Denis Clerc
La crise des dettes publiques européennes fait courir au continent des risques de cercle vicieux déflationniste, de défaillance des Etats et de contagion. Face à cela, les banques doivent accepter de porter une partie du fardeau et l'Europe doit aider les Etats en difficulté, pour que leurs peuples soient soulagés du poids qui les écrase.
La zone euro est une fois de plus dans la tourmente. Mais cette fois-ci il ne s'agit plus seulement de la Grèce, de l'Irlande ou du Portugal. L'Espagne, déjà fragile, est désormais dans le viseur des marchés financiers. Lesquels viennent également de mettre dans leur ligne de mire l'Italie. Mardi, sur les marchés financiers, les titres d'emprunt du Trésor italiens à dix ans se sont revendus d'occasion avec une forte baisse, signifiant que les acheteurs exigent dorénavant 5,7 % de taux d'intérêt effectif pour en acquérir. Soit plus du double de ce qu'exigent les marchés financiers pour écouler des titres du Trésor allemand de même durée (2,65 %). Evidemment, ce n'est rien comparé aux taux d'intérêt exigés par les marchés pour le même type de titres grecs (22 %), irlandais (13 %) ou portugais (10 %). Certes, la France est encore épargnée, pour le moment au moins, puisque la baisse des prix enregistrée sur les ventes d'obligations du Trésor correspond à un supplément de taux de 0,7 point par rapport à l'Allemagne. Mais la mécanique enclenchée est claire : tous les intermédiaires financiers se défient désormais des pays de la zone euro, Allemagne, Autriche et, pour le moment encore, France exceptées. Ce qui appelle deux questions : pourquoi ? Et que peut-on faire ?
La première question est la plus facile. Car le mécanisme infernal a été lancé (ou plutôt, relancé) par la décision de l'agence de notation Moody's de déclasser les titres d'emprunt du Trésor portugais en « titres spéculatifs » (c'est-à-dire avec un risque élevé qu'ils ne soient jamais remboursés). Mais cette décision - très critiquée, on le comprend, par les autorités européennes - s'appuie elle-même sur une analyse inquiétante de la situation. Première inquiétude : le caractère insupportable des taux d'intérêt imposés par les marchés. Si, pour se financer, les autorités des pays concernés doivent payer de tels taux d'intérêt, leur dette publique ne peut qu'augmenter, car il leur faudrait 10 %, voire 20 % de croissance économique annuelle moyenne simplement pour payer les intérêts sans avoir à augmenter les impôts ou à réduire les autres dépenses. Impossible, évidemment. Donc ils ne peuvent qu'augmenter les impôts ou réduire les dépenses publiques (ce que tous font). Mais alors, inévitablement, l'activité économique de ces pays est condamnée à baisser : réduire de 5 points - par exemple - la dépense publique, c'est réduire d'autant la demande intérieure, donc le Produit intérieur brut, donc le rendement des impôts, donc la capacité à payer les intérêts et, a fortiori, à rembourser le montant emprunté. Bref, un cercle vicieux déflationniste qui ne peut déboucher que sur une impossibilité de rembourser les dettes : le défaut de paiement. Mais, à ce premier mécanisme - celui de la déflation et de la défaillance -, s'en ajoute un autre. S'il y a défaillance, les organismes qui détiennent les titres concernés devront prendre acte qu'ils valent beaucoup moins que leur valeur faciale, voire qu'ils ne valent plus rien du tout. Or les quatre principales banques françaises engagées sur les titres publics espagnols, grecs, irlandais et portugais en détiennent pour 18 milliards d'euros. Et 35 milliards en plus en titres italiens. Pour ces banques, la défaillance d'un seul Etat est supportable, mais la défaillance de plusieurs serait très pénalisante, et la contagion catastrophique. La crise financière se généraliserait alors à la toute la zone euro, tant les institutions financières de ces pays se tiennent par la barbichette. Le problème portugais est donc aussi celui de la zone euro tout entière. C'est d'ailleurs cette interdépendance qui justifie, au-delà des aspects moraux, que les banques commerciales soient appelées à faire un effort, notamment, comme le propose la France, en étalant les délais de remboursement sur 30 ans. Mais cela ne suffira pas.
Alors que faire ? Certains suggèrent d'arrêter de payer : ces dettes sont illégitimes en grande partie, et les prêteurs privés se sont déjà largement servis en prêtant à des taux prohibitifs. Cette solution serait sans doute morale, mais risquerait d'être catastrophique en raison de la fragilisation d'une large partie du système bancaire qu'elle provoquerait sans doute, avec le risque d'une deuxième crise financière. Sortir de la zone euro ? Le remède serait sans doute pire que le mal, puisque les titres de dettes publiques libellés en euros devraient être remboursés en euros, qu'il faudrait acheter sur les marchés de change à des tarifs nettement plus élevés : la drachme grecque, par exemple, perdrait au moins 30 % de sa valeur théorique par rapport à l'euro, et la note à payer s'alourdirait encore. Puisque les pays endettés ne peuvent plus emprunter sur les marchés, sinon à des tarifs suicidaires, il faut qu'ils empruntent auprès de l'Union européenne. C'est déjà en fait ce qui se passe, puisque la Banque centrale européenne accepte désormais en échange des euros qu'elle vend aux banques des titres publics des pays menacés. En outre, depuis lundi, le « Mécanisme européen de stabilité » (MES) existe officiellement, mais il ne deviendra opérationnel qu'en juillet 2013, lorsque la dotation de 700 milliards d'euros (80 milliards en capital - dont 16 pour la France - et 620 milliards en engagements mobilisables en cas de besoin) sur laquelle il s'appuiera aura été votée par les Parlements nationaux. Les instruments existent donc déjà. Il suffirait de deux éléments pour que la réponse soit complète. D'abord, que l'Union elle-même puisse emprunter sur les marchés, se substituant alors complètement aux pays en difficulté : cela permettrait de régler les problèmes de confiance, car l'Union est infiniment plus forte, économiquement et financièrement, que chacun des pays qui la composent, et elle pourrait donc emprunter à des conditions acceptables. Malheureusement, les Traités excluent pour l'instant cette possibilité, les questions budgétaires étant du ressort exclusif des pays membres. Ensuite, il faudrait que les taux pratiqués par la BCE, le MES ou l'Union elle-même soient acceptables par les pays en difficulté, alors que, pour l'instant, ceux qui sont prêtés par le Fonds de secours permanent tournent aux alentours de 5 %. Des taux faibles (2 % par exemple) justifieraient alors les efforts de redressement demandés aux pays, alors qu'aujourd'hui on les étrangle doublement, en exigeant des efforts surhumains et en leur faisant payer cher les fonds nécessaires. Au total, plus les banques accepteront de porter une partie du fardeau, plus l'Europe aidera, plus les peuples des pays concernés seront soulagés d'un poids qui, aujourd'hui, les écrase. Christian Chavagneux a développé cela à propos de la Grèce sur son blog : http://alternatives-economiques.fr/blogs/chavagneux/2011/05/18/alleger-la-dette-grecque-les-3-scenarios/. Et, cerise sur le gâteau, le risque de contagion sera éliminé.
Bref, l'Union européenne ne prendra corps que si elle repose sur une plus grande solidarité entre pays membres. Au fond, c'est parce que les marchés financiers doutent de cette solidarité concrète qu'ils jouent la défiance. Et qu'ils risquent ainsi de faire éclater l'Union tout entière.
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