PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE BRON
L'univers d'Eva Saro? Le monde coloré et esthétique des images qui nous entourent, celles peintes par des artistes, celles des reporters-photographes et des affiches publicitaires qu'elle a souvent transformées. Elle en a fait sa vie, son travail, voyageant au Brésil, en Europe et au Japon, autant de cultures où la perception de l'image change, mais où le regard critique demeure crucial. Elle nous invite à ouvrir l'oeil pour décrypter le sens de ce que l'on nous montre, des stéréotypes que l'on nous impose comme standards et à s'interroger sur les alter ego des médias, produits par notre société, pour mieux se situer.
«Au Brésil, la publicité expose le plus souvent des femmes blondes à la peau blanche et peu de métisses. Au moment des fêtes populaires, certaines aux formes plus arrondies apparaissent. En atelier, le débat portait dès lors davantage sur cette forme de ségrégation raciale, qui tend à s'atténuer en raison de la popularité des clips musicaux étasuniens montrant des Noires aux cheveux lisses. En revanche, en Scandinavie, une majorité de gens sont fatigués des clichés que nous avons tous intégrés et cherche à se dégager des rôles liés à notre sexe biologique, pour vivre davantage en harmonie avec nos tempéraments.»
C'est d'ailleurs en Finlande que l'artiste et consultante a été soutenue dans l'élaboration de son premier site internet européen d'éducation à l'image1. «En Suède, les ateliers organisés avec le Musée national focalisaient sur la communication avec des contre-stéréotypes», déclare Eva Saro qui nous reçoit à Genève où elle est responsable de projets pour la Fondation images et société.
Premier regard sur les publicités «femmes et hommes des médias» pour vendre toutes sortes de produits, dont les soins pour le visage (photo 5). «La femme représentée est le plus souvent jeune avec une peau lisse irréelle. L'espace entre oeil et sourcil est large, ce qui lui donne un air étonné, candide, voire 'prise en faute', comme disent les enfants lors des ateliers. Les femmes aux cheveux gris ou ridées sont rarissimes, et leur grain de peau ainsi que les plis sous les yeux sont gommés à l'ordinateur. En revanche, les sourcils épais de l'homme (photo 8) sont proches de son oeil, ce qui lui confère un regard sévère, ou en tout cas déterminé et sûr de lui. Les marques sous ses yeux et les cheveux gris soulignent son charme mature. Dans les slogans, il est question de 'renforcer' ou 'fortifier' sa peau, alors que pour la femme, il s'agit de 'contrôler', 'corriger', 'lisser'. Pourquoi cette distinction qui ressemble à une ségrégation entre deux types d'humanité?», se demande celle qui décrypte ces images.
Que se passe-t-il du côté des corps des «Eve et Adam des médias» ventant parfums ou vêtements de mode? «Souvent la femme est allongée, le corps offert, comme en manque. Pourquoi nous la montre-t-on contorsionnée, en transe comme si elle allait avoir un orgasme ou en revenait? L'homme, lui, est rarement exposé en situation de détente, d'abandon. Même couché, il reste droit, ancré, le regard fixe et la bouche fermée, paraissant dominer toute situation. Et en règle générale, on voit davantage sa tête que son corps. Très souvent, la publicité le présente en noir et blanc, et ses yeux sombres lui donnent un air sérieux, voire sévère», décrit Eva Saro.
Y a-t-il des tabous dans la représentation de l'homme?
Eva Saro: Dans le monde occidental, le déhanchement de l'homme semble tabou, alors que c'est normal dans d'autres régions et dans d'autres traditions, comme dans la danse du hula à Hawaï. Dans nos médias, le corps de l'homme est davantage couvert, alors que celui de la femme est révélé, moulé ou nu (photo 3). Habitués, nous ne le relevons plus, les parties intimes féminines sont régulièrement exposées. A l'opposé, une publicité d'Yves Saint Laurent incluant le sexe d'un homme, pourtant dans l'obscurité totale, avait fait jaser. Pour la représentation de l'homme doux, les réactions sont souvent simplistes: «C'est un homosexuel.» Les hommes poudrés et en dentelles au XVIIIe siècle n'étaient pas accueillis ainsi. Visuellement et légalement, en ce qui concerne les questions d'obscénité, l'homme et la femme sont traités de façon inégalitaire. Dans certains pays européens, la législation mentionne le pénis qui ne doit pas être en érection. Par contre, c'est devenu la norme d'exposer les seins et le pubis d'une femme à tout va.
Qu'en est-il de la représentation de la femme?
Que ce soit la publicité, les clips musicaux ou les films, tous les médias nous la présentent en hyper-séductrice à la peau luisante comme du plastique. Pour vendre des sous-vêtements, sa tête est très souvent coupée. On est habitué et on ne se rend plus compte de ce que cela veut dire. Symboliquement, dans un portrait, couper la tête revient à nier la personnalité. C'est aussi une façon d'utiliser le corps comme objet et comme support à fantaisies. L'homme apparaît rarement sans tête. C'est ce contraste dans les usages qui est révélateur des valeurs de notre société.
Il n'y donc pas de progrès concernant l'égalité entre hommes et femmes?
Pas encore vraiment dans les médias. Certes, la femme s'affirme dans sa vie professionnelle et dans son érotisme, mais elle n'a pas conquis sa liberté car elle vit dans l'insécurité du regard de l'autre. Elle est libre quand elle se sent «canon» mais elle ne l'est jamais assez! Madame est invitée à s'observer tout le temps, sous tous les angles, et même quand intellectuellement elle se dit affranchie, elle peine le plus souvent à s'accepter telle que nature l'a faite. La femme vit sous une pression énorme. L'homme pense à lui-même plus globalement, et le corps révélé n'empêche pas d'avoir une tête et de la maturité.
Est-ce nouveau et spécifique à notre époque?
Les notions de masculin et de féminin fluctuent constamment. Certains traits persistent, comme l'ont relevé Bourdieu et Goffman. En même temps, si dans les années 1980 la femme était représentée avec des poils sur les bras, parfois même sur les jambes et avait l'air naturel, depuis les années 1990, la norme est la Barbie glabre de partout. Merci à la dictature du marketing et des techniques de retouche sur ordinateur (photo 4). Le gouvernement suédois a d'ailleurs lancé un site pour sensibiliser au problème des images retouchées et à leur impact sur l'auto-estime des jeunes filles2.
Comment définir la limite avec le «porno chic»?
La mode chic a mis en scène la sexualité en piochant dans le porno, version «torture» incluse. Les gens de la pub et de la mode sont friands d'images d'art et de suggestions sexuelles, car c'est bon pour le commerce. La publicité de Tom Ford avec une femme qui verse du champagne dans la bouche d'un homme (photo 6) en est un exemple. Lorsqu'on inverse les rôles, on a typiquement une scène pornographique où un homme a mis une femme à terre et lui éjacule sur le visage ou dans la bouche. C'est ce qu'évoque le liquide qui sort de la bouteille de champagne. Il y a même l'ombre phallique de la bouteille. Mais tout est dans les associations d'idées qu'un visuel peut éveiller en nous. Les ados sont montrés du doigt quand ils visionnent du porno, mais ce sont des adultes qui créent ces mises en scène et ces clichés truffés de rapports de forces. Les termes employés dans les slogans sont aussi instructifs sur notre société et notre idée de la sexualité. Pourquoi la femme doit-elle toujours être «extrême»? Quel type de sexualité utilise-t-on pour vendre? Pourquoi une sexualité comme celle-là? Nombre de publicités se réfèrent en outre à l'Orient (photo 2). C'est une version des peintres du XIXe qui semble nous avoir envoûtés. Quelle est la suggestion? La femme-corps attend le maître du harem. Plus rassurant que de combiner maternité et profession?
Pourtant, la femme nue a depuis longtemps été représentée dans l'art.
Oui, mais quand les tableaux étaient exposés en public, les nus faisaient le plus souvent référence à une figure mythologique. Ou alors les représentations étaient exposées dans des salons privés. Aujourd'hui, ces images sont exposées à chaque coin de rue, dans les magazines et les clips musicaux où enfants et ados captent le tout comme une musique de fond.
Qu'est ce que cela traduit dans notre société?
On manque cruellement de modèles variés. L'homme et la femme sont bien plus diversifiés que cela. Pourquoi si peu d'Asiatiques dans les publicités? Pourquoi des Noirs surtout dans la musique ou le sport? La référence en matière de beauté reste la minceur-maigreur même pour les Miss du Nigéria, choisies grandes et minces, claires de peau, les yeux ronds et les cheveux lisses. Mais ces clichés nous rassurent dans un monde où hommes et femmes jonglent entre des rôles multiples. Remarquez, l'homme ne se sent pas forcément mieux dans sa peau non plus. Il doit être fort sans devenir brutal, protecteur mais pas étouffant, montrer ses émotions sans déborder et être conquérant sans envahir.
Nos représentations seraient-elles plus sexistes qu'avant?
Le masculin et le féminin fluctuent au gré des réalités sociales et économiques de notre époque. Il y a davantage de femmes professionnelles ou sportives représentées de façon crédible. Avant, les hommes nus étaient surtout des métis ou des Noirs. Aujourd'hui, l'homme «nouveau» (photo 7) est davantage représenté pour la beauté de son corps. Mais on a tendance à rassurer sur sa virilité en augmentant le volume de ses muscles ou en faisant ressortir ses veines. I
Note : 1Site didactique: www.you-watch-it.de
2Voir le site http://demo.fb.se/e/girlpower/retouch
Références: Atelier public de formation pour adultes, «Une image n'est pas la réalité, elle n'en est que l'apparence», avec le syndicat Comedia. Le 9 mai de 10 h à 16 h à l'Ecole des arts appliqués de Genève. Inscription via le mail therese.wuethrich@comedia.ch
«La manipulation photographique hier et aujourd'hui», conférence- débat avec Radu Stern, responsable des programmes éducatifs du Musée de l'Elysée. Le 14 mai à 20 h à la Fondation images et société, 99 rue de Lyon. Contact: evasaro@bluewin.ch
Le Courrier - 03.05.09
À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.
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