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11/07/2011

Combien sont payés les sondés ?

Alain Garrigou

La rémunération des sondés fait partie d’une zone grise, domaine des demi-secrets ou des réalités à double face : côté pile, on valorise ; côté face, on minimise ; côté pile, on montre ; côté face, on cache.
Ce fut longtemps le cas de la richesse, cela reste celui des conquêtes sexuelles ou de certains goûts personnels : ces deux faces ne sont pas contradictoires mais destinées à des publics différents. En l’occurrence, pour obtenir la coopération de sondés sur les sites en ligne, il faut faire briller les arguments de la participation. Par exemple, « 7 000 euros à gagner », en lettres d’or inscrites en tête d’un slogan publicitaire. En matière de sondages, cela ne va pas de soi. Cette activité s’est en effet déployée sur le principe du volontariat civique : les gens répondaient aux sondeurs parce qu’ils étaient heureux de s’exprimer. Cela ne serait-il plus vrai ? L’aveu serait cruel… Il n’est pas tout à fait explicite.
Au contraire, les sondeurs expliquent que la rémunération corrige le biais de la conviction qui pousse des internautes à s’exprimer si on leur propose de le faire. Pourquoi répondre en effet à un sondage si on n’est pas intéressé par la question ? Dès lors, la représentativité peut être au rendez-vous en termes de composition sociale de l’échantillon, mais pas en termes de réponses. Comment corriger sinon en intéressant les internautes ? Et on ne peut y réussir qu’en faisant miroiter un gain. Les incentives, disent les sondeurs dans un jargon significatif de leur embarras. Ils pourraient aussi bien employer les mots français d’« incitation » ou de « stimulation ». Ce camouflage masque à peine la très faible légitimité de la rémunération de l’opinion. Par une autre ruse lexicale, les sondeurs la qualifient aussi de « gratification », et l’habillent sous la forme d’un jeu.
Que de précautions pour qu’on ne puisse pas dire qu’il s’agit de payer. Corriger le biais de l’opinion s’avère nécessaire, mais c’est pour le moins paradoxal quand il s’agit de récolter des opinions. Au moins est-ce avouer que l’intensité des opinions doit être corrigée par leur modération, voire par leur inexistence. Quelqu’un qui répond à un questionnaire en ligne n’a pas forcément d’opinion sur les questions qu’on lui pose, s’il est intéressé par un gain, et s’il en a, il peut calculer de manière à maximiser ses chances d’obtenir le gain.
La stimulation financière dément l’idéologie démocratique de l’enquête qui supposait une coopération gratuite au sondage. Elle pose deux problèmes : est-il légitime d’acheter l’opinion, et l’opinion achetée est-elle fiable ? A ces deux titres, la rémunération doit être relativisée par ceux qui l’utilisent. Le meilleur moyen est de n’en pas parler (sinon pour attirer les internautes) ; à défaut, on cherchera à en minimiser la portée. Les sondeurs en ligne — c’est-à-dire tous les instituts — se sont trouvés dans cette situation lorsque le site d’information Mediapart a déclenché une polémique, après le sondage Harris Interactive plaçant Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, en évoquant la rétribution des sondés. Il est significatif que l’information ait fait figure de révélation. La dissimulation avait donc bien marché… si la rémunération était exhibée sur la toile, si des observateurs en avaient parlé, les citoyens n’étaient pas au courant. Il est vrai que la presse n’en parlait pas et publiait des sondages en ligne comme s’il s’agissait de n’importe quel autre sondage.
Une ligne de défense a été immédiatement mise en œuvre par les sondeurs : la gratification, disent-ils, est effectuée comme un jeu et elle est négligeable. « Dans le cas d’une enquête lourde, cela peut représenter l’équivalent d’un euro », assurait Bruno Jean Bart, d’Opinionway (20 minutes, 8 mars 2011). Estimation comparable de Frédéric Dabi de l’Ifop : « quelques centimes par questionnaire » (AFP, 8 mars 2011). « Extrêmement symbolique », « négligeable » sont des termes censés expliquer que la gratification n’entraîne pas de biais. Il est en effet contradictoire de prétendre à la fois qu’il faut impérativement recourir à la gratification pour obtenir la participation et que celle-ci est si négligeable qu’elle n’entraînerait pas de biais. Autrement dit, il y aurait un niveau suffisant pour répondre mais insuffisant pour pousser à calculer comment gagner. Quel est ce sondé stupide que présentent les sondeurs ? Ils savent bien que les sondés attirés par un gain effectuent des calculs pour tenter de l’obtenir, mais il faut le taire. Si la gratification est négligeable, pourquoi des internautes mordent-ils à l’hameçon ? Peut-être parce qu’ils sont trompés sur l’espoir du gain. Après l’article de Mediapart, quelques internautes se plaignirent de n’avoir rien gagné auprès de Harris Interactive. Comment justifier que, d’un côté, les sondages en ligne fassent appel à leur panel d’internautes en exhibant l’importance du gain et que, de l’autre, les sondeurs aux abois prétendent payer des broutilles. Assurément hypocrite. Mais qui ment ? Le sondeur qui fait miroiter un gain important aux sondés ou celui qui assure que le gain est négligeable ? Qui ment dans le même sondeur, la même personne ou la même entreprise ?
On comprend bien que ce double langage procède d’abord du point de vue : l’enjeu important, c’est la somme globale mise en jeu mais, si on la rapporte au nombre de sondés, les gains sont effectivement modiques. Les deux présentations des gains sont plus ou moins illusoires. La grosse somme attractive ? Du point de vue du sondeur, elle est forcément modique puisqu’il s’agit de minimiser les coûts qui expliquent largement le succès des sondages en ligne. Pour les sondés, elle ne signifie rien sinon une probabilité faible de gagner, mais en aucun cas, une moyenne concrète de gains. De leur point de vue, quelque chose est mensonger : la publicité ou la défense des sondeurs. Il faut donc savoir ce que les internautes sondés gagnent. Certains ne gagnent rien mais d’autres n’ont-ils pas de sérieuses raisons de participer ?
La chose n’est pas complètement confidentielle. Harris Interactive a ainsi publié sur son site la liste des « gagnants » à ses différents « jeux ». Quelques extraits :
« En février : 5000 euros en bons d’achat distribués aux gagnants NetObserver Vague Hiver 2010 :
— A. Passalacque (Italie) gagne le 1er prix de 1500 euros
— D. Nicolas (France) gagne un prix de 700 euros
— J. Wareham (UK) gagne un prix de 700 euros
— …

« En février : 100 euros de bons d’achat distribués aux gagnants du jeu concours trimestriel ». Six noms suivent.
« En Janvier : 1000 euros de bons d’achat distribués aux gagnant du tirage au sort Panel TV ». Six noms suivent.
La publication de ces sommes et de ces noms vise à motiver les internautes. Cela ne signifie pas que les sommes en jeu sont élevées. Il s’agit toujours de trouver un équilibre entre l’incitation et les économies, et non entre l’incitation (suffisamment d’argent en jeu) et la corruption (trop d’argent en jeu) comme l’ont justifié des sondeurs. Leur intérêt reste, comme pour les enquêtes par téléphone, de payer le moins possible. Ce n’est tout de même pas si négligeable : les sommes gagnées ne sont pas si minimes que cela pour un certain nombre d’internautes. Comment ceux-là ne prendraient-ils pas en compte l’incertitude pour la minimiser en multipliant les chances de gagner ? La rémunération ouvre la voie à des sondés professionnels puisqu’il est possible de cumuler la participation à plusieurs panels. On entrevoit les objections des sondeurs, assurant que c’est impossible avec eux puisqu’ils choisissent eux-mêmes les membres de leur panel. Ils ne peuvent pourtant leur interdire de s’inscrire sur d’autres. Autre objection des sondeurs : ce ne sont pas des professionnels, car il s’agit de jeux. Il y a pourtant des joueurs professionnels.
La gratification des sondages apporte des réponses curieuses aux deux problèmes de légitimité : en payant pour corriger un biais, on en introduit un autre ; en payant pour corriger le biais de la conviction, on introduit celui du gain. Les sondeurs ont mis le doigt dans la machine infernale de l’augmentation des gains, qui ne manquera pas d’être nécessaire pour continuer à stimuler les internautes. Le compromis entre attrait de la gratification et minimisation est forcément instable et maintenu au prix d’un double discours, sinon de mensonges. On ne s’en émeut pas quand cela est à destination du grand public, forcément un peu naïf, à moins qu’il ne soit pas dupe. S’étonne-t-on du mensonge quand il est servi aux parlementaires ? On est plutôt surpris par la crédulité de ces derniers.
Dans la discussion de la proposition de loi à la commission des lois de l’Assemblée nationale (le 1er juin dernier), la question de la rémunération a été soulevée par des députés. Rémunération ou gratification ? Ne pas confondre, selon le rapporteur, le député UMP Etienne Blanc, car la rémunération peut « influencer les réponses » tandis que « les gratifications sont extrêmement minimes, correspondant souvent à l’attribution de miles. De tels montants peuvent-ils fausser les résultats ? Tous les professionnels nous ont assuré que non. », ajoute-t-il. Et s’il est abusif de parler de rémunération, il est peut-être encore excessif de parler de gratification puisque la commission des sondages « a indiqué que parler de gratification relève de l’abus de langage si l’on s’en tient aux définitions courantes du mot ». Cette commission s’est-elle réellement prise pour l’Académie française et entend-elle contrôler les mots, faute de contrôler les sondages ? On peut en douter.
On savait que peu d’élus comprenaient les sondages. Il faut donc emprunter les raisons des sondeurs : « La seule question qui se pose est de savoir si la gratification peut avoir une incidence sur les résultats. Selon les professionnels, selon la commission des sondages, et mon avis en tant que rapporteur, elle n’en a aucune [1]. » Les scientifiques pensent l’inverse. Et même les sondeurs étrangers qui, dans What’s New in Marketing (juin 2006), estimaient que 54 % des internautes admettent mentir pour tenter de gagner. Les auteurs en concluaient qu’il restait du travail à faire pour améliorer la fiabilité des sondages en ligne. Il n’a pas fallu cinq ans pour que les sondeurs français considèrent que le problème était déjà réglé. Le temps presse quand il s’agit d’argent. Plutôt que d’évoquer ici les raisons logiques de l’existence de biais introduits par la gratification, il suffit de citer une preuve parmi d’autres : dans les sondages en ligne sur les intentions de vote, il n’y a pas d’abstention, ou peu, parce que les internautes ne sont pas intéressés par un questionnaire où ils n’ont pas de conviction à exprimer, mais aussi parce que ceux qui sont attirés par l’espoir d’un gain croient ne pas pouvoir gagner s’ils déclarent qu’ils s’abstiennent.
On mesure l’urgence quand, pour sauver les sondages en ligne, il s’agit de sauver les sondages en général. Comme souvent, les néophytes vont au-delà de leurs inspirateurs. Au point de contredire la pratique de plusieurs décennies de sondages réalisés sur le principe de l’expression citoyenne : « Il faut bien comprendre que, sans gratification, on ne peut pas constituer les panels. Et sans panels, il n’y a pas de sondages sincères. [2] » Il est vrai que le rapporteur a pour mission d’enterrer la réforme. Le rôle est ingrat. Il faut répéter les chiffres des sondeurs pour prouver l’innocuité des gratifications : « Selon les instituts que nous avons interrogés, elles sont de l’ordre de dix centimes à un euro pour les sondages en ligne. Dans une même année, les mêmes personnes sont sondées deux ou trois fois, d’où une fourchette de gratification allant de dix centimes à trois euros. » Pouvait-on espérer d’un parlementaire, rapporteur d’une commission, qu’il vérifie ? Au moins pour ne pas être dupe ou complice du mensonge.

Notes

[1] Assemblée nationale, Commission des lois, compte rendu, 1er juin 2011, p. 13.
[2] Ibidem.

http://blog.mondediplo.net/2011-07-05-Combien-sont-payes-les-sondes

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