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30/07/2009

Françoise Héritier et Chantal Thomas, deux passionnées de l'intelligence

L'anthropologue Françoise Héritier et l'essayiste Chantal Thomas ont en commun “la passion de comprendre le pourquoi des choses”. Car comprendre ouvre au monde et libère des clichés qui pèsent toujours sur les femmes. Françoise Héritier a choisi comme thème de recherche les rapports entre les sexes ; Chantal Thomas est spécialiste du XVIIIe siècle. Regards croisés sur la connaissance et la domination masculine.

L'une est anthropologue, professeur honoraire au Collège de France, et a consacré l'essentiel de ses recherches, depuis un demi-siècle, aux fondements de la domination masculine. La seconde est essayiste et écrivaine, spécialiste du XVIIIe siècle, grande lectrice de Sade et de Casanova, notamment. Françoise Héritier et Chantal Thomas ne s'étaient jamais rencontrées, il nous semblait pourtant qu'elles avaient bien des choses à se dire. Sur les rapports entre hommes et femmes. Sur le travail intellectuel et la liberté d'esprit qu'il permet d'acquérir. Sur le rôle que peut jouer, dans le cours d'une existence, une rencontre décisive : pour Françoise Héritier, ce fut Claude Lévi-Strauss, dont elle fut l'élève dans les années 50 et à qui elle succéda au Collège de France en 1981 ; pour Chantal Thomas, ce fut Roland Barthes, dont elle suivit l'enseignement à la fin des années 60. Sur toutes ces questions, voici leurs regards croisés.

Avez-vous ressenti, en lisant vos ouvrages respectifs à la veille de cette rencontre, des connivences entre vous ?

Chantal Thomas : Ce qui m'a frappée, en lisant le recueil d'entretiens de Françoise Héritier, Une pensée en mouvement, c'est le fait que nous avons été, l'une et l'autre, des enfants et des jeunes filles studieuses. Et que nous sommes tacitement d'accord sur la valeur fondamentale accordée à l'intelligence. Une passion de l'intelligence. La certitude merveilleuse que le fait de comprendre nous libère.

Françoise Héritier : Oui, la passion de comprendre le pourquoi des choses. Cela a commencé pour moi par une curiosité autour des mots. Très jeune, je m'interrogeais par exemple sur la raison qui faisait que le mot « cuillère », tel que je l'entendais et tel qu'il s'écrivait, correspondait à cet objet-là, précisément. J'essayais de trouver des correspondances entre les sons, les phonèmes et la forme des objets. Il y avait comme ça quelques mots qui me fascinaient, comme « cuillère », donc, ou « armoire ». Et qui me fascinent encore. Quand j'entends le mot « armoire », je ressens encore cette vibration qu'il provoquait chez moi dans l'enfance.

C.T. : Quand j'entendais le mot « sable », je pensais que ce n'était pas seulement une manière de désigner la plage, mais que c'était aussi comme un état mystique, une sorte d'ouverture à l'infini, et la possibilité de communiquer amoureusement avec l'extérieur.
“J'ai une forme de révérence pour l'esprit
et ses manifestations. C'est plus que de l'admiration,
cela implique un sentiment d'humilité.” (Françoise Héritier)

Pouvez-vous revenir chacune sur le rôle qu'a joué, dans votre parcours, cette rencontre décisive, avec Claude Lévi-Strauss pour vous, Françoise Héritier, et avec Roland Barthes pour vous, Chantal Thomas. Est-ce la découverte de la force de l'admiration ?

F.H. : Le mot qui convient, dans mon cas, à propos de Claude Lévi-Strauss, est plutôt « révérence ». J'ai une forme de révérence pour l'esprit et ses manifestations. C'est plus que de l'admiration, cela implique un sentiment d'humilité : je pense que, pour atteindre les profondeurs d'intellection du monde qu'a touchées Lévi-Strauss, il faut avoir des qualités et des années d'expérience que je ne possède pas.
Par ailleurs, Claude Lévi-Strauss n'avait rien d'autoritaire. Même si on peut le considérer, de l'extérieur, comme un homme austère, froid, s'interdisant toute manifestation d'affects dans le cadre de son enseignement, il a toujours laissé les individus qui travaillaient avec lui suivre leur route. Il se permettait des conseils, mais n'a jamais voulu créer une école, jamais exigé d'avoir des assistants qui travaillent pour lui : il a toujours laissé les gens libres, et je l'admirais en cela également.

C.T. : Vis-à-vis de Barthes, je n'ai jamais pensé au mot révérence, même si je le trouve très beau - c'est un mot que j'ai toujours associé à Versailles, à la Cour, à la gestualité d'alors. Lorsque j'ai commencé à suivre son séminaire, Roland Barthes était celui qui me faisait échapper à l'institution, alors même que les études de philosophie que j'avais entreprises auparavant m'avaient tellement déçue. Son enseignement, dans le cadre de l'Ecole pratique des hautes études, se tenait dans de petites pièces mansardées, dans le VIe arrondissement. Barthes, c'était aussi pour moi une parole qui se cherchait, plutôt que d'asséner des certitudes. En l'écoutant, on avait le sentiment d'une parole en quête de ce qu'elle ne savait pas encore, une parole à l'horizon de l'écriture. Il y avait des plages de silence, la possibilité à tout instant d'un arrêt du discours, d'une panne. C'est très beau, et passionnant, car on voit la réflexion au présent, en train de se faire.

F.H. : Ces silences, ce sont des moments où, tout à coup, on dit quelque chose d'imprévu, qui apparaît comme une trouvaille mystérieusement donnée. En fait, c'est le travail créateur qui, s'appuyant sur des années de recherches, des sommes de connaissances engrangées, se réalise au moment même où vous parlez : il surgit. Quand j'écoutais les cours ou les séminaires de Lévi-Strauss, je n'avais jamais le sentiment qu'il proposait un monde clos, mais au contraire un monde ouvert, où vous pouviez ajouter votre part de réflexion, voire de rêve. Il vous donnait l'impression, au sein de la foule, de s'adresser à vous et rien qu'à vous.

C.T. : Roland Barthes, lui, établissait son séminaire comme un lieu de circulation des désirs. Amitié et amour, homosexualité et hétérosexualité : sur tout cela, il proposait une perspective marginale à ce que la société nous offrait. C'est pour cela que, entre ses étudiants et lui, la relation était faite d'admiration et de complicité. C'était indissolublement intellectuel et tendre.
“C'est avec Beauvoir que j'ai appris que comprendre
est une manière de se changer soi-même
et de changer le monde.” (Chantal Thomas)

Est-ce en les côtoyant, l'un et l'autre, que vous est apparu le fait que la connaissance était une voie d'émancipation ?

F.H. : L'envie de comprendre, que j'ai ressentie dès l'enfance face à tout ce qui m'apparaissait mystérieux, ne trouvait pas de réponse dans mon milieu familial. Je ne reproche rien à mes parents, j'ai été une enfant heureuse, mais ils n'avaient pas de curiosité intellectuelle. L'ouverture d'esprit que m'a apportée Lévi-Strauss s'est accompagnée d'une véritable émancipation. Il a fallu que je sorte de ce milieu familial provincial et cela s'est accompagné de toute une série de nouveautés : la découverte du jazz, des films noirs américains, la lecture de Sartre et de Beauvoir... Toutes ces expériences nouvelles, survenues en même temps, ont été pour moi la véritable émancipation intellectuelle.

C.T. : Vous citez le nom de Simone de Beauvoir, et je dois dire combien sa lecture a été décisive pour moi. Colette l'a été pour le style et la sensualité. Mais c'est avec Beauvoir que j'ai appris que comprendre est une manière de se changer soi-même et de changer le monde. La lecture de Simone de Beauvoir a été décisive aussi par rapport à une question qui était pour moi brûlante lorsque j'avais 20 ans, dans les années 60, à une époque où la contraception n'était pas libre. J'ai dû affronter directement la question de l'avortement. Face à cela, Simone de Beauvoir n'indiquait pas un chemin à suivre, mais elle vous assurait que l'on pouvait faire des choix différents. Et que la question d'avoir un enfant ou pas était une vraie question. Non pas une interrogation se posant comme une révolte, mais un choix parfaitement libre.

F.H. : Ce que vous dites de Simone de Beauvoir est peut-être l'essentiel de ce qui nous rapproche. L'attachement à cette liberté féminine, liberté de regard, d'action, de choix, qui n'avait jamais pu s'exercer librement dans aucune société au monde, et qui tout à coup est devenue possible à penser grâce à Simone de Beauvoir, puis possible concrètement grâce à la contraception. Même si d'autres droits sont intervenus pour les femmes avant celui-là – le droit de vote, celui de travailler sans l'autorisation de leur époux, d'avoir un compte en banque, etc. –, le droit à la contraception est la clé. Parce que, à l'origine de la domination masculine, il y a la volonté de mainmise des hommes sur le pouvoir de fécondité des femmes.
“A 10 ans, une petite fille a le sentiment
d'une force extraordinaire en elle,
d'une résolution inflexible et sauvage.” (Chantal Thomas)

Vous souvenez-vous de votre prise de conscience de l'inégalité entre hommes et femmes, de cette domination masculine ?

F.H. : J'ai le sentiment que, durant toute la vie, on tire profit de tout ce qui se passe autour de soi, ce qu'on lit, ce qu'on entend, ce qu'on voit, sans nécessairement donner du sens à ces scènes sur le moment. J'ai été très frappée, dans l'enfance, par des chromos de la fin du XIXe siècle qui représentaient les âges de la vie. C'étaient des sortes de pyramides sur lesquelles étaient figurés l'homme et la femme, à 10, 20, 40, 60 ans... Si je résume ce qu'on y voyait, disons que la femme n'y était représentée seule qu'à l'âge de 10 ans, alors qu'elle jouait au cerceau. Ensuite, elle était toujours accompagnée : d'un amoureux à 20 ans, puis de son mari et de ses enfants, plus tard de petits-enfants la soutenant. Quant à l'homme, de l'autre côté de la pyramide, il était seul, lui, et les années avançant, on voyait qu'il avait réussi professionnellement, qu'il était prospère, qu'il voyageait et embrassait le monde. Observant cela enfant, je sentais que les choses étaient bel et bien ainsi, mais je trouvais cela fondamentalement injuste. Je ne pense pas que ce soit cela qui m'a orientée vers l'ethnologie et qui m'a fait choisir les rapports entre les sexes comme thème de recherche, mais, régulièrement, des incidents de ce genre me reviennent à l'esprit et alimentent ma réflexion.

C.T. : C'est pour cela que je me suis intéressée à l'univers des petites filles, que j'ai l'impression d'ailleurs de n'avoir jamais quitté. A 10 ans, une petite fille a le sentiment d'une force extraordinaire en elle, d'une résolution inflexible et sauvage. Puis, à l'adolescence, les choses changent, la jeune fille se tourne vers le garçon, se soumet à son regard, à son jugement. Je me souviens parfaitement que j'avais envie d'ouvrir le monde, qu'il s'offre à moi. Au contraire, pour certaines filles autour de moi, ce qui comptait, c'était le petit ami. Je me suis sentie trahie par elles, par cette dépendance effroyable à laquelle elles consentaient. Je ne voulais pas que l'histoire d'amour soit le modèle de ma vie. C'est incroyable de voir à quel point ces modèles anciens continuent aujourd'hui encore d'agir, alors qu'on n'en a plus besoin.
“Cela me fait un peu mal d'observer que nombre
de jeunes filles considèrent que tout
a été gagné déjà.” (Françoise Héritier)

La persistance de ces modèles archaïques, Françoise Héritier, c'est pleinement votre sujet de recherche...

F.H. : Ces modèles archaïques sont des systèmes de représentation qui ont été construits au paléolithique, il y a quelque 500 000 ans, et qu'on nous a transmis jusqu'à aujourd'hui. Avec, en plus, le relais des religions révélées qui ont accentué ce que j'appelle la « balance différentielle des sexes », en y ajoutant les obligations proprement féminines que sont la fidélité, la virginité, la modestie, la continence, l'absence d'ambition personnelle et, surtout, le rejet du savoir. La certitude de l'infériorité des femmes, que les hommes considèrent comme naturelle, et qu'on inculque aux femmes comme étant naturelle également. Beaucoup de femmes se coulent dans cette situation, et même s'y trouvent bien, assurées d'être protégées dans le mariage, de trouver un confort dans le fait de n'avoir plus à réfléchir par elles-mêmes.
Cela me fait un peu mal d'observer que nombre de jeunes filles, de jeunes femmes, considèrent que tout a été gagné déjà, qu'avec les lois imposant la parité, l'égalité professionnelle, il n'y a plus de problèmes. Elles ne voient pas que les noyaux de résistance sont dans les systèmes de représentation et dans des lieux d'élection tels que la vie domestique et la vie sexuelle - je pense notamment au recours à la prostitution.

C.T. : La manière dont la domination s'exerce n'a plus le caractère répressif et autoritaire d'avant. Les voies sont beaucoup plus insidieuses. Prenez les images du bonheur que véhiculent la publicité, les médias : le bonheur, c'est forcément deux personnes amoureuses, ou deux personnes jeunes, un homme et une femme, avec un enfant. Ce n'est jamais une personne seule qui marche ou qui lit - ni homme ni femme, d'ailleurs. Nous vivons pourtant un moment excitant pour les hommes comme pour les femmes : les rencontres se jouent avec les mêmes chances, les mêmes attentes, les rapports sont beaucoup plus drôles.
“C'est très important, le goût de soi. Il en découle
une éthique vis-à-vis de soi-même, qui peut être discrète,
mais inflexible et invincible.” (Chantal Thomas)

Croyez-vous, l'une et l'autre, à l'égalité future ?

F.H. : Mon optimisme est à l'échelle du temps de l'humanité ! S'il a fallu, comme je le pense, 500 000 ans pour construire ce modèle qui nous est imposé, on ne peut pas le détruire en trente ans. Il n'empêche qu'il serait possible d'y parvenir si la question était considérée comme une question politique essentielle, ce qui malheureusement n'est pas le cas. Pourtant, à mes yeux, ce rapport des sexes est au cœur des choses, et le modèle d'inégalité qu'il promeut, à la base de toutes les autres inégalités. Et c'est pour cela que c'est une question politique, et pas une banale question domestique comme on veut toujours nous le faire croire. Quant aux moyens d'action, ils ne peuvent porter que sur l'éducation, celle qu'on reçoit à l'école, mais aussi celle qu'on reçoit chez soi, celle que donnent la rue, les médias. Cela dit, je crois que nous vivons dans une période de mutation importante, où des changements de mentalité se font beaucoup plus vite que par le passé.

C.T. : Pour quelqu'un de ma génération, c'est comme vivre plusieurs siècles en même temps. Un homosexuel, par exemple, a pu vivre son homosexualité comme un secret indicible dans sa jeunesse puis, quelques décennies plus tard, comme quelque chose de revendiqué, et enfin aujourd'hui comme une manière parfaitement normale d'aimer et de vivre. Les décisions politiques ne peuvent pas avoir d'effet si elles ne sont pas soutenues par une volonté collective et une volonté de connaissance de soi-même. Il me semble que l'individu se perd dans une sorte d'égarement, de hâte, et qu'il se manque comme partenaire privilégié de lui-même. C'est très important, le goût de soi. Il en découle une éthique vis-à-vis de soi-même, qui peut être discrète, mais inflexible et invincible : elle pose une limite stricte qui empêche l'autre d'empiéter sur vous.

F.H. : Oui, c'est essentiel. Il faut avoir le goût de soi-même, l'estime de soi, et de l'indulgence pour soi - les femmes n'ont pas été habituées à cela.
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Propos recueillis par Nathalie Crom
Télérama n° 3107

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