C’est fait, les irlandais ont « bien » voté cette fois en approuvant à 67,13 % le traité de Lisbonne. Il ne reste plus que la Pologne et la République tchèque pour que l’Europe ordolibérale soit gravée dans le marbre constitutionnel, car le traité de Lisbonne est en fait une loi fondamentale commune, une Constitution qui vise à enchâsser dans la loi les règles de gestion politique, économique et sociale du néolibéralisme pour rendre impossible toute velléité démocratique d’un retour à un modèle de redistribution plus favorable aux populations.
La source d’inspiration de la construction européenne et du traité de Lisbonne se situe dans l’ordolibéralisme (ou néolibéralisme allemand) qui trouve son origine en Allemagne dans la période suivant la première guerre mondiale. La République de Weimar (1919-1933) a été marquée par un climat agité, tant dans le domaine économique que social, caractérisé par des désordres impliquant des extrémistes de gauche comme de droite.
Les ordolibéraux de l’Ecole de Fribourg [1] vont tenter de fournir une réponse libérale à ce type de crise. Les figures marquantes de ce courant de pensée sont : Walter Eucken (1891-1950), Alexander Rüstow (1885-1963), Wilhelm Röpke (1899-1966), Franz Böhm (1895-1977), Alfred Müller-Armack (1901-1978) et Ludwig Erhard (1897-1977).
Largement influencé par la pensée luthéro-catholique, l’ordolibéralisme concilie les valeurs chrétiennes et libérales en se démarquant de la « pureté » scientifique du monétarisme [2] et de l’ordre spontané ultralibéral [3] .
Les ordolibéraux considèrent qu’il existe un ordre naturel (d’origine divine ?) dont le respect implique une société consensuelle, apaisée et ordonnée, œuvrant pour le bien commun dans le cadre d’une économie de marché. Ils mettent en avant les vertus du marché, dont l’efficience est assurée par la concurrence « pure et parfaite » qui ne s’établit pas spontanément dans un contexte de pur « laisser-faire », car certains acteurs sont tentés de « fausser » les règles de la concurrence [4] pour en profiter.
« En d’autres termes, l’efficience du marché n’est pas naturelle et spontanée, la main invisible doit être tenue pour remplir pleinement sa fonction [...] Pour ce faire, les ordolibéraux développent une approche institutionnaliste du marché qui prévoit son encadrement juridique. L’efficience du marché suppose l’inscription des règles de son bon fonctionnement dans le droit ainsi que le respect desdites règles. L’État sera chargé d’assurer les conditions de la « concurrence libre et non faussée ». Ce sont principalement les entreprises en situation dominante qui faussent la concurrence, dont le rétablissement implique la fin des monopoles (surtout publics), l’ouverture à la concurrence et la privatisation » [5].
Dans ce contexte, l’intervention de l’État est régulatrice, elle vise à faire respecter les règles du jeu. Cet « interventionnisme libéral », qui différencie les ordolibéraux de leurs homologues néolibéraux et qui est faussement présenté par certains comme un retour à Keynes, se limite à organiser le bon fonctionnement du marché, car l’État doit rester minimal pour ne pas intervenir au bénéfice des populations.
« Afin d’éviter tout débordement, il convient de définir un cadre juridique limitant l’intervention de l’État : un cadre de « bonne gouvernance » néolibérale. Les règles de la bonne gouvernance doivent même être inscrites dans la loi fondamentale qu’est la Constitution [ou le traité de Lisbonne]. Ces règles sont censées enchâsser le marché et faire en sorte que toute politique non conforme au néolibéralisme ne puisse être mise en œuvre » [6].
Les règles comprennent l’indépendance de la Banque centrale pour que la politique monétaire soit totalement déconnectée du pouvoir politique et que tout « laxisme » monétaire soit proscrit au nom de la stabilité des prix. De même, l’édiction de normes limitant le déficit budgétaire, la dette publique, l’inflation... complètent le dispositif de la bonne gouvernance [7] qui interdit, par exemple, toute politique de type keynésien visant le plein emploi.
Si, sur le plan économique, l’intervention de l’État est simplement régulatrice, dans les domaines connexes, elle doit être ordonnatrice car l’objectif de l’ordolibéralisme est une société « libre », « juste » et « ordonnée », dont l’économie de marché est la condition nécessaire. L’ordre est un pré-requis pour l’expression de la liberté, cela implique la stabilité sociale que devrait assurer « l’économie sociale de marché ».
Sur le plan social, les ordolibéraux accordent la priorité à la croissance économique qui est censée diffuser, par ruissellement (trickle down), des effets positifs sur les revenus de l’ensemble de la population, améliorant ainsi la capacité des individus à assurer leur bien-être, leur sécurité et la solidarité avec leur entourage. Cette capacité ne doit pas être gaspillée et, pour ce faire, il convient de responsabiliser les individus qui sont censés prioritairement se prendre en charge, [8] plutôt que d’attendre systématiquement une intervention providentielle de l’État à leur profit.
« Ainsi, la protection sociale, les retraites, la santé... doivent principalement relever de l’initiative individuelle. Malgré tout, les ordolibéraux sont pragmatiques et estiment que le chômage et l’assistance sont des réalités incontournables qui nécessitent une intervention minimale de l’État. L’assistance publique répond à deux soucis. D’une part, de permettre aux bénéficiaires de survivre, tout en suscitant chez eux le désir de reprendre une activité en fournissant des efforts suffisants [9]. D’autre part, de servir un revenu de subsistance aux ‘éternels assistés’, dont l’État veillera, par des politiques adaptées, à contenir le nombre pour que le phénomène reste marginal. En définitive, il faut assurer le passage d’une société d’assistance à une société de responsabilité » [10].
Il est à noter que les ordolibéraux se démarquent des autres néolibéraux car ils sont favorables à une gestion pragmatiste de l’économique et du social, en fonction de la conjoncture, afin de maintenir l’ordre dans la société, condition essentielle du bon déroulement des « affaires ». Néanmoins, les possibilités de choix restent volontairement restreintes et les « déviations » admises, par rapport aux normes, doivent demeurer temporaires.
Ainsi, par exemple, la lutte contre la crise actuelle accroît fortement les dépenses des États, creuse les déficits et augmente l’endettement public. Devant l’urgence à sauver la finance internationale, la Commission européenne a « toléré » les « débordements » des politiques nationales par rapport aux normes de Maastricht. Mais, une fois passée la première alerte, ladite Commission a repris son rôle de gardienne de l’ordolibéralisme en rappelant la règle et en brandissant les sanctions [11]. Les pays membres fautifs doivent rentrer, au plus vite, dans le rang en réduisant leurs déficits à travers la « maîtrise » de la dépense publique ainsi que des prélèvements accrus. Cela signifie que la population va devoir payer les gabegies de la finance internationale qui a réussi, encore une fois, à socialiser ses pertes. Parmi la population, comme les pauvres le sont trop et que les riches sont exemptés, c’est sur la classe moyenne que reposera l’essentiel de la charge de l’ajustement.
L’euthanasie de la classe moyenne, voulue par les néolibéraux, pourra ainsi se poursuivre, avec pour objectif : la Tiers-Mondialisation de la planète. En ce sens, l’Europe ordolibérale du traité de Lisbonne s’inscrit parfaitement dans le dispositif néolibéral.
[1] Pour un approfondissement voir : François Bilger : http://www.fbilger.com/ [2] A l’époque de la construction de la pensée ordolibérale, le monétarisme n’était pas encore formalisé en tant que tel, mais ses idées fondatrices étaient déjà présentes dans la pensée économique. Sur le monétarisme, Friedman et l’école de Chicago : Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Presses universitaires de Bordeaux, 2009. [3] Cf. Hayek, La route de la servitude, PUF, Paris, 1946 [4] C’est notamment le cas d’entreprises qui, à travers le phénomène de concentration, tentent d’acquérir une position dominante sur le marché susceptible de leur permettre d’échapper à la concurrence et de pratiquer des prix plus élevés et ainsi de bénéficier d’une rente génératrice de surprofits. Pour éviter cette situation, il est possible d’adopter des lois anti-trusts. [5] (Conte, 2009). [6] (Conte, 2009). [7] La bonne gouvernance vise à dépolitiser le débat économique et social en imposant une « technologie » de gouvernement néolibérale, censée représenter le bon sens commun : ne pas dépenser plus qu’on ne gagne, travailler plus pour gagner plus, éviter la hausse des prix... [8] « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! ». [9] On dit par exemple : « en recherche active d’emploi ». [10] Conte, 2009 [11] Le 7 octobre 2009, 9 nouveaux membres de l’UE se sont vus notifier par la Commission européenne l’ouverture d’une procédure pour déficits excessifs.
ContreInfo - 10.10.09
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