Depuis le début de l’année, plusieurs dizaines de personnes travaillant pour des équipes affiliées au CNRS sont brutalement rejetées de l’organisme. Des chercheurs titulaires tombent en plein vide juridique, des budgets sont gelés, et des équipes perdent du jour au lendemain leur existence administrative. Une administratrice se désespère : « On est des cobayes. C’est épouvantable. Comment voulez-vous que les gens aient envie de travailler ! »
Jusqu’à présent, la direction du CNRS niait les faits. Mais Maurice Gross, directeur des partenariats, confirme à Mediapart que le CNRS a bien amorcé une nouvelle gestion de ses unités mixtes de recherche (UMR), ces laboratoires associés aux universités : « On a cessé d’avoir 11 UMR, suite à un arbitrage de la direction générale. Ce ne sont pas des choix faciles. » La nouveauté, c’est que les critères de désassociation ont changé. Jusqu’à présent, un laboratoire bien évalué restait au CNRS. Désormais, explique Maurice Gross, « on peut être bien évalué et pas associé. Autrefois ce n’était pas comme ça, donc, pour les unités, c’est difficile à comprendre car c’est une culture très ancienne. Mais cette règle n’est plus vraie ».
Concrètement, « 11 unités ont perdu tout lien avec le CNRS, et 10 autres anciennement UMR se sont vu proposer de devenir des équipes d’accueil conventionnées (EAC), pour la période 2009-2013, précise le directeur des partenariats, A l’inverse, cinq nouvelles UMR sont apparues. Il est faux de parler de désassociations massives au CNRS, ce serait suicidaire ». Le calcul est simple : 11+10-5= 16. Avec la disparition nette de 16 UMR au total, cela fait un peu plus de 5% de perte pour la session de fin 2008.
Les personnels travaillant dans ces équipes, chercheurs ou administrateurs, ne sont pas licenciés. Ils restent employés par l’organisme de recherche ou leur université de rattachement. Mais privés du soutien du CNRS, ils perdent des crédits budgétaires et des moyens logistiques pour leurs projets.
« La désUMéRisation, ça n’existe pas »
L’immense majorité des 1.250 laboratoires du CNRS est associée à une université. Barbare aux oreilles profanes, le sigle UMR est connu de tous les chercheurs. Les unités mixtes constituent en grande part l’architecture de la recherche hexagonale. Tous les quatre ans, l’organisme procède à une vague d’audit de ses équipes de recherche. Fin 2008, environ 250 unités mixtes ont été examinées. Le 12 mars, des délégués de laboratoires venus de la France entière se réunissent à l’institut océanographique à Paris. De Marseille, Metz, Nancy, Strasbourg, Nanterre, Rennes, Créteil..., les récits de « désUMéRisations » fusent et se ressemblent. L’inquiétude est palpable.
Première source d’inquiétude : l’opacité du processus d’éviction. C’est par hasard, en recevant le contrat de remplacement d’une administratrice, que Michel Collot a découvert que le laboratoire d’études littéraires qu’il dirige avait été « désUMéRisé » : le document était adressé non pas, comme habituellement, à l’UMR 7171 mais à une « équipe d’accueil conventionnée ». Puis poursuit-il, « nous avons été rayés de la carte des unités du CNRS. A partir de là, plus rien n’a été possible : plus d’accès à nos crédits, plus d’accès aux bases de données, plus de délégation de signatures. Le délégué régional du CNRS n’en revenait pas ».
En fait, le budget promis à ce laboratoire regroupant une quarantaine de personnes a bien été confirmé par le CNRS, mais, privé d’accès au logiciel Xlab qui sert à effectuer les opérations de comptabilité, le directeur d’unité ne peut plus dépenser l’argent. Situation absurde qui pourrait déboucher sur une pénurie bien réelle. Car c’est Paris 3, son université de rattachement, qui finance depuis les dépenses du labo. « Mais d’ici un ou deux mois, on sera en cessation de paiement », prévient Michel Collot. Créée en 2001, devenue UMR en 2005, sa structure risque alors de connaître de grandes difficultés.
Sans attendre cette échéance, le quotidien des chercheurs de son labo est déjà devenu acrobatique : « Les bouquins ne sont pas remboursés, j’avance mes billets d’avions... Cela représente déjà plusieurs centaines d’euros », témoigne cette chercheuse. En perdant le statut d’UMR, son labo est aussi devenu invisible au yeux de ses pairs : « Les gens me demandent où je suis passée, poursuit la scientifique. Le CNRS est très reconnu à l’étranger. Je crains qu’avec son nouveau statut mon labo ne soit une voie de garage. J’en suis à me demander si je ne vais pas en changer. »
A l’université Paul-Verlaine de Metz, il y avait cinq UMR. Depuis le début de l’année, il n’y en a plus qu’une. Parmi les labos désassociés, une équipe spécialisée en optique, phonotique et systèmes, le LMOPS, employant une trentaine d’enseignants-chercheurs. « Aujourd’hui nous ne connaissons pas notre nouveau statut, explique Michel Aillerie, enseignant-chercheur, On ne sait pas ce qu’on est. » Les complications s’accumulent : pour l’informatique, les investissements, l’accès aux ressources, la gestion quotidienne du budget. Ils ont appris leur désassociation « par l’agent comptable de la région. Début janvier, il nous a signalé que la gestion des contrats du labo et le versement des salaires de nos post-docs, ces jeunes chercheurs qui viennent de finir leur thèse, allaient poser problème. C’est là qu’on a compris que nous n’étions plus une UMR ».
« On est des ovnis »
A l’université de Nanterre, c’est un labo spécialisé en droit social qui perd son statut d’unité mixte. Ses membres l’apprennent en découvrant la liste des équipes associées publiées dans le bulletin officiel du CNRS en décembre... Ils n’y figurent plus. L’Urmis, équipe de recherche pourtant réputée pour son travail sur les migrations internationales, connaît la même déconvenue.
Le directeur d’une UMR désassociée dénonce « le pur arbitraire » des décisions de désassociations et « l’incohérence du CNRS qui d’un côté prétend rationaliser les critères et procédures d’évaluation en recourant à une évaluation extérieure, l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres), et d’un autre n’en tient aucun compte ».
Au-delà du sort individuel des personnes concernées, ces désassociations jusqu’ici occultées par la direction du CNRS sont révélatrices de la nature des réformes en cours. La bataille contre les désumérisations ravive par exemple la querelle de l’évaluation : parmi les équipes dont le CNRS s’est désassocié, certaines ont été très bien notées par l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres). C’est le cas du labo de Michel Collot, noté A+ , de l’Urmis classé A, du LMOPS de Metz évalué à B+.
C’est aussi la situation de l’équipe spécialisée en droit social dont fait partie la chercheuse Evelyne Serverin à l’université de Nanterre : « Nous avons une bonne évaluation, nous sommes quasiment les seuls en France à travailler sur le contentieux des prud’hommes et nous avons été désassociés. Sans explication. » Pour la juriste, « le problème n’est pas qu’une unité soit ou non désassociée ». Mais ces séparations s’appuyaient jusque-là sur « des étapes argumentatives et des faits scientifiques pour justifier les sorties du système, alors qu’aujourd’hui, on ne sait pas à quel titre les décisions sont prises. C’est une situation que je n’ai jamais vu en 35 ans de CNRS ».
Maurice Gross, le directeur des partenariats, reste imperméable aux critiques sur la méthode employée : « Etre noté “A+”, ce n’est pas un passeport. » Selon lui, les nouveaux critères de choix sont « la stratégie scientifique » et « les cohérences de territoire ». Et une certaine discrétion : les équipes désumérisées comportent peu de personnels titulaires du CNRS et peuvent ainsi s’effacer sans faire trop de bruit au sein de l’organisme. Les sciences humaines et sociales semblent particulièrement touchées – mais le CNRS refuse pour l’instant de publier la liste exacte des unités concernées –, ce qui pourrait augurer d’un recentrage de l’organisme sur les sciences dures.
Mais pour Evelyne Serverin, la juriste de Nanterre, la rupture assumée par Maurice Gross est en réalité bien plus profonde : « Nous sommes dans une absence totale de fondement juridique : les "EAC" n’ont pas de définition précise. Comme nous n’existons plus depuis que nous ne sommes plus UMR, on ne peut pas signer de conventions avec les universités... nous sommes tombés dans un vide juridique. »
Réduire de 30% le nombre d’UMR
Michel Collot, le directeur d’unité littéraire à Paris 3, déchante : « On est devenus des ovnis. » Jean-Luc Mazet, secrétaire général du syndicat SNCS-FSU, s’inquiète : « Le CNRS avait toujours pris soin de placer les chercheurs dans un cadre qui leur permette de travailler. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »
Ainsi en témoigne le récit de cette administratrice d’une équipe « désumérisée » qui préfère rester anonyme : « Je valorisais les travaux de mon équipe en utilisant les services du CNRS pour les communiqués de presse, le site de notre département sur le serveur de l’organisme, le service de communication. Le CNRS va-t-il continuer à soutenir une équipe qui ne lui est plus tout à fait liée ? Pourrai-je bénéficier de promotion ? Je me retrouve sans fiche de poste, sans savoir qui est mon supérieur hiérarchique et personne ne m’a prévenu. Je ne sais pas à quelle sauce je vais être mangée. C’est très déstabilisant. »
Mais aucune convention n’a encore été signée. Et pour cause : la conférence des présidents d’université (CPU) se montre très réticente à la création d’un statut dont nul ne sait ce qu’il recoupe exactement et sur lequel elle n’a pas été consultée. Sollicité par un directeur d’unité, un président d’université lui a témoigné son soutien : « Il existe un différent grave entre le CNRS et les universités concernant la désumérisation unilatérale (...) Nous continuons à nous battre. »
Pour Philippe Büttgen, chercheur en philosophie et membre du SNCS-FSU, le CNRS frôle l’illégalité en plaçant ses personnels « hors nomenclature : ni affectés, ni détachés, ni mis en disponibilité ». Mais le problème, c’est « qu’il n’y a pas de trace écrite des décisions de désassociations », regrette Jean-Luc Mazet. Le processus est opaque.
A la direction des partenariats du CNRS, Maurice Gross reconnaît qu’« être "équipe d’accueil conventionnée", ce n’est pas un statut du CNRS. Nous n’avons pas trouvé d’autre appellation que celle-là pour l’instant mais c’est aux universités de décider ce qu’elles en font ». Sur les dix équipes d’accueil de ce nouveau type envisagées par l’organisme, la moitié d’entre elles font l’objet d’un accord par leurs université de tutelle, selon lui.
Le CNRS réduit-il ses unités au nom de simples objectifs comptables ? En septembre dernier, selon un témoin qui rapporte la scène à Mediapart, le conseil scientifique de l’institut des sciences humaines et sociales du CNRS est le théâtre d’un échange inattendu autour du cas de désassociation d’un laboratoire. « En cinq minutes, deux membres de la direction ont tenu le discours inverse, ce qui prouve que ce ne sont pas des décisions assises sur des critères scientifiques : Alain Laquièze, directeur scientifique adjoint chargé du droit, de la science politique et de la sociologie, a vanté l’équipe sur le point de perdre son statut d’UMR : "Elle fait partie des excellentes équipes que nous souhaitons accoler aux universités", mais Bruno Laurioux, directeur du département, a considéré au contraire que c’était une équipe médiocre qui pouvait être transférée à l’université. »
Lors d’une autre réunion, Alain Laquièze, nommé directeur scientifique adjoint, peu après avoir publié une tribune favorable au fichier Edvige, confie à une directrice de recherche qui raconte l’échange à Mediapart « qu’il était là en service commandé pour réduire de 30% le nombre d’UMR au CNRS ». Or ce même Laquièze vient tout juste d’être nommé à la direction des partenariats. Il doit remplacer Maurice Gross d’ici début mai. L’endroit idéal d’où mettre en œuvre « son service commandé ».
Le démantèlement du CNRS que craignent Sauvons la recherche et les syndicats a-t-il commencé ? La politique de sa direction n’en finit plus de semer le doute, l’incompréhension et l’anxiété parmi ses personnels, désormais plongés dans un inquiétant sentiment d’insécurité.
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