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12/07/2011

« Opération Tambacounda » sur TF1 : le travail social en danger !

David Puaud

Nous publions, sous forme de tribune, le témoignage d’un travailleur social en réaction à la diffusion, sur TF1, du troisième opus de l’émission « Opération Tambacounda » (Acrimed).
Vendredi 25 juin, en deuxième partie de soirée, TF1 diffusait la troisième édition de l’émission « Opération Tambacounda » avec pour présentateur principal « Pascal le Grand Frère ». Cette émission, produite par Julien Courbet, a réalisé la meilleure audience toutes chaînes confondues, réunissant 19,2% du public de 23h50 à 1h10. Or il s’avère que cette émission est à l’image de ce que les travailleurs sociaux constatent sur le terrain : la transformation du travail social en logiques d’interventions-expertises sociales [1]. Ce changement majeur est particulièrement visible si l’on s’intéresse à deux éléments de la mise en scène du programme. Le premier concerne le traitement social dont font l’objet les jeunes, avec la mise en place de techniques éducatives dites « comportementalistes. ». Le second élément est le recours à un langage spécifique (via notamment une voix off) inspiré par des politiques et des mesures néo-libérales.
Le programme « Opération Tambacounda » fait l’objet d’une présentation sur le site Internet de l’émission [2] : « C’est au coeur du Sri Lanka, un pays ancré dans le respect et les traditions, que Nahjet, Emilie, Alex, Medhi et Morgane vont vivre une aventure humaine hors du commun. Confrontés à une autre culture et à d’autres valeurs, ils vont rompre avec leur quotidien. » L’objectif majeur de ce « séjour de rupture » est de « permettre à des jeunes en difficulté de rompre avec leur quotidien pour se découvrir d’une manière différente. Cette aventure humaine va permettre à nos cinq adolescents de vivre des situations qui leur demanderont de se dépasser pour accepter les règles et la vie en communauté. Au travers des missions qu’ils seront amenés à faire, ils vont découvrir l’esprit d’équipe et se responsabiliser. »
En tant qu’éducateur spécialisé exerçant dans le secteur de la protection de l’enfance depuis quelques années, j’étais curieux d’observer deux éléments : 1) La prise en charge éducative dont allait bénéficier ces adolescents. 2) La représentation du travail social offerte par ce « magazine » à l’heure où ce secteur d’activité subit des transformations importantes.
Et il s’avère que « Pascal le grand frère » a raison : nous avons plus affaire à un « magazine de société » qu’à une émission de télé réalité [3].
Des Techniques éducatives comportementalistes
Les techniques éducatives de l’émission sont bien ficelées. On ressent la supervision des psychologues, notamment dans l’utilisation de techniques comportementalistes. Celle-ci est « une science basée sur l’analyse des gestes et expressions d’un individu susnommé afin d’établir précisément son caractère et se donner une idée précise de la personne [4] ».
Les traits des caractères de chaque jeune nous sont tout d’abord énumérés au moyen d’une mise en scène de la vie de l’adolescent au sein de sa famille. Dès le début de l’émission les adolescents sont décrits comme hypersensibles, irritables. Alex est paresseux mais extrêmement lucide : « il doit se reprendre en main », Emilie est une rebelle. Medhi a lui aussi besoin de « se prendre en main, de se responsabiliser. » Nahjet veut vivre dans le luxe, Morgane est tendue, à fleur de peau, elle n’accepte pas la contradiction. Elle vit entre mutisme et agression.
Sur le site Internet, chaque adolescent est présenté d’après certains traits de sa personnalité : « Morgane est une jeune fille sans travail qui passe son temps à traîner et à se faire remarquer. » Chaque portrait est introduit par un propos du type : « Afin de mieux comprendre les mots de Morgane, il faut revenir sur sa propre histoire. » Lors de l’émission, le caractère de l’adolescent est « mis en action » par les « éducateurs » afin qu’ils puissent distiller ensuite leurs conseils éducatifs.
Toutes ces logiques sont somme tout habituelles pour des éducateurs lorsqu’ils réalisent un séjour. Ce qui l’est moins, c’est le déroulement quasi-fonctionnel, automatique, de cette dynamique dans l’émission. Le « séjour de rupture » débute par une nuit d’insomnie pour l’ensemble des jeunes. Le lendemain, de manière logique, le groupe est à cran. Nahjet, la jeune la plus décalée au niveau du style est prise à partie par le groupe, notamment en raison de son « égoïsme », de sa « paresse » au travail. Elle devient la « bouc-émissaire » du groupe. Elle est prise à partie par Morgane. Suite à ce conflit mineur, c’est le branle-bas de combat. Morgane est culpabilisée et obligée de s’excuser. Cet épisode révèle, selon les éducateurs, sa nature « impulsive, violente, bagarreuse. » Pascal indique notamment « qu’il faut être super vigilant avec elle ! » L’éducatrice, puis Pascal, lient cet épisode aux tensions que Morgane vit avec ses parents. En surfant sur le « conflit de loyauté » suscité par une vidéo de sa mère, Pascal lui révèle son impulsivité. Morgane culpabilise, indique qu’elle veut rattraper le temps perdu. La « Voix off » de l’émission poursuit : « grâce à Pascal et à Béatrice, elle va changer de comportement, donner un sens à sa vie. »
Si la méthode comportementale utilisée dans l’émission peut avoir des effets à court terme du fait que l’adolescent culpabilise, conscientise ses émotions, elle reste limitée dans le temps. Cependant, dans ces situations éducatives, bien souvent, on ne traite que le symptôme et non la cause des problèmes du jeune. Lorsque j’interviens auprès d’un adolescent dans le cadre de ma fonction en prévention spécialisée, le travail avec la famille est primordial. Mais chaque famille est immergée dans un contexte social, politique, culturel, religieux qui a une influence sur le parcours de ces adolescents. Rien de tel n’est expliqué dans l’émission, pas plus que sur les villes d’où proviennent les jeunes. Sans même parler du Sri Lanka...
Chaque adolescent est au centre d’un système multiple, complexe, composé de ses relations amicales, familiales, culturelles des institutions fréquentées, de l’histoire du quartier. La rupture avec ce milieu peut lui être bénéfique, mais personne n’acquiert de nouveaux codes sociaux ou de nouvelles valeurs en quinze jours. Ceci est suscité (ou non) par un travail social dans la durée, une fréquence des intervenants sociaux dans l’espace de vie du jeune, une relation de confiance nouée, construite dans la discontinuité.
Les adolescents qui se retrouvent au Sri Lanka vivent « une rupture » avec leur monde habituel. Dans la réalité du travail social, les « séjours de rupture » sont utilisés en dernier recours, avec des adolescents ayant mis en échec de nombreuses institutions et dispositifs sociaux. De manière globale, ils cumulent des difficultés judiciaires, scolaires, toxicomaniaques...
Il n’est pas question dans l’émission d’adolescents ayant des addictions, des problèmes judiciaires ou administratifs insurmontables. La famille de chaque jeune soutient celui-ci dans sa démarche. La « voix off » nous indique qu’ils doivent « changer avant qu’il ne soit trop tard. » Certes, les techniques comportementalistes peuvent susciter des changements chez le jeune par l’action, l’ « opération » d’un éducateur. Cependant, il ne s’agit pas d’un accompagnement dans la durée avec le jeune, base d’une relation de confiance, support à un travail social.
Une ligne morale
De manière subtile, l’émission « Opération tambacounda » transmet également une « ligne morale ». Le langage utilisé par la « voix off », les discours structurés des éducateurs représentent des logiques gestionnaires, une morale collective ayant des effets éthiques sur le terrain.
Dès le début de l’émission, la « voix off » stipule que ces jeunes sont au Sri Lanka pour acquérir la « valeur de l’effort et du travail ». Ces jeunes sont « à la dérive… Ils ont besoin de se responsabiliser. » La jeune Nahjet doit « privilégier son apparence à sa sécurité… et enfin se mettre au travail. » Medhi veut prouver à ses parents qu’« il n’est pas bon qu’a rien faire ». Les valeurs de respect de la famille et du travail sont portées au pinacle tout au long du programme.
L’émission distille également l’« esprit entrepreneurial » auprès de ces adolescents. « Pascal le grand frère », y incarne l’ordre, la force. Il soulève des parpaings, court littéralement sur le chantier de l’école. Il s’arrête pour interpeller, intervenir auprès des jeunes : « Qu’est ce que je vous ai dit hier, je veux des résultats… On lâche rien, on donne un max. » Lors d’une visite dans un bidonville, la « voix off » nous indique que cette excursion « n’est pas uniquement qu’une leçon de vie [...] mais [que] les jeunes ont également une mission à remplir » (rebâtir une maison). Nahjet va à la rencontre des habitants, tente un dialogue avec les parents, joue avec les enfants (on respire presque)… mais l’épisode est de courte durée, elle revient d’elle-même à l’ordre du chantier, « apaisée », selon la « voix off. » Et prête à travailler.
Pascal, la veille de cette visite, nomme « UN chef », Emilie (la jeune la plus réservée du groupe) pour la journée du lendemain. Pascal indique : « le chef c’est l’autorité, c’est le chef de l’entreprise. » Le lendemain soir sous le préau, Pascal demande ce qu’induit pour Emilie le fait « de ne pas se faire respecter en tant que chef… ta mère ça fait dix sept ans ! » Emilie rétorque : « j’ai plus le droit de faire ça ». La logique de l’autorité sera respectée. Il désignera le lendemain Alex, « le paresseux, squatter… qui refuse de se plier à la moindre autorité  » responsable du groupe. Alex le rebelle répond aux signaux de manière plus que positive : « il a raison de me faire confiance ; j’ai envie de travailler. »
Suite à ces nominations, Pascal, de manière plus ou moins subtile, déclenche également une logique « concurrentielle » entre ces adolescents. Alex doit récupérer le « Ipod » de Morgane. Cette dernière refuse. Puis, Alex doit convaincre Nahjet de ne pas quitter le chantier, elle souhaite rentrer chez elle ! Il ne convainc pas non plus Nahjet. Pascal, de manière stratégique indique à Alex : « Si Nahjet rentre, tout le monde rentre… Tes parents ils veulent quoi, un fils qui doute ou un fils qui prends des décisions ! » La tension dans le groupe est majeure, Alex craque : « On va laisser les Sri Lankais dans la merde… Je ne peux pas m’enfuir car je suis à des millions de kilomètres, je suis impuissant, je ne peux pas m’enfuir comme au Lycée… » Opération Tambacounda réussie !
Une ligne politique
De manière globale, cette émission représente notamment de manière subtile les transformations en cours dans le secteur de l’aide à la personne en France. Ces changements sont le résultat de la conjugaison entre des techniques comportementalistes centrées sur l’individu et la diffusion de termes, discours « entrepreneuriaux » constituant une « ligne morale ».
L’ensemble reproduit une logique à l’oeuvre depuis quelques années : la transformation du travail social en logiques d’interventions, d’expertises sociales.
La logique d’intervention sociale est beaucoup plus rentable économiquement. Elle est limitée dans le temps, cadrée par un mandat, un protocole d’action (l’utilisation des termes opérations ou missions est également révélatrice). La méthodologie de l’intervention sociale est construite à partir de la « compétence, le transitoire, le suivi, la logique de service. » [5] Le professionnel de l’intervention sociale est un expert désigné par les pouvoir publics pour remplir une mission, mais il peut également être son propre entrepreneur. Par exemple, Pascal « le Grand frère » à une entreprise de « coaching » et de « développement personnel » dénommée « Equilibre Consulting » [6]. Il donne même des conseils téléphoniques aux parents désemparés. Comme il l’indique sur son site : « je vous propose de réussir VOTRE challenge basé sur des objectifs personnels (apprendre à s’estimer, communiquer avec les autres, relever un défi sportif, etc... ) visant le dépassement de soi. Nous définirons ensemble une durée de travail afin de mettre en oeuvre ce coaching, en toute confidentialité. L’enjeu du "Développement Personnel" est avant tout l’épanouissement pour pouvoir vivre ses rêves et non rêver sa vie. »
Un travail social autour de la situation est relativement différent. Premièrement, il ne s’effectue pas dans l’urgence sociale, mais dans la durée. On y défend la qualification des professionnels, l’accompagnement, la relation d’aide avec un travail articulant l’individuel et le collectif, en recherchant les causes du problème. Il est également important de signaler que Pascal Soetens (dit le grand frère), est éducateur sportif et animateur de formation et non éducateur spécialisé. Il n’est pas question ici de décrédibiliser les professions de nos collègues. Cependant, il est clair que les « philosophies d’actions » ne sont pas identiques entre les différents corps de métiers de l’action sociale.
Le travail social fait de plus en plus l’objet d’évaluations, est soumis à des démarches qualité. On demande également aux professionnels de devenir des experts sur des problématiques spécifiques « délinquance, toxicomanie. » Des protocoles d’actions, « bonnes pratiques professionnelles » se diffusent. Comme l’indique le sociologue R. Curie, « les responsables du MEDEF remettent en cause le fondement même du travail social ; pour eux la logique libérale doit permettre de réduire à une base minimum le secteur professionnel et les budgets publics en ne gardant que la logique de l’intervention et à l’inverse d’étendre le champ des actions caritatives avec des bénévoles. » [7]
Au regard d’un professionnel du travail social, ces émissions sont inquiétantes à double titre. Premièrement du fait de leur popularité, de leurs audiences (que cela soit « Pascal le Grand Frère » ou « Opération Tambacounda »), de leur impact populaire quant à nos métiers qui sont déjà plus que méconnus (et peu reconnus) dans notre pays. Deuxièmement, ces émissions participent également de la dévalorisation de la qualité des services de l’action sociale en France auprès des personnes les plus démunies.
Ces émissions sont à mettre en lien avec les différentes lois, projets, rapports sur la délinquance du gouvernement actuel. Les techniques de « coaching », de « développement personnel », le comportementalisme sont à la mode. Ces techniques « réifient » la figure du jeune pouvant être récupérée et à l’inverse celle de celui irrécupérable pour la société : le « délinquant, voyou… »
On peut également questionner l’intérêt d’avoir tourné l’émission au Sri Lanka. L’urbaniste Paul Virilio écrit que nous vivons dans une société qui « pollue les distances », « c’est à dire qu’on pollue la grandeur nature… Et aujourd’hui, on peut dire que la vitesse des transports supersoniques, la vitesse des télécommunications fait que le monde est instantané » [8] : choisir le Sri Lanka, alors que cette émission aurait pu se dérouler, par exemple, en Creuse avec la visite d’un village rural ; laisser entendre que ces jeunes pourront changer grâce à une mission de quinze jours... Autant de méthodes, peut-être adaptées pour le petit écran, mais peu opportunes du point de vue du travail social sauf peut-être dans sa vision la plus néo-libérale. Ce qui ne manque pas d’inquiéter. En effet, pour conclure avec le sociologue Michel Chauvière : « Le travail social est devenu une variable d’ajustement. Grand témoin de la précarisation et de l’exclusion, il est soumis à un régime de suspicion et de régression. C’est un vrai danger pour la cohésion sociale à venir. » [9]

Notes

[1] Sur cette question voir l’ouvrage de CURIE, Raymond. Le travail social à l’épreuve du néo-libéralisme. Entre résignation et résistance, 2010.
[2] Voir sur le site de l’émission.
[3] Selon les propos de Pascal Soetens.
[4] Définition extraite de cet article.
[5] R. Curie, op. cit.
[6] Pascal Soelens a travaillé également pour la mairie de « Senlis » ou il coordonnait l’ensemble des structures jeunesses de la ville. Il est prof d’arts martiaux. On y apprend que Pascal a même reçu la médaille de bronze du ministère de la Jeunesse et des Sports en 2010.
[7] R. Curie, op. cit.
[8] Voir Raymond Depardon et Paul Virilio, Terre Natale : Ailleurs commence ici, 2009, p.9
[9] L’Humanité, 20 juin 2011.

http://www.acrimed.org/article3632.html

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