On amena Victor et on lui ordonna de mettre les mains sur la table. Dans celles de l’officier, une hache apparut. D’un coup sec il coupa les doigts de la main gauche, puis d’un autre coup, ceux de la main droite. On entendit les doigts tomber sur le sol en bois. Le corps de Victor s’écroula lourdement. On entendit le hurlement collectif de 6000 détenus. L’officier se précipita sur le corps du chanteur-guitariste en criant : " Chante maintenant pour ta putain de mère ", et il continua à le rouer de coups. Tout d’un coup Victor essaya péniblement de se lever et comme un somnambule, se dirigea vers les gradins, ses pas mal assurés, et l’on entendit sa voix qui nous interpellait : "On va faire plaisir au commandant." Levant ses mains dégoulinantes de sang, d’une voix angoissée, il commença à chanter l’hymne de l’Unité populaire, que tout le monde reprit en chœur. C’en était trop pour les militaires ; on tira une rafale et Victor se plia en avant. D’autres rafales se firent entendre, destinées celles-là à ceux qui avaient chanté avec Victor. Il y eut un véritable écroulement de corps, tombant criblés de balles. Les cris des blessés étaient épouvantables. Mais Victor ne les entendait pas. Il était mort.
Ok, l’histoire est connue, archi-connue. Ok, ceux qui voulurent lui rendre hommage ne se sont pas forcément montrés des plus inspirés, soit qu’ils étaient nazes à la base (Calexico avec « Victor Jara Hands », version live ici, c’est tout nul) soit qu’ils moulinaient en plein passage à vide (Les Clash époque Sandinista, dans « Wasington Bullets », ici : "Please remember Victor Jara, / In the Santiago Stadium / Es verdad - those Washington Bullets again"). Même Julos Beaucarne lui a rendu hommage dans sa Lettre à Kissinger, mais c’est introuvable sur Internet, hormis si on se reporte sur l’interprétation d’un certain Jules Poulos, joliment barbu, en concert privé dans sa chambre ici.
Ceux qui lui ont rendu hommage s’y sont donc plutôt mal pris, c’est un fait, mais ça ne change pas grand-chose au final. Si Victor Jara a pris une telle importance dans l’imaginaire mondial de la résistance, exerce une telle fascination, c’est qu’il s’est intégralement matérialisé dans sa fin tragique. Et pourtant, ce n’est pas une simple vignette à coller sur l’album Panini de la révolution stylisée (Je t’échange mon Che au cigare contre un Jim Morrison en cuir et une Rosa Luxembourg dans son canal), plutôt un homme qui a fait preuve tout au long de sa vie, jusqu’à son horrible supplice final, d’une détermination impressionnante à rester du bon côté, à ne rien céder. Et qui dans ce supplice apothéose, gagne une auréole de saint révolutionnaire. Le poète assassiné ne meurt pas, ses vers gagnent en puissance. Comme l’a écrit Pablo Neruda, autre icône de la révolution chilienne, dans son autobiographie lumineuse, « J’avoue que j’ai vécu » :
La poésie est toujours un acte de paix. Le poète naît de la paix comme le pain nait de la farine. Les incendiaires, les guerriers, les loups, cherchent le poète pour le brûler, pour le tuer, pour le mordre. Un spadassin a blessé Pouchkine à mort parmi les arbres d’un parc épais. Les chevaux de poudre ont galopé affolés sur le corps sans vie de Petöfi. En luttant contre la guerre, Byron est mort en Grèce. Les fascistes espagnols ont commencé leur guerre en assassinant le plus grand poète de leur pays [Frederico Garcia Lorca]. (…) Mais la poésie n’est pas morte, la poésie à la vie dure. On la malmène, on la traîne dans la rue, on la couvre de crachats et de quolibets, on la confine pour l’étouffer, on l’exile, on l’emprisonne, on tire trois ou quatre fois sur elle, et elle ressort de tous ces épisodes le visage bien lavé, avec un sourire de riz.
"Et elle ressort de tout ces épisodes, le visage bien lavé, avec un sourire de riz.". C’est exactement ça. Alors, même si c’est un peu daté, même si tes oreilles préfèrent le bruit et la fureur, tu vas me faire le plaisir d’ouïr et visionner trois autres chansons de Victor Jara [1] :
El Derecho de vivir en paz : ça pourrait être Joan Baez, c’est un peu niais, mais c’est malgré tout une des plus belles chansons pacifistes de l’époque. Après l’avoir écrite contre la guerre du Vietnam en 1971, il la chantera immanquablement lors de ses tournées - notamment aux États Unis - en tant qu’ambassadeur culturel du gouvernement Allende. A cette époque, Jara a abandonné ses velléités théâtrales (sa première passion) pour se consacrer à la chanson, domaine dans lequel il se considère comme le plus utile au régime d’Allende.
La Zamba del Che : Jara a chanté Pancho Villa et Camillo Torres, mais on ne trouve évidemment sur Internet que ses hommages au Che. Pas grave, la chanson est belle.
Manifiesto : souvent vue comme son testament musical, le morceau symbolise bien l’œuvre de Jara, à mi chemin entre sentimentalisme larmoyant et justesse tire-larmes. "Je ne chante pas parce que j’aime ça / Ni parce que j’ai une belle voix / Je chante parce que ma guitare a des sentiments et une raison / qu’elle a un cœur de terre et des ailes de colombe [2]."
Notes
[1] Là, je voulais faire une blague : "pas question de s’en laver les mains, du chanteur chilien, il n’en a plus", mais je la sens plus trop en fait...
[2] Traduction approximative de votre serviteur, piètre hispanophone. L’original : Yo no canto por cantar ni por tener buena voz canto porque la guitarra tiene sentido y razon, tiene corazon de tierra y alas de palomita.
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