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08/05/2009

Lutte de places - entretien avec Christophe Guilluy

entretien réalisé par Vincent Casanova & Joseph Confavreux

Les territoires bougent sans crier gare. Et les gauches de gouvernement, en même temps qu’elles s’égarent, s’oublient. Aujourd’hui, les habitants des zones pavillonnaires affrontent insécurité sociale et relégation. Par-delà les banlieues, une France périphérique et invisible, celle où domine très largement le logement individuel, connaît aussi la crise. Il y a là un rêve déçu que le géographe Christophe Guilluy rappelle sans détours. Ou combien être dans la place est affaire de classes.

0n a l’impression que les espaces périurbains pavillonnaires sont devenus des espaces de relégation et le territoire de questions sociales criantes sans qu’on en prenne vraiment la mesure. Comment expliquer cet angle mort ?

L’héritage des Trente Glorieuses est encore prégnant.Le pavillon symbolisait alors l’ascension sociale d’une petite classe moyenne accédant à la propriété. Il s’y est élaboré, en creux, tout ce que déteste l’homme de gauche : quelqu’un qui lâche l’immeuble, le mouvement social, le collectif pour se replier sur le pavillon. Ce qui a engendré une imagerie très beauf du type « J’ai un pavillon, donc un berger allemand et je deviens forcément raciste parce que je m’inscris dans la sphère privée et j’ai peur de l’autre. » Quand on parle du périurbain, il est pourtant difficile de dépasser l’idée que « ça ne va pas si mal, parce qu’ils ont quand même leur petit pavillon. » Passer de cette question sociale forte qui est celle des banlieues, surmédiatisée, pour amener cette autre question sociale, pourtant bien réelle, des pavillons, est difficile parce que cela revient à dire la déstructuration de la société française dans son entier. Les banlieues et les cités, c’est la thématique des in et des out. Il y avait les in et les out, il y a les territoires in et les territoires out. Il y a eu un glissement très fort de la gauche vers cette question-là, c’est-à-dire une forme d’abandon de la question sociale, recentrée sur autre chose : les inclus et les exclus. Bien sûr, depuis vingt ou trente ans, les banlieues, ça ne va pas, mais c’est facile, c’est très localisé, c’est ethnicisé, on voit où c’est, on sait qui c’est. Et a contrario, ça veut dire que tout le reste va bien. Alors que les territoires périurbains pavillonnaires disent l’effondrement de la classe moyenne, donc de tout le monde. Une grande masse du petit salariat privé est en train de se précariser. C’est nouveau et surtout cela dit, au fond, la fragilisation de la société française dans son ensemble. Alors même que l’image d’Épinal du pavillon est celle de la petite classe moyenne qui ne va pas si mal, là on explique aux gens que non, même ça, cette chose très sécurisante, le petit jardin et tout, ça ne marche pas. L’enjeu, aujourd’hui, est de rebasculer la question sociale. D’essayer de l’étendre à partir des banlieues, parce que la question sociale c’est bien sûr les banlieues, mais pas seulement. Mais cet enjeu est déstructurant pour le politique : il signifie une remise en cause en profondeur du fonctionnement de la société française. Parce que dire, par exemple, « ça va mal à La Courneuve », cela crée des tensions, mais ça ne remet pas en cause le système français. Mais dire « la majorité des types qui vivent à 70 kilomètres en Seine-et-Marne n’arrivent pas à boucler les fins de mois et leurs enfants ne sont pas dans une logique d’insertion sociale », c’est beaucoup plus complexe. Un exemple frappant est le chômage des diplômés, un sujet qui a été un peu médiatisé lorsqu’on s’est mis à parler des discriminations, qui existent évidemment. Cette question a été amenée à travers l’idée que les jeunes diplômés issus des quartiers sensibles ne trouvaient pas de boulot. Sauf que depuis dix ou quinze ans, le chômage des diplômés dans les espaces périurbains pavillonnaires, c’est quelque chose d’énorme. Quand on fait la carte du chômage des diplômés en France, ça recouvre précisément le périurbain, le rural, évidemment les cités, mais aussi et surtout ces espaces-là. Or le chômage des jeunes diplômés, c’est la société de demain. Mais on n’en parlait pas tant que ça restait cantonné au pavillonnaire.

Les choses commencent à changer, parce qu’on a, depuis vingt ans, des dynamiques urbaines, démographiques et sociales qui disent clairement le déplacement de la précarité et du chômage vers ces espaces dits tranquilles. C’est un fait qu’on peut mesurer qui n’est plus du domaine des signes avant-coureurs. Le problème est que la statistique française est très bonne pour mesurer la concentration, et très mauvaise pour mesurer la dispersion. C’est d’autant plus compliqué que le maillage social est absent, la puissance publique peu présente, le tissu associatif lâche. Au fin fond de l’Oise, il n’y a pas de relais, même pour nous chercheurs. J’avais fait une étude pour la ville d’Auxerre qui voulait prendre le pouls de la question sociale dans le périurbain, mais ne savait pas comment faire. On s’est creusé la tête, et pour finir, on a embauché une troupe de clowns, des comédiens qui se baladaient dans les pavillons en faisant du bruit ; les portes s’ouvraient, et là un enquêteur arrivait… L’explosion des budgets sociaux des départements est bien un marqueur, mais l’accès au niveau local est complexe. Et le politique a le même problème d’accès à ces territoires que les chercheurs, les journalistes… Comment faire campagne dans le pavillonnaire ? Un fait très net : le FN, qui est très fort sur ces espaces, n’est pas un parti qui fait campagne, il n’en a pas besoin. Il y a une question sociale, mais pour la première fois, elle n’est donc relayée ni par la sphère publique, ni par les journaux, ni par les chercheurs. Les corps intermédiaires, ceux qui disent la société, ceux qui font remonter une question sociale, ne sont pas là.

Les débats entre géographes pour savoir si le déterminant du vote est plutôt social ou plutôt spatial s’épuisent-ils dès lors qu’on prend en compte la recomposition profonde du territoire, marquée par une spatialisation sociale de plus en plus forte ?

Beaucoup d’analyses semblent conclure que le pavillon engendre une sorte de repli automatique. Mais ce qui est devenu de droite, c’est la classe ouvrière, pas le pavillon. Un bourgeois qui investit une maison individuelle dans le Lubéron continue à voter socialiste. Sinon cela revient à l’idée de l’architecture criminogène développée par des gens comme Roland Castro : or il n’y a aucun problème dans les barres de Monaco, et les pires ghettos criminogènes de la côte ouest américaine étaient des petits pavillons avec jardin. Il n’y a donc pas de déterminisme culturel autour de la question du pavillonnaire. Mais la gauche a éludé ce qu’est devenue la classe ouvrière. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on préfère depuis vingt ans se concentrer sur la question urbaine plutôt que sur la question sociale. Parler de la question sociale, c’est parler de la place des couches populaires dans une société post-industrielle. Et là on touche au disque dur.

Il est important de bien comprendre qu’on se situe dans une recomposition totale du territoire. Toute la géographie sociale issue du XIXe siècle est en train de s’effacer, et la gauche continue d’y être collée, avec l’idée qu’il y a les quartiers ouvriers et les quartiers bourgeois, les zones industrielles et les zones tertiaires… En réalité, la recomposition sociale se réalise à partir d’une logique de métropolisation, c’est-à-dire que les grandes villes concentrent les emplois les plus qualifiés, intégrés à l’économie- monde. Jusqu’aux années 1960, la ville industrielle était une ville intégratrice, qui est allée chercher les paysans pour les faire travailler en ville. Aujourd’hui le modèle urbain n’intègre plus ces catégories populaires. Le modèle actuel, c’est la ville sans le peuple. Or cette recomposition urbaine totale se réalise à couche populaire constante, avec, comme dans les années 1950, 60 % d’ouvriers et d’employés. Sauf qu’ils ne sont plus en ville. Hier, les villes intégraient si bien ces catégories populaires que c’était le parc de logement privé qui faisait cet accueil, et non le parc social. Aujourd’hui, les catégories populaires tendent à partir de plus en plus loin, dans un mouvement centrifuge très clair. Au centre, les cadres supérieure, autour les cadres moyens, en banlieue proche les professions intermédiaires et les employés, et enfin, loin du rural, les ouvriers. Les grandes villes ne sont plus au coeur de l’histoire sociologique des pays développés. C’est une vraie révolution culturelle et intellectuelle, parce qu’on a toujours pensé la ville comme un creuset, où l’intégration sociale se faisait, comme d’ailleurs aussi le conflit politique. Les catégories populaires n’étaient pas mieux loties hier qu’aujourd’hui, mais elles étaient intégrées économiquement et politiquement, même si c’était par le conflit. Aujourd’hui la ville n’est plus conflictuelle, en tout cas pas avec l’ensemble des catégories populaires. Le fait majeur est qu’une minorité de gens - autour de 25 % - vit dans la ville centre, et dense. Si j’y inclus la première couronne, les banlieues, on est à 30-35%. Donc une immense catégorie de la population ne vit pas de l’autre côté du périphérique, mais de l’autre côté de la banlieue. Et elle est reléguée, plus que les cités de banlieues qui, du fait de l’étalement urbain, se retrouvent au centre. Cela explique en creux la crise des banlieues. Si des villes s’embourgeoisent en permanence, avec des enclaves de logements sociaux où les gens n’ont pas de travail, les inégalités s’accroissent et se croisent. Avec cette spécificité que ces quartiers accueillent des couches populaires immigrées qui ont une dynamique migratoire inverse des autres catégories populaires, avec parfois des situations désastreuses parce que des gens arrivent à sans le bac dans des villes où l’emploi se spécialise à bac+15… C’est l’histoire de Saint-Denis, qui est devenue une ville très riche, du fait de l’implantation des sièges sociaux. Il y a de l’emploi très qualifié, mais les gens de la commune n’en profitent pas ou très peu. Les prochaines grandes ascensions sociales viendront d’ailleurs sans doute des banlieues, parce que leurs habitants n’ont pas le choix. C’est tout ou rien. Le corps intermédiaire d’emplois n’existe plus.

Pourquoi ces espaces pavillonnaires semblent-ils encore négligés politiquement, alors que c’est là que la gauche a perdu les deux dernières élections présidentielles, en 2002 avec la qualification de Le Pen pour le second tour au détriment du candidat socialiste, en 2007 avec la puissance du vote Sarkozy ?

Le problème est qu’on a des centres prescripteurs, avec les chercheurs, les journalistes, mais aussi les banlieues qui comptent beaucoup médiatiquement, et c’est là que se passe toute la vie culturelle et politique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de culture dans ces espaces périurbains - notamment autour du foot -, mais qu’on n’y prête guère attention. Mais comme le reste est ultra- majoritaire, d’élections en élections, on ne comprend pas ce qui se passe. C’était déjà ça avec le vote FN. On n’entend pas les électeurs, mais ils votent. Cette fois-ci, la France périphérique amène tout en haut son leader, avec une logique qui me rappelle la logique américaine, au moment du duel Kerry/Bush, où tout le monde donnait Kerry gagnant, sauf que ce qui a amené Bush, c’est tout ce qui était en dehors des métropoles. Ces gens ont encore le pouvoir d’amener au sommet de l’État des candidats qui tiennent des discours à l’opposé de ce que souhaite la ville centre. Évidemment, Sarkozy est en fait un libéral qui est pour la mondialisation. Mais il tient un discours de protection, empruntant au FN, qui parle aux habitants des pavillons. On a une rupture culturelle et politique très forte entre des gens dans les grandes métropoles qui profitent de la mondialisation et d’autres qui en sont plutôt victimes, parce qu’il ne faut pas oublier que la France périphérique est exactement calée sur la géographie des plans sociaux. Ce sont les petits salariés du privé des pavillons qui, depuis vingt ans, subissent la mondialisation. Les conditions d’emplois sur ces territoires se sont dégradées de façon considérable. C’est là qu’on a le plus de temps partiel, de chômage, de petits salaires, une stagnation du pouvoir d’achat. La perception de la mondialisation quand on y vit n’est pas la même que quand on vit dans les grandes métropoles. La géographie du vote au référendum de 2005 est très nette. Il y a une vraie logique sociale. On pourrait se dire : « Ils sont dans leur pavillon, donc ils sont fermés, ils ne veulent pas de l’Europe, ils ne veulent pas du reste du monde. » Mais les pavillons sont d’abord les nouveaux territoires de la classe ouvrière. Aujourd’hui, la maison individuelle est l’habitat ouvrier type, alors qu’hier c’était le logement collectif. La majorité des gens qui arrivent dans le rural sont aujourd’hui des ménages modestes, et de plus en plus précarisés, souvent avec un seul revenu. Et quand le chômage arrive, cela devient encore plus complexe. Quand il n’y a pas de transport public à proximité - ce qui concerne 25% de la population aujourd’hui –, l’arrivée du chômage, c’est un chômage total, avec la quasi-impossibilité de retrouver un emploi. D’ailleurs la voiture symbolise bien la rupture culturelle entre les gens de la ville et les autres. Dans ces espaces, on ne peut pas s’en passer. Donc ils prennent la montée du prix du pétrole en pleine figure. De même pour le renchérissement du foncier. Aujourd’hui c’est une chance d’avoir accès au parc social, complètement saturé, alors qu’on présente souvent cela comme une punition. Mais être hors du logement social, quand on a un petit revenu, c’est avoir quasiment l’assurance de la précarité, que ce soit du fait des remboursements pour un logement acheté, ou du loyer. Certes, les gens dans le périurbain sont pour la plupart propriétaires, mais à quel prix ?

Derrière tout cela, se pose une question culturelle très forte. La gauche est soutenue par les gens qui bénéficient le plus de l’ouverture, qui la vivent très bien, y compris la question de l’immigration, question qui permet à l’habitant des centres-villes d’évacuer la lutte des classes. Il est plus difficile pour un bobo de se retrouver devant un prolo blanc - avec la question de la différence salariale, de la conflictualité entre un ouvrier et un bourgeois - que devant un immigré, où jouera en priorité la question du rapport à l’autre, la question culturelle. Ce rapport à l’autre – avec des formes de solidarités réelles et positives - est plus facile à gérer pour l’habitant des centres-villes, parce qu’il ne se sent pas en concurrence. Il est plus complexe pour le prolo qui vit relégué au loin et qui subit les effets de la mondialisation comme des salaires à la baisse, à la fois parce qu’il est en concurrence avec l’ouvrier chinois mais aussi parce que la présence de travailleurs immigrés tire les salaires vers le bas. Il y a là un noeud pour la gauche, qui mord si mal aujourd’hui sur les votes populaires. Parce que, pour la gauche, « l’arrivée de l’immigré, c’est une richesse et tu vas le comprendre, tôt ou tard, toi aussi prolo français ». Mais l’immigration est un rouage de ce qu’est le libéralisme aujourd’hui. Les économies modernes se servent de cette main d’oeuvre, qui permet de maintenir les salaires au plus bas. Le grand patronat souhaite évidemment que les frontières restent ouvertes. Ce que Sarkozy a bien compris. Le patronat joue ça depuis longtemps, et le PCF l’avait d’ailleurs un moment compris (se souvenir par exemple des appels de Marchais à produire français). Mais toute une intelligentsia de gauche a caricaturé le prolo en Dupont-Lajoie raciste, sans comprendre les ressorts d’une mise en concurrence réelle. Les catégories populaires demandent depuis vingt ans de la protection, et la gauche de gouvernement est soutenue par les gens qui veulent l’ouverture, la mondialisation, l’immigration. Comment récupérer les voix de gens situés dans une logique culturelle opposée à la sienne ? La solution pour la gauche n’est bien sûr pas de plonger à l’extrême droite. Mais comment proposer quelque chose pour protéger les plus faibles et les précaires, confrontés au quotidien avec la mondialisation et l’immigration qui en fait partie, sans renier l’universalisme, la république, la laïcité ? Sarkozy a été élu sur les questions d’immigration, de sécurité, de pouvoir d’achat. En France, 30 à 35 % de gens n’ont plus rien le 20 du moins. Même s’il ne fait rien, ça parle.

La gauche – partis et syndicats – reste arc-boutée sur une mythologie ancienne. Le modèle ouvrier collectif est mort dans les années 1970 et la gauche n’a pas voulu le voir. Elle a continué d’essayer de faire vivre cette mythologie ouvrière, de s’accrocher à ce mythe, par exemple celui du mouvement social, alors qu’en réalité le mouvement social, c’est le mouvement des petites classes moyennes du secteur public.

Mais la droite ne propose rien non plus. Pourquoi le vote se porte-t-il alors à droite ?

Ce qui est fou, c’est que Paris et Lyon - les villes les plus riches de France - sont à gauche ! Il n’y a plus de quartiers populaires, contrairement à ce qu’on veut encore croire. J’ai récemment fait une étude qui montrait l’explosion de l’ISF dans le XXe arrondissement ! D’une part, la gauche se ment en pensant qu’elle sait encore capter les votes populaires parce qu’elle fait des bons scores dans l’Est parisien. De l’autre, la droite a parfaitement su déplacer l’enjeu politique du social vers le culturel et l’identitaire. Le fossé culturel se creuse entre ces centres urbains, et le reste, qui est largement majoritaire. Le vote Sarkozy est d’ailleurs beaucoup plus problématique pour moi que le 21 avril. Le vote Sarkozy, c’est la fracture culturelle, avec le pavillonnaire votant à mort Sarkozy, les cités votant à mort Royal. Vous avez, par exemple, eu pour la première fois un vote musulman et un vote juif. La question culturelle et identitaire vient se surajouter à la question sociale, sans qu’elle disparaisse, mais comme tout le monde donne l’impression d’avoir renoncé à y répondre, on se concentre de plus en plus sur les enjeux identitaires, ethniques, religieux, culturels. C’est particulièrement inquiétant dans un moment où les dynamiques urbaines montrent que les logiques de séparation vont s’accentuer. On est à l’aube d’un effondrement de la mobilité sociale et de la mobilité spatiale. Du fait du renchérissement du foncier et des petits salaires, il devient très complexe de bouger. La population dans le logement social vieillit : on passe sous silence le papy-boom des cités, pour ne parler que des « jeunes des cités », alors qu’on ne parle jamais de la jeunesse périurbaine et rurale. On est en train de figer une géographie sociale, avec, pour les périurbains et les ruraux, l’impossibilité de toute ascension sociale.
Vacarme 42 hiver 2008

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