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14/10/2009

Exploités derrière les barreaux

ANNE ROY

Salaires de misère, protection sociale inexistante, et même pas le droit de se plaindre : pain béni pour les entreprises, le travail en prison doit en plus faire face à la crise.
Reportage et extrait sonore au centre pénitentiaire de Châteauroux.

Saisir une poignée, y apposer une pince en plastique d’un coup de marteau, l’emballer dans un étui, placer le tout dans un carton, saisir une nouvelle poignée, recommencer. Voilà deux ans et demi que Yannick [1] travaille à l’atelier de conditionnement de la maison d’arrêt de Châteauroux.

Fichier sonore MP3 - 1.8 Mo

Témoignage sonore de détenus

Ses mains sont tellement habituées qu’il parle sans même regarder ce qu’il fait. Installé sur « une chaise d’écolier » rehaussée d’un carré de mousse qu’il a fabriqué pour ne pas avoir mal au dos, il plaisante : « On monte des poignées de porte pour les mettre en magasin. Le plus comique, ce serait qu’on fabrique des clés… » Yannick a l’humour potache et, dit-il, « n’est pas du genre de ceux qui se suicident ». Il a « une famille, deux enfants ». C’est d’ailleurs pour eux qu’il part chaque jour gagner sa « paye de prisonnier » : 12 centimes la pièce. Ce qui lui fait « entre 150 et 200 euros » par mois, pour soixante à cent heures à l’atelier. « Le travail, c’est déjà bien qu’il y en ait, alors on ne va pas trop se plaindre, y en a dehors qui n’en ont pas », résume-t-il.

À l’extérieur, une brume glaciale enveloppe les murs cafardeux de ce centre pénitentiaire vieux d’une quinzaine d’années. Accessibles après une succession de portes en métal et de sas de sécurité, les ateliers et leur éclairage au néon ne laissent rien deviner du temps qu’il fait dehors. Un autre climat, économique, a pu, lui, faire son entrée en prison. « La crise a mis plus de temps qu’à l’extérieur, mais elle est arrivée ici aussi », commente un surveillant en désignant les quatre salles assez calmes de l’atelier. Maison d’arrêt et centre de détention confondus, un peu plus de soixantedix détenus s’activent dans une ambiance plutôt sereine à conditionner du matériel de bricolage, insérer des élastiques dans les agendas, coudre des housses ou encore reprendre des pièces automobiles à la meule dans un vacarme assourdissant… Dans les périodes fastes, ils sont environ le double.

À l’entrée de chaque atelier, une liste placardée au mur indique donc les noms de ceux qui viendront travailler le lendemain, suivant les besoins du jour. Une liste que les surveillants peuvent éventuellement ajuster, en retournant chercher quelqu’un dans sa cellule. En prison, le travail est une chance à saisir, quel qu’en soit le prix. Les conditions ne se discutent pas. Quand il y a chômage ou même congé, c’est autant de salaire en moins. Les trois semaines de vacances d’août ont été rudes pour certains porte-monnaie. Quant aux arrêts maladie, il ne viendrait à l’idée de personne qu’ils soient indemnisés.

Cette simple évocation fait rire un détenu, qui recadre aussitôt la discussion : « On est déjà bien contents. Si on prévient, ils ne nous virent pas. Ils sont plutôt cools, ils ne nous font pas des syncopes quand on a des problèmes. » Dans l’atelier géré par le concessionnaire privé Gepsa, les détenus sont chargés d’écraser à la force de leurs bras des fins de bobines industrielles de fil pour en extraire le coeur en carton et les préparer à être recyclées au Brésil. Un contremaître illustre la considération des entreprises pour le travail effectué derrière les barreaux : la société, explique-til, a négocié ses prix, « avec pour objectif de ne pas payer plus cher que lorsqu’elle envoyait ses bobines à la déchetterie ». Les détenus sont finalement payés 4 centimes d’euros par bobine reconditionnée… Tâches abrutissantes, salaires de misère, aucun contrat de travail ni emploi du temps fixe, pas « le droit de l’ouvrir » encore moins celui de se syndiquer : le travail pénitentiaire est du pain béni pour les entreprises, qui arrivent à s’accommoder des contraintes logistiques liées à la sécurité, aux petites unités, et d’un rendement parfois moins bon qu’à l’extérieur. Petit bémol : la clientèle ne doit pas savoir que ce qu’elle achète a été assemblé en prison. Alors, pendant la visite, le surveillant chef prévient : les marques devront être gommées des photos qui seront prises pendant le reportage. « Les entreprises sont soucieuses de leur image, certaines ont licencié et fermé dans la région pour relocaliser leurs activités ici, elles n’ont pas très envie que ça se sache », justifiet- il. « Les ateliers sont également en concurrence avec les centres d’aide par le travail (les centres destinés à favoriser la réinsertion professionnelle des handicapés — NDLR) », explique le responsable de l’atelier. Paradoxalement, les prisons peinent à trouver du travail en quantité suffisante. Certaines sociétés ont déjà quitté les murs du centre pénitentiaire. Les détenus de Châteauroux qui fabriquaient jusqu’à il y a quelques mois des gilets fluorescents de sécurité en ont fait l’amère expérience : « Le marché est parti en Chine », soupire Monique, la chef de l’atelier couture, soulagée malgré tout d’avoir gagné plusieurs autres contrats, « qui permettront de tenir au moins jusqu’à janvier ». Pendant vingt ans, elle a travaillé dans le textile, d’abord dans l’Ariège, puis dans la région Centre. Elle était au chômage quand elle est tombée sur une petite annonce de la Régie pénitentiaire qui l’a embauchée en juillet. Depuis, elle tente de s’habituer à son nouveau travail, « dans un univers carcéral ». « Ça demande un temps d’adaptation, même si avec les détenus ça se passe bien », confiet- elle d’une voix un peu lasse. Les détenus, eux aussi, doivent se former et s’habituer. Pas facile quand on a toujours pensé que coudre était « réservé aux femmes », et qu’on a toujours travaillé avec de gros engins de chantier, comme le fait remarquer Jean-Marc, un ancien directeur de travaux public, concentré sur sa machine. À son arrivée au centre de détention en janvier, il a fait une demande pour l’atelier. « On nous donne une liste avec les travaux qu’on peut faire, moi j’ai coché toutes les cases, j’ai été pris quinze jours plus tard, explique-t-il. Un délai très court quand d’autres attendent souvent plusieurs mois avant de conquérir une place. Mais si Jean-Marc est un « privilégié », c’est d’abord parce qu’il appartient au seul des quatre ateliers qui ne paie pas à la pièce mais à taux fixe. Avec son salaire de 3,90 euros brut de l’heure (44 % du smic), il « cantine », c’est-à-dire qu’il s’achète son tabac et de la nourriture pour compléter le repas — ou plus exactement « la gamelle » comme l’appellent beaucoup de détenus avec dégoût. Avec ce qui reste, il commande par catalogue des cadeaux pour ses deux enfants qui viennent le voir tous les dimanches au parloir. Sa femme se débrouille seule dehors pour faire vivre la famille, comme de nombreuses autres femmes de détenus qui peinent à joindre les deux bouts avec un seul salaire. Quand elles en ont un.

Les payes sont tellement basses, qu’elles sont loin d’être le seul attrait du travail à l’atelier. « Ça fait toujours trente heures par semaine qu’on ne passe pas à tourner en rond dans sa cellule », résume Jean-Marc. Le travail, c’est, avec « une heure de promenade tous les soirs et un peu de sport », une des rares activités possibles en prison. Aussi abrutissante qu’elle soit, la tâche est déjà un début d’évasion. Pour certains détenus qui présentent des problèmes psychiques particuliers, le travail, ses contraintes et les horaires fixes permettent aussi un début de resocialisation. Mais il n’est en aucun cas une préparation à la sortie, comme le clament ceux qui n’ont aucune idée de ses réalités. Une situation infantilisante et aggravée par le fait que le centre pénitentiaire n’a, aujourd’hui, aucune formation à proposer aux détenus. « Tout ce qu’on gagne pour la sortie, c’est des remises de peine, mais ce n’est quasiment rien : sur un an, ça doit faire une semaine à tout casser », explique ainsi Hervé, qui tient à souligner que si les « payes » n’augmentent pas, le coût des cantines lui paraît en revanche souvent exorbitant. Une machine à rouler les cigarettes : 10 euros, « ma famille a vérifié, à l’extérieur, c’est 6,70 euros ». Un taille-crayon, 3 euros. « Il était tout simple le taillecrayon, à ce prix-là, j’aurais pu en avoir un en or ! » D’ailleurs, si Hervé vient travailler, ce n’est pas juste pour le salaire : « C’est aussi pour avoir droit à une douche tous les soirs ; en été, tout le monde est en sueur, ça compte. » Un travail contre une douche… Un des surveillants a son explication : « Ça pourrait choquer si les conditions étaient meilleures que dehors. »

Notes :

[1] (les prénoms ont été changés)

L'Humanité - 14.10.09

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