeant et prudent, qui n’a pas la prétention d’avoir un discours englobant, totalisant, d’en savoir plus que les autres, mais qui apporte sa pierre théorico-critique à un édifice auquel contribuent aussi des artistes, des médecins, des militants de base ou des activistes minoritaires.
Roland Gori. Je suis un peu gêné par les deux termes, intellectuel et médiatique. Suis-je un intellectuel ? Je suis un universitaire, un soignant, un citoyen, je travaille, je lis, j’écris. L’intellectuel n’est-il pas une figure anthropologique construite par une culture, une civilisation ? Existait-il des intellectuels au Ve siècle avant J.-C. à Athènes ? Ne sommes-nous pas prisonniers d’une illusion sociale, culturelle, civilisationnelle ? Quant au terme médiatique, cela veut-il dire à la mode ? Si être à la mode, c’est être dépassé, il est normal que les intellectuels dits médiatiques ne soient pas en phase avec les crises sociales et civilisationnelles que nous vivons. Ces dernières années s’est produite une crise au coeur des métiers qui concernent le soin, la santé, l’éducation, la recherche, la formation, la culture, etc. Nos métiers ont été instrumentalisés, le savoir et les pratiques resitués au profit d’une raison d’État qui prend le visage anonyme du pouvoir sécuritaire. Nous avons donc été un certain nombre à refuser d’entrer dans ces dispositifs d’initiation sociale à une certaine servitude volontaire. On nous reproche de ne réagir que maintenant et parce que ce qui touche les autres classes sociales nous touche. Il y a cela et il y a aussi la destruction de l’éthique, des principes des métiers que nous exerçons. Lorsque nous déclarons : « Nous, professionnels du soin, etc. », c’est du lieu de notre métier que nous nous autorisons à prendre la parole.
Serge Wolikow. À propos de l’histoire et du côté dépassé aujourd’hui de la figure traditionnelle de l’intellectuel, je dirais oui et non. Cette figure est née en France de mouvements, de conflits et d’affrontements qui avaient un rapport avec le pouvoir et avec le savoir, que ce soit autour de l’école de la troisième République ou, en posant la question de l’indépendance des intellectuels, après la Seconde Guerre mondiale, la collaboration, les années de crise et de soumission à différents pouvoirs. Deux phénomènes se conjuguent. La remise en cause de la conception des métiers intellectuels tels qu’ils s’étaient structurés en France pendant la Résistance et après la guerre, sur des bases de consensus démocratique, et la prise de conscience d’une convergence avec les luttes ou les mobilisations d’autres parties de la population. C’est sans doute cela qui est le plus nouveau et qui explique, pour une part, les formes collectives de prise de parole et l’anonymat qui était évoqué. Ce n’est pas une perte d’individualité mais plutôt une volonté de conjuguer les individualités dans des formes d’action collective. Les mobilisations se font en effet au nom du travail scientifique, de la culture scientifique du travail en équipe et du refus de l’appropriation marchande des savoirs et des résultats. Les orientations politiques ou administratives qui ne semblent pas culturellement et scientifiquement fondées mais qui sont imposées au nom de la modernité suscitent l’indignation morale. Cela joue sur la façon de rassembler des forces qui semblaient, il y a encore quelques mois, très éloignées d’un engagement collectif.
Marie-José Mondzain. Je ne suis pas d’accord avec l’idée d’une intellectualité sans visage. Il y a des visages de l’Appel des appels ou d’ailleurs. Ce qui me frappe, concernant les intellectuels dits médiatiques, les stars de la prise de parole, c’est qu’ils se parlent entre eux ou s’adressent au pouvoir. Et ils reviennent inlassablement sur les mêmes poncifs, comme la question de savoir si le capitalisme est moralisable. Dans les mouvements qui se dessinent maintenant, avec ou sans visages, l’important est qu’ils s’adressent à tous. Les intellectuels, ceux qui ont à leur disposition les ressources de la pensée, de la parole, de l’expression conceptuelle ou créative, peuvent se réunir pour donner à tous confiance et courage. La véritable question est, comme le propose Roland Gori, de cesser de faire de l’intellectuel une essence référente et de faire en sorte que les ressources de la pensée, de la parole soient données à tous, que tous se les réapproprient. L’Appel des appels n’est pas seulement une convergence des luttes, mais une expression du peuple, du monde du travail. La responsabilité de l’intellectuel n’est pas différente de celle du citoyen. Mais il est vrai que toutes les dictatures ont pris pour première cible le monde de la culture. Dans la première grande manifestation, nous avons distribué ce « rêve générale » produit par un artiste. Il résonne à présent avec « grève générale ». Il ne nous appartient pas d’en juger, mais il nous incombe d’accompagner de façon inlassable ceux qui vont maintenant, à leur façon, prendre des risques. Regardons ce que font les instituteurs, c’est formidable ! Les désobéissances se multiplient. On doit les accompagner, ne pas avoir peur. Il ne faut pas que l’intellectuel soit l’homme ou la femme de l’amphi, du journal, de l’écran, l’intellectuel doit être l’homme de la rue.
François Cusset. Je parlais de la crise de la représentation intellectuelle. On se souvient du modèle léniniste, l’intellectuel en clé de la « conscientisation des masses », pour reprendre un langage daté. L’historien Gérard Noiriel disait qu’autrefois l’intellectuel était là pour parler au pouvoir au nom des opprimés et qu’à la fin du XXe siècle, avec le déclin de la critique et la culpabilisation du vieux mouvement social, il est surtout celui qui s’adresse aux opprimés pour les persuader du bien-fondé du pouvoir et de ses « réformes ». J’ajouterais que la situation d’aujourd’hui invalide ces deux modes opposés du discours intellectuel. La logique de la représentation est en crise, y compris intellectuelle, une méfiance inédite est apparue. Et puis, il faut rappeler que ce qu’on appelle le travail intellectuel concerne une part largement accrue de la population, si on compte tous ceux qui ont derrière eux huit à dix années d’études supérieures qui les ont menés à des fonctions subalternes, des métiers menacés, précarisés, prolétarisés. On se trouve face à des formes intellectuelles plus ou moins collectives qui ne façonnent plus un grand récit émancipateur mais travaillent plutôt sur les formes de vie. Le néolibéralisme n’est pas seulement un régime de laisser-faire politique de l’économique, mais aussi l’invention d’une subjectivité nouvelle, d’une intériorisation des normes dominantes, d’un endoflicage individuel. C’est la résistance à cette normalisation qui suppose un travail infini, cette « ronde infinie des obstinés », pour reprendre le nom de la marche des grévistes de Paris-VIII devant l’Hôtel de Ville. Ce travail-là, qui ne peut se faire qu’en commun, est aussi une critique de l’intellectuel en nom propre, représentant héroïque de la voix des opprimés.
Marie-José Mondzain. C’est pour cela que, plutôt que parler d’anonymat, je parlerai d’un travail souterrain, hors la vue du pouvoir et de ses caméras. La résistance va avec la clandestinité.
Comment expliquez-vous le surgissement actuel ? Les figures des intellectuels liés au pouvoir ne sont plus en vogue. Comment expliquer le passage à l’acte qui n’est plus le même aujourd’hui qu’en 1995, par exemple, quand Bourdieu intervenait d’une manière nouvelle comme intellectuel prenant parti ?
Serge Wolikow. Ce qui vient d’être dit en partant du constat que le soulèvement, la mobilisation, le travail souterrain partent d’une réflexion critique sur l’état des métiers, sur la crise même du travail scientifique ou intellectuel est nouveau et donne à réfléchir. Ces professions se sont vu enjoindre de s’adapter aux normes évoquées pour être plus compétentes, plus productives. Mais, en même temps, elles étaient sacrifiées en termes de moyens, elles étaient fortement discréditées socialement, ce qui mettait en cause leur image d’elles-mêmes ou leur image dans le parcours professionnel. Aussi le discours politique qui les a désignées comme des boucs émissaires des difficultés et retards de la société française a été ressenti très violemment. Mais cela interroge sur la place du travail intellectuel et des savoirs dans l’ensemble des processus de travail. Une partie importante des salariés s’estiment comptables, pas simplement pour eux-mêmes mais pour la société, de questions transversales comme l’écologie, et maintenant la santé, perçues comme relevant du moyen ou du long terme. Or, au nom de résultats immédiats, on les a sommés d’abandonner un certain nombre de principes de travail. Ainsi, alors que pendant très longtemps il y avait une dissociation entre ceux qui se mobilisaient sur les usages bons ou mauvais du travail scientifique et une grande partie des scientifiques qui voulaient faire leur travail de manière correcte, une rencontre s’est produite entre les uns et les autres. C’est nouveau. Encore que, dans des formes historiques très différentes, on a déjà vu ce type de rencontre, de mobilisation des intellectuels, en France, qui à certains moments a été extrêmement productrice et qui a pu aussi être retournée en se discréditant elle-même comme cela vient d’être dit.
Roland Gori. Si j’ai contesté la notion d’intellectuel, ce n’est pas pour me couper de la tradition. Je suis d’accord avec vous pour dire, comme René Char, que nous avons « reçu l’héritage sans testament ». Sans mise en perspective généalogique et historique, nous sommes dans une modernité sauvage. Mais qu’est-ce qui fait que le savoir, comme l’intellectuel ne sont pas les conditions de pensée de tout citoyen ? Concernant l’université, la gauche a une part de responsabilité. C’est Claude Allègre qui a commencé à nous imposer une pensée technocratique. Dans le champ qui est le mien, c’est dans les années 1990 qu’a disparu la référence à la pensée psychanalytique au profit de modèles qui prenaient les choses au ras du comportement, des performances, et transformaient l’homme en instrument. Mais je soulignerai deux points. Le premier est conjoncturel. Les valeurs qu’on nous demande d’incorporer - mobilité, flexibilité, contingence, réactivité immédiate - sont la culture du capitalisme financier en pleine crise. Pourquoi faudrait-il intégrer des réformes visant à nous reformater selon un modèle qui s’est révélé toxique ? Le deuxième point, plus ancien, émerge avec violence. Le métier était, pour nos générations, un scripteur des trajectoires individuelles et sociales, une matrice d’identification personnelle. Ce qui restait après que l’urbanisation nous eut coupés de la nature, que le lien familial se fut réduit à la famille nucléaire, que les relations aussi bien amoureuses que sociales aient été gagnées par une certaine liquidité. Or le métier est instrumentalisé ou cassé. On nous dit que chacun devra être formé, pour en changer plusieurs fois. Quelque chose est donc rompu aussi au niveau de la transmission.
François Cusset. Voilà dix à vingt ans que toutes les sphères de pouvoir nous parlent de « société apprenante » et « d’économie de la connaissance ». S’il y a mobilisation sociale aujourd’hui, c’est contre cette mobilisation en sens inverse, celle des corps, des subjectivités au service à la fois du marché et du contrôle des conduites. Une mobilisation infinie, comme disait Peter Sloterdijk, et qui destitue les institutions du savoir. Celles-ci, l’université la première, perdent ainsi l’autonomie symbolique dont elles disposaient encore il y a peu, même dans les conditions de sous-équipement où elles se trouvaient, de chômage élevé des jeunes, etc. Avec la loi de 2007, cette mobilisation au service du marché devient un impératif légal, impossible d’y couper. Mais le prolétariat intellectuel et artistique existe depuis longtemps, professeurs et chercheurs salariés sont juste ses dernières recrues.
Marie-José Mondzain. La place du savoir est à interroger à deux niveaux : d’un côté, il faut penser à la situation de la science dans la communauté politique par la voie des structures de savoir, des institutions et des gestes de transmission ; de l’autre, se pose la question de la mémoire des luttes. Désormais, le désir de savoir est mis au pas derrière le désir de gagner, de triompher, ce qui représente une grande blessure dans l’histoire de la subjectivité, un effondrement symbolique du sujet de la connaissance. En Europe, depuis les Lumières, les opérations de la connaissance ont toujours accompagné les gestes de transformation du monde, de la transformation sociale et politique. Aujourd’hui, l’asservissement de la science transforme ces opérations en productions de marchandises. Le savoir est réduit à un investissement dont on exige le résultat sous la forme du profit. L’autre versant du savoir concerne une autre mémoire, celle du savoir des luttes, de la culture historique et politique. Pendant une longue période du siècle dernier, le Parti communiste prenait en charge cette culture commune, ce partage de la mémoire à travers les textes et à travers les luttes qui seul faisait advenir le peuple comme sujet politique. Mais ceux qui nous gouvernent depuis bientôt plus de vingt ans ont entrepris une oeuvre de mortification, de confiscation de cette mémoire et de l’histoire. Le culte du patrimoine et les rites de célébration ont des formes nécrosantes. Du coup, ceux qui souffrent, qui cherchent les ressources de la parole pour penser le changement ne connaissent plus de leur histoire que les vignettes de la consécration. Si le terme d’« intellectuel » a un sens, c’est parce qu’il désigne ceux qui ont pour charge de remettre en activité l’énergie de l’histoire, relancer le désir par la mémoire des luttes. C’est la condition pour avancer.
Serge Wolikow. Les intellectuels ont pris part à l’histoire du mouvement social en France. Mais souvent quand ils entraient dans l’action et dans une organisation. Ils étaient convoqués comme experts du mouvement social face aux experts du pouvoir et, quand les choses évoluaient, que la gauche dirigeait, ils devenaient experts du pouvoir. Mais, aussi bien au niveau politique que syndical, la question du savoir en tant que telle n’a jamais été considérée comme centrale. On se préoccupait de l’exercice du métier intellectuel, mais pas de la culture ou du savoir, sauf dans les moments cruciaux de l’histoire comme la Résistance, qui a vu un engagement intellectuel se nouer sur l’essentiel politique, syndical, culturel. En dehors de ces périodes, les intellectuels accompagnaient la politique et le mouvement social, mais s’en remettaient à des organisations qui manifestaient toujours une certaine méfiance à leur égard. Aujourd’hui, la responsabilité des intellectuels pourrait être de pousser cette réflexion sur la cohérence de l’action immédiate et à moyen terme, sur leur rapport à l’ensemble de la vie sociale, sur la manière d’organiser le transfert de l’expérience d’une génération à l’autre. Or pour l’instant, sur ces sujets, on est peu diserts du côté des syndicats et des partis. Cela pose la question des nouvelles formes à trouver.
Roland Gori. On assiste depuis plusieurs décennies à une disqualification de l’histoire, qu’il s’agisse des pratiques de pouvoir, de savoir ou d’opposition sociale et culturelle. Mais quelque chose de nouveau affleure. Ceux qu’on appelle intellectuels refusent d’être transformés en experts. C’est-à-dire en figures de la censure sociale promulguée au nom de la gestion technique ou soi-disant scientifique. Par contre, dans tous ces mouvements, dans l’Appel des appels, on perçoit le souci de faire apparaître « le politique » sans se réduire à « la politique ». On sent une prise de conscience de ce qu’il n’y a pas d’immaculée conception des savoirs et des pratiques, qu’ils sont formidablement déflorés par la culture au sein de laquelle ils émergent et qu’ils refaçonnent en retour. Et, du coup, on sent que ces métiers ont à voir avec le politique, sont liés à la cité. Mais les partis et syndicats n’ont-ils pas déserté cette question en se formatant un peu en miroir, à l’image même de la société qu’ils déconstruisaient ?
François Cusset. Les intellectuels aussi ont délaissé cette question. Il y a un parallèle à établir entre la crise de l’unitarisme social, de la stratégie longtemps incarnée par le PCF et la CGT, pour fédérer luttes et mouvements, et la crise du discours intellectuel totalisant, englobant, hégélien, proposant un grand récit et un sens final, une téléologie. Dans les deux cas, on se montre aveugle à la diversité et à la spécificité des mouvements. Cela fait quinze ans que sont apparues les luttes des sans— logis, des malades du sida, des sans-papiers, etc., qui concernent des groupes sociaux distincts, mais portent aussi une remise en cause radicale de toutes les formes de contrôle social. Or le vieil équilibre entre diversité et unité ne tient plus. Si on fait la liste des formes de résistance sociale depuis dix ans en France, elles sont peu liées entre elles : émeutes de banlieues, mouvement étudiant, luttes sectorielles. L’unitarisme social et politique était lié à la stratégie électorale de partis qui ne rassemblent plus aujourd’hui toutes les forces de la gauche de la gauche. Des partis souvent myopes face aux nouvelles formes de politique non gouvernementale, au sens où l’entend Foucault, des mouvements qui n’ont pas pour but le succès électoral, mais la défense de formes de vie spécifiques directement menacées.
Mais cette série d’initiatives et d’appels ne souligne-t-elle pas précisément un besoin, une recherche de convergences nouvelles ?
François Cusset. Ils révèlent plutôt une méfiance nouvelle, fût-ce dans l’inconscient social, à l’égard des discours d’unitarisme et de fédération des luttes. Le sentiment qui domine est qu’au nom de l’unité on s’est fait avoir, que beaucoup de luttes sont passées à la trappe - les questions minoritaires n’ayant jamais été regardées comme légitimes, ni par le PCF ni par les syndicats dominants. Chez les jeunes en particulier, la méfiance l’emporte devant les généralités fédératrices, que ces jeunes soient eux-mêmes radicaux ou modérés. À gauche, l’unitarisme politique ne convainc plus.
Serge Wolikow. On a évoqué le rôle du Parti communiste, on décrit la situation présente, mais le grand absent de la réflexion à gauche n’est-il pas le Parti socialiste ? Au-delà de telle ou telle référence partisane, NPA compris, la question de fond se pose de savoir ce que peut être la politique aujourd’hui, car on ne peut nier l’effet de juxtaposition, d’émiettement, voire parfois d’épuisement des mouvements. On mesure bien, à l’opposé, les stratégies qui visent à laisser pourrir les luttes, à les circonvenir, et dont on ne peut sortir que par la prise de conscience de ce qu’il faudrait leur opposer en commun. Mais le commun suscite méfiance, il est ressenti comme confiscation, délégation. La question se pose donc de faire fonctionner des formes de mobilisation, dé politique dans lesquelles ceux qui se mobilisent restent partie prenante de l’action politique. Nous sommes au bout d’un cycle. Le problème n’est plus de se battre contre des appareils affaiblis ou inexistants, mais de penser de façon imaginative et adaptée à notre époque des formes nouvelles de coalescence, d’organisation politique, pas nécessairement pérennes mais qui permettent néanmoins de coordonner, d’aller au-delà des mouvements d’un seul instant. Bien après les États-Unis, les mouvements d’une seule cause sont apparus en France, dans les années 1980-1990, mais il me semble qu’on pourrait s’économiser de reconstituer un grand bipartisme politique à l’américaine. Cela dépend beaucoup de nos capacités d’imagination et d’initiative.
La méfiance évoquée tout à l’heure à l’égard de l’intervention des intellectuels n’exprime-t-elle pas aussi l’expérience négative des années 1990, une sorte d’effet en retour de ce qu’on a appelé la « pédagogie du renoncement » à gauche ?
Roland Gori. On pourrait parler de mélancolisation. Nous sommes aujourd’hui un peu orphelins des grands récits mythologiques ou idéologiques qui auraient pu nous faire advenir et nous sommes contraints d’inventer, de créer du neuf. De l’Appel des appels ou d’autres appels émerge une forme de culture en réseau, de dispositif réticulaire qui ne regarde pas forcément du côté de l’unité, de la fédération ou du rassemblement. Les échanges sont vifs, conflictualisés. Marie-José Mondzain parle de désobéissance, je dirais quant à moi refus de la servitude volontaire. Nous ne sommes pas seulement confrontés à la crise d’une culture du capitalisme financier, mais à une crise morale : pour la première fois, un certain nombre de professionnels osent une posture de révolte morale. Or, dans une société de la norme, de la normalisation comme la nôtre, il devient beaucoup plus difficile d’affronter l’autorité. Comment s’y prendre ? Les avis sont polyphoniques, je suis de ceux qui pensent qu’il faut s’inscrire dans la durée. D’où vient, par exemple, qu’à l’hôpital, dans la recherche, dans l’école, nos activités se soient transformées en appareils de normalisation sociale, d’où vient qu’elles réclament une adhésion librement consentie à la soumission et à la servitude ? Comment se fait-il que cette dimension n’ait pas été tellement pensée jusqu’ici, excepté par quelques individualités ? Voilà un programme qui réclame du temps.
Marie-José Mondzain. J’entends bien ce rapport des intellectuels au temps. La pensée demande de la durée, la science aussi. Cela dit nous vivons sous le régime politique sans doute le plus hostile à cette forme de temporalité patiente. Mais il nous faut en même temps réagir vite face à la hauteur des coups portés. Quid de celui auquel nous nous opposons ? Sarkozy a une stratégie, et la façon dont nous nous comportons fait aussi partie de sa stratégie : il attend le pourrissement lent des forces, qui, tout en convergeant, sont en phase de dissociation. Roland Gori parle de mélancolisation, d’un sentiment subreptice d’impuissance, comme si la seule chose qui nous unissait était d’être dans la douleur ou dans l’angoisse. Il me semble néanmoins que ce qui peut aussi nous unir sans nous dissoudre, ni nous totaliser, c’est une énergie active. L’important n’est pas d’être d’accord, mais d’agir de la façon la plus efficace au moment où l’on se trouve dans l’affrontement. Comment ? Nous ne pouvons pas légalement obliger Sarkozy à écourter son mandat, nous voudrions le faire plier. Il ne plie pas, il a décidé de ne rien répondre et d’opérer de faux déplacements sans lendemain. Nous avons une responsabilité, une obligation d’urgence, car le pouvoir compte sur l’approche des examens, la fin de l’année, la dispersion des forces. Allons-nous mettre en échec cette stratégie ? En tout cas, nous avons à charge d’accompagner des gens qui, au jour le jour, prennent des risques, se battent, sont mis à la porte de leur entreprise, etc. Nous ne pouvons pas leur dire : « Laissez-nous le temps d’y réfléchir… » Nous sommes pris dans ces temporalités différentes, il faut les penser ensemble. Je refuse en tout cas le temps de l’orphelinat et de la mélancolie. Le désir de changement peut et doit avoir lieu dans la jubilation.
Les syndicats et partis de gauche se posent aussi, à des degrés divers, ce type de questions. Qu’attendez-vous d’eux ?
Serge Wolikow. L’interpellation du pouvoir en place est certainement un élément fondamental. Mais l’interpellation de ceux qui, dans le système de la démocratie parlementaire, ont en charge d’interpeller le pouvoir est aussi importante ! Or il me semble que les forces politiques et sociales qui devraient relayer la mobilisation des intellectuels s’en tirent pour l’instant à très bon compte. Elles font le service minimum ! Elles apportent un soutien de l’ordre du coup de chapeau, de la solidarité morale, alors qu’un vrai problème d’expression politique est posé. Je n’ai pas oublié ce que certains disaient, il y a peu, sur l’autonomie des universités, à propos du processus de Bologne ou de la LRU. Nous ne leur demandons pas forcément maintenant de manger leur chapeau, mais de dire clairement s’ils accompagnent les mouvements dont ils sollicitent l’appui. On n’évitera pas ce débat public : tout le monde ne peut pas s’en tirer par la solidarité morale, il faut aussi des engagements publics. Et puisque se pose la question des calendriers politiques, on se tromperait lourdement si on pensait que les forces politiques se présentant aux européennes devaient se protéger de la pollution des mouvements sociaux ! C’est l’inverse.
François Cusset. Pour reprendre une distinction de Jacques Rancière, je dirais que nous sommes en train de vivre la démonstration parfaite du clivage, schizophrène, qui sépare les deux formes de la politique, d’un côté la politique gouvernementale comme gestion de l’ordre social ; de l’autre, la politique comme processus de subjectivation. Une action de mobilisation spécifique qui n’aboutit pas, qui ne renverse pas Sarkozy, qui n’empêche pas complètement une réforme de passer, produit néanmoins des résultats souterrains, invisibles mais parfois très puissants, qu’il appartient à l’intellectuel de révéler et qui sont des effets de subjectivation collective, de production du commun. C’est ce qui se passe depuis quinze, vingt ans. Les stratèges de la politique, y compris de la politique révolutionnaire, répondent souvent, sceptiques : « Mais cela pourra-t-il jamais renverser le pouvoir ? » Pas de réponse à cette question, mais la mélancolisation dont parle Roland Gori peut être une bonne chose : il peut y avoir une joie de la tristesse, une puissance de vie de la critique, y compris du démontage point par point du discours dominant. C’est ce qu’on voit à l’oeuvre aujourd’hui, avec ou sans pérennité des luttes.
Roland Gori. La mélancolisation n’est pas la mélancolie à vie. Accueillir la tristesse et le chagrin n’est pas s’y complaire dans un narcissisme ou une mélancolie infinie. Si nous refusons de mettre en examen la part que nous prenons dans le malheur qui nous arrive, nous ne changerons pas, ni individuellement ni socialement. Sarkozy comme tel, même si je n’ai pas voté pour lui, n’est pas ma cible. Ce qui me préoccupe, en revanche, c’est de comprendre comment nous en sommes arrivés à l’élire. Sarkozy est le symptôme obscène d’une civilisation dont il est tout autant l’exécutant que le produit. Comment avons-nous fait pour que, dans l’espace politique et public, son style puisse occuper cette place de symptôme civilisationnel ? Si demain la rue devait renverser Sarkozy pour le remplacer par un Sarkozy bis, cela n’aurait aucun intérêt. C’est pourquoi je parle de durée, même si je comprends bien qu’il est beaucoup plus facile pour un universitaire, psychanalyste de surcroît, de se donner du temps que pour un intermittent du spectacle, un enseignant précaire ou un SDF. Mais ne nous faisons pas prendre au piège de la réactivité immédiate, cette valeur clé du capitalisme financier ! Nous avons besoin de temps. Le drame des partis politiques, c’est qu’ils ont laissé filer le politique. J’espère qu’à la faveur de ces mouvements, de nouveaux appareils et doctrines se recomposeront afin d’accueillir ce qu’ils ont laissé filer.
François Cusset. Effectivement, la stratégie des pouvoirs politiques et économiques consiste, depuis quelque temps, à nous rendre responsables de notre propre malheur, à nous en convaincre en profondeur, d’où la crise de la subjectivité dont parlait Roland Gori. Je crois aussi que le travail de refus de cette responsabilité dans notre malheur, d’opposition à la criminalisation de notre condition, est un travail de longue haleine qui passe autant par la joie que par la tristesse, autant par l’action que par le désoeuvrement, par la solitude que par le collectif.
Serge Wolikow. Je me demande si, dans cette période, les porte-parole politiques ne pourraient aussi être l’objet de rondes ou d’appels infinis, en tout cas ils pourraient au moins être interpellés ! Outre que cela leur donnerait le sentiment d’exister, cela donnerait au mouvement l’idée qu’il peut y avoir des prolongements transitoires, certes insuffisants, mais tout de même importants.
Compte rendu de Lucien Degoy et Jacqueline Sellem.
L'Humanité - 11.04.09
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