Désarmés face à l’explosion du mal-être au travail dans l’ancienne entreprise publique, huit des soixante-dix médecins du service médical ont préféré démissionner.
« C’est sur un sentiment d’échec et d’abandon des salariés qui se sont confiés à moi que je suis au regret de vous présenter ma démission. » Ainsi se termine le courrier de Jean-Marc Le Mot à la direction de France Télécom. Datée du 25 mai 2009, la lettre met fin à quatre mois d’exercice pour ce médecin du travail de Tours. Un passage éclair ? Son précédesseur, lui, n’avait pas réussi à occuper le poste plus de quinze jours. « Sentiment d’impuissance, d’isolement, manque de reconnaissance », les raisons qui poussent cet ancien membre des forces armées à jeter l’éponge sont légion. « Je ne dispose pas des moyens pour contribuer à des actions de prévention (…). L’attente des salariés en matière de facteurs humains est pourtant très forte. Et alors que mes interrogations, demandes et propositions restent le plus souvent sans réponse, je n’ai pas vocation à leur sacrifier ma propre santé. » Pour toute réponse, France Télécom fera paraître un communiqué évoquant « des problèmes d’adaptation » : « Cette première immersion dans le monde de l’entreprise privée n’a pas été couronnée de succès. » Point final.
Le geste de Jean-Marc Le Mot n’est pourtant pas un cas isolé. Sur les soixante-dix médecins que compte l’entreprise, au moins huit ont décidé de claquer la porte et d’alerter sur les dérives du service médical chez France Télécom. « C’est un mouvement qui prend de l’ampleur, explique Patrick Ackermann, délégué syndical Sud PTT. Cela a commencé par deux démissions dans le Limousin, et depuis d’autres ont suivi à Nantes, Lyon, dans le Nord, dans le Sud-Est… » Avec partout le même constat d’échec : « éviter toute altération de la santé des salariés du fait de leur travail » devient une mission de plus en plus difficile à remplir. Coincée entre ce mouvement de contestation et les objectifs de la direction, Camille N’Guyen, coordinatrice nationale du service, vient donc… de remettre sa démission.
Lors de sa privatisation, en 2004, la société de télécommunications a préféré garder en interne une médecine du travail, donc rémunérée par le groupe. « C’est devenu un problème, explique Pierre Morville, pour la CFE-CGC. Cela s’est traduit par une centralisation et une perte d’autonomie progressive, même s’il s’agit de salariés protégés. » Un constat que confirme cette doctoresse (*) encore en activité : « Je reçois souvent des coups de téléphone de la direction m’incitant à réaliser des aptitudes au travail bidon, et, dans les cellules téléphoniques de soutien psychologique, on est maintenant accompagné par des cadres des ressources humaines. » Fin 2008, France Télécom a même interdit à deux médecins du travail de participer à une formation des élus du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail à laquelle ils avaient été invités. Motif : « obligation de réserve ». Car pour la direction, c’est clair, si « le médecin du travail en entreprise a un rôle de protection des salariés », il doit assurer au même niveau celui « de conseil de l’entreprise ». Cette définition n’est guère du goût de l’Ordre des médecins, qui a déjà réprimandé France Télécom pour infraction au Code de déontologie.
Soixante-dix médecins pour un personnel de plus de 100 000 personnes, c’est peu. En particulier quand, depuis début 2008, seize salariés se sont suicidés, trois ont tenté de le faire et un a débuté une grève de la faim. Restructurations, fermetures de services, pressions « pour faire du chiffre », mobilités forcées… En quelques années, l’ancienne entreprise publique a appliqué le management autoritaire des grands groupes mondialisés. Sauf que France Télécom compte encore 60 % de fonctionnaires et que la moyenne d’âge y est supérieure à cinquante ans. En ressort pour la CGT une « folie mentale » du personnel, passé de la culture de service public à une culture de société privée. Dans sa lettre de démission, le médecin du travail de Tours explique ainsi : « Je suis confronté à une incidence très forte de la souffrance au travail où les "process" très contraignants, et à mon avis inappropriés, ont un impact particulièrement négatif sur le vécu des salariés parmi les plus anciens, qui éprouvent, pour beaucoup, un sentiment de dévalorisation au moment où ils s’estiment contraints à remettre en question leur éthique professionnelle. » Faire un match de foot pour tenter de doubler ses primes, voir son chef en caleçon si les objectifs sont atteints, se déguiser en jardinier avant de se lancer dans une reprise du Poinçonneur des lilas diffusée sur Intranet… Un management infantilisant très douloureux pour nombre de salariés. Fin 2007, à l’initiative du comité d’entreprise francilien, plusieurs centaines de témoignages de cette souffrance avaient d’ailleurs inspiré à la compagnie NAJE la pièce de théâtre les Impactés.
Partout, le même signal d’alarme. Dans l’Ouest, un docteur (*) évoque « la souffrance des managers poussés à chercher un autre travail et remplacés à leur poste alors qu’ils n’ont pas trouvé de point de chute ». À Lyon, sept médecins dénoncent communément « les délais de traitement des dossiers ; la reconnaissance d’une maladie professionnelle dépasse les douze mois et les avis du comité médical sont rendus à titre rétroactif tant le retard est grand ». Enfin, un autre médecin (*), en charge de 6 500 salariés, évoque des « problématiques déstructurantes » et « des risques psychosociaux nécessitant la mise en place d’une politique générale de prévention ».
Avec d’autres opérateurs et des syndicats européens, France Télécom a lancé le projet Good Work, Good Health afin de discuter des bonnes pratiques. « Nous avons même demandé à des cabinets extérieurs de former nos managers à la détection des signaux faibles afin qu’ils repèrent les personnes en situation de fragilité », relate Laurent Zylberberg, directeur des relations sociales, dans le quotidien France Soir. Insuffisant pour l’Observatoire du stress et des mobilités forcées chez France Télécom - créé en juin 2007 par la CFE-CGC et Sud -, qui y voit un « déni du problème et de la médecine ». Et de rappeler cette phrase du PDG, Didier Lombard : « Il y a des choses encourageantes comme des chiffres de bonne santé : le cash qu’on génère. »
(*) Les médecins ont souhaité garder l’anonymat.
Repères :
Entre 2006 et 2008, France Télécom a supprimé 22 000 emplois via des « départs volontaires ».
En cinq ans, il y a eu 70 000 changements de métier au sein du groupe.
66 % des salariés se considèrent en « situation de stress », 15 % « en situation de détresse », selon une enquête réalisée en 2007 par l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom.
De 3 420 en 2006, le nombre de jours d’arrêt de travail à cause d’un accident de travail est passé à 4 380 en 2008. Soit une augmentation de presque 30 %.
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