Bruxelles est désormais le paradis des lobbyistes. Les pouvoirs de décision réels des institutions européennes et la très faible réglementation du lobbying à Bruxelles ouvrent des perspectives inespérées pour les grandes entreprises. Bruxelles rivalise désormais avec Washington D.C. pour le titre de capitale mondiale du lobbying.
Il y a plus de mille lobbies à Bruxelles, des centaines d’entreprises de relations publiques et de cabinets d’avocats, des douzaines de think-tanks ainsi que les « bureaux des affaires européennes » de plusieurs centaines d’entreprises. La grande majorité des 15.000 [1] professionnels du lobbying qui travaillent à Bruxelles représentent les intérêts de grandes firmes multinationales. Bien qu’ils soient de mieux en mieux représentés, la société civile et les groupes écologistes ne font pas le poids face à l’étendue des moyens financiers et organisationnels déployés par l’industrie. A titre de comparaison, la fédération européenne de l’industrie chimique (CEFIC) emploie à elle seule plus de lobbyistes que toutes les organisations de défense de l’environnement réunies. La complexité des procédures de prise de décision, le fait que les décideurs n’aient pas toujours de comptes à rendre et le manque de véritable débat public européen leur facilite d’autant plus le travail.
La Commission européenne, qui détient le pouvoir exclusif de proposer et de développer les nouvelles législations européennes, est une des cibles privilégiées des lobbyistes, tout comme le Conseil des Ministres. L’intérêt de ceux-ci pour le Parlement européen s’est cependant accru ces dernières années à mesure de sa montée en puissance. Autrefois considéré comme l’institution faible de l’Union Européenne, le Parlement peut désormais approuver, bloquer ou modifier les propositions de la Commission dans de nombreux domaines. Par ailleurs, il est passé de 142 membres originaires de 6 pays en 1957 à 732 membres représentant 25 pays en 2004. Les élections du 7 juin prochain vont le faire passer à 785 membres de 27 pays. Autant de proies possibles pour des lobbyistes à l’appétit aiguisé.
Les lobbyistes en terrain conquis
L’Union Européenne s’agrandit et intervient sur des champs de plus en plus techniques qui nécessitent une expertise très faiblement mobilisable en interne. Plutôt que de construire sa propre expertise, la Commission Européenne a laissé le champ libre aux lobbyistes qui sont devenus des interlocuteurs naturels des preneurs de décisions. Ils disposent ainsi d’un accès privilégié aux institutions européennes en l’absence de toute réglementation pour contrôler leurs activités. « Les lobbyistes peuvent avoir une influence considérable sur la législation, en particulier sur les propositions de nature technique… Mais leur transparence est trop faible par rapport à l’impact de leurs activités » reconnaissait Siim Kallas en 2005.
Loin de remplir une mission de service public et de défendre l’intérêt général, le lobbyiste sert des intérêts privés. Il fournit des informations en quantité, pouvant aller jusqu’à la rédaction d’amendements. Le lobbyiste contribue donc à façonner la législation européenne dans un sens favorables aux intérêts des grandes entreprises qui le rémunèrent. Cet affaiblissement de la démocratie européenne prend plusieurs formes. Il s’agit de repousser, affaiblir ou même parfois bloquer des progrès nécessaires en termes de réformes sociales, environnementales et de protection des consommateurs.
Trois illustrations des tactiques classiques de lobbying :
1. L’accès privilégié : Au sein du BIOFRAC (Biofuels Research Advisory Commitee) – groupement chargé de conseiller la Commission Européenne sur les politiques innovantes en matière de biocarburants – l’industrie était représentée par 4 compagnies pétrolières, 4 compagnies de biocarburants, une entreprise agro-alimentaire, une entreprise forestière, une entreprise d’énergie et EuropaBio, le grand groupe de pression des entreprises de biotechnologie en Europe. On dénombrait également un agriculteur et 8 universitaires, dont certains avaient des liens étroits avec les industries du pétrole et des biotechnologies, mais aucune organisation environnementale. Le parti pris pro-business du Biofrac était manifeste dans son rapport, publié en juin 2006 et intitulé « Les biocarburants dans l’UE, une vision pour 2030 et au-delà ». Ce document devint un document officiel de la Commission Européenne. La Commission Européenne a créé approximativement 1350 groupes d’experts [2]] similaires au BIOFRAC, qui s’occupent de préparer le travail de législation de l’UE et dont la composition reste assez largement secrète.
2. Le pantouflage [3]] : Jean-Paul Mingasson, ancien Directeur Général de la Direction Générale Entreprise et Industrie de la Commission Européenne entre 2002 et 2004 et du Budget (1989-2002) a quitté la Commission Européenne en 2004 pour occuper les fonctions de Conseiller Général de BusinessEurope [4] . Dans le cadre de ses fonctions au sein de la Commission Européenne, M. Mingasson était personnellement impliqué dans l’élaboration de la législation de révision pour la réglementation des produits chimiques en Europe : REACH, contre laquelle il commença à faire pression en tant que Conseiller Général de BusinessEurope. Des exemples similaires peuvent être retrouvés en grand nombre dans tous les domaines politiques européens.
3. Fausse indépendance : les groupes de pression des entreprises cachent leurs véritables motivations. Les lobbyistes montent des sociétés écrans, prétendent travailler pour des organisations à but non lucratif ou encore financent de soi-disant « experts indépendants ». En 2005, on découvrit que la « Campaign for creativity » (C4C), qui se présentait comme une organisation d’artistes, de musiciens, designers, développeurs de logiciels et autres professions de création était en réalité orchestrée par Campbell Gentry, une agence de relations publiques. C4C a été très active pour faire pression sur les membres du Parlement Européen afin de faire adopter des réglementations favorables aux intérêts des grandes multinationales du logiciel. Bien que leur site web mentionne un vague « soutien » des multinationales du logiciel Microsoft, SAP et de l’association industrielle CompTIA, l’impression d’ensemble était celle d’une campagne menée par des individus. Lorsque l’on demanda à C4C des détails sur son financement, aucune réponse claire ne fut formulée et il demeure difficile de savoir si C4C est réellement une campagne de créatifs professionnels ou si ce n’est qu’une apparence au bénéfice des multinationales qui la financent.
Un cas d’école : la lutte contre la directive REACH
Le projet de règlement REACH [5]] (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals) veut instaurer, sur onze ans, un système d’enregistrement, d’évaluation et d’autorisation de quelque 30 000 substances chimiques. Immédiatement, l’industrie chimique défavorable au projet, nie l’impact sanitaire des produits chimiques. Devant l’afflux de travaux prouvant le contraire [6]], elle se ravise. Ensuite, la commission en charge du dossier [7] a été inondée de prévision exagérant l’impact d’une telle réglementation sur la compétitivité et ses effets désastreux sur le chômage. De plus, une polémique a opposé Greenpeace à la Commission européenne car plusieurs membres de la Commission avaient travaillé auparavant dans l’industrie chimique. Finalement, la directive REACH a été largement édulcorée : deux tiers des substances chimiques prévues ont été écartées de l’évaluation. L’un des rebondissements les plus marquants de l’affaire a été la lettre commune envoyée par plusieurs chefs d’Etats et de gouvernements à Romano Prodi, l’invitant à ne pas mettre en péril la compétitivité européenne des industries chimiques. Le CEFIC (la fédération européenne de l’industrie chimique), branche de l’UNICE [8], son Président le baron Seillière, le transfuge de la Commission M.Mingasson mais également Gerhard Schröder, lui-même convaincu par les lobbies, ont persuadé Tony Blair et Jacques Chirac de cosigner cette fameuse lettre.
L’Initiative Européenne pour la Transparence tourne court
On le voit avec ce dernier exemple, la frontière entre vie publique et intérêts économiques est devenue tellement ténue qu’une clarification du rôle de chacun et la transparence de leurs activités respectives s’imposent. Comme le Commissaire Kallas l’a lui-même déclaré dans un discours devant la Fédération des Associations Européennes et Internationales à Bruxelles : « Personne ne paierait des services de lobbying sans espérer quelque chose en échange – ce quelque chose, c’est de l’influence. » L’idée d’une Initiative Européenne pour la Tranparence (IET) fut initialement débattue entre les Commissaires de l’UE en mai 2005. Elle a été formellement adoptée le 9 novembre de cette même année. A l’issue du débat et de la consultation, la Commission européenne, par l’intermédiaire de Siim Kallas a mis en place un registre d’enregistrement facultatif des représentants d’intérêts oeuvrant auprès de l’Union Européenne. Face à toute cette agitation institutionnelle, plus de 160 organisations de la société civile se sont rassemblées pour lancer la campagne ALTER-EU. Il s’agissait notamment de s’assurer que le processus aboutisse à des règles détaillées et obligatoires sur la transparence et l’éthique des pratiques de lobbying.
Cependant, au sein du processus d’IET, le débat se polarisa rapidement, les adversaires et les partisans des mesures de communication des pratiques de lobbying dominant la discussion : l’EPACA (European Public Affairs Consultancies Association) et la SEAP (Society for European Affairs Professionals), les plus grandes organisations représentant les lobbyistes du secteur privé, se sont opposées à toute mesure de communication obligatoire des pratiques de lobbying, défendant le secret et les accès privilégiés au nom de « l’auto-régulation » ainsi que des codes de conduite et des systèmes d’enregistrement facultatifs. Les lobbyistes commerciaux se sont également opposés à la divulgation d’informations financières vérifiables au sujet de leurs activités, arguant que « l’argent et l’influence sont deux choses différentes », que le processus serait trop lourd et que cela compromettrait le droit à la vie privée de leurs clients – bien que nombre de ces derniers soient basés aux USA et aient déjà, au titre de la législation américaine sur la communication des activités de lobbying, communiqué de telles informations.
ALTER-EU estime qu’un registre facultatif ne parviendra jamais à « recenser aussi précisément que possible l’ensemble des représentants d’intérêts en Europe » et à « garantir que les décideurs et le grand public puissent identifier et évaluer la puissance des forces sous-jacentes à une activité de lobbying donnée » – deux objectifs explicitement définis pour l’IET par la Commission. ALTER-EU exige la création d’un registre obligatoire et la mise en place d’un code de conduite pour les lobbyistes qui devra également comprendre des informations financières concernant les activités de lobbying.
Après bien des atermoiements, la Commission Européenne a lancé un registre facultatif au printemps 2008, pour une période d’essai d’un an. Le registre classe les inscrits en quatre catégories :
1. Les consultants professionnels et les cabinets d’avocats ;
2. Les lobbyistes internes et les associations commerciales ;
3. Les ONG et les think-tanks.
4. Autres
La Commission a aussi entamé des consultations sur un code de conduite pour les lobbyistes et sur la communication d’informations financières. Une évaluation prévue en juin 2009 doit déterminer si le système volontaire est satisfaisant.
Pour ALTER-EU, le registre de la Commission est un échec
Dès l’annonce d’un registre facultatif, Erik Wesselius d’ALTER EU déclarait : « Ce registre de lobbying facultatif tient davantage du geste pour la forme que d’une réelle avancée en matière de transparence ». Un an plus tard, les faits lui ont donné raison. L’enquête d’Alter-EU révèle que moins d’un quart des lobbies bruxellois se sont enregistrés [9]. Les plus grands bureaux de lobby sont absents du registre et les think-tanks le boycottent carrément. De plus, la procédure de dépôt de plainte pour fausse déclaration est inefficace et aucune véritable sanction n’est prévue.
Un exemple illustre particulièrement bien la faillite du registre facultatif : SEAP et EPACA, les deux regroupements défendant les intérêts commerciaux des lobbyistes européens, et certainement ceux les plus regardant quant à leur image. Pendant les quatre années de débat autour de l’Initative européenne pour la transparence, ces deux organisations ont constamment rejeté la nécessité de régulation. Actuellement, 34% des membres de SEAP et 58% des membres de EPACA se sont enregistrés. Cette faible participation est d’autant plus problématique que 55% des fédérations, 53% des consultants et 41% des entreprises n’ont pas l’intention de s’y enregistrer selon un sondage de EurActiv.
Washington DC : une situation imparfaite mais bien meilleure qu’à Bruxelles
La définition états-unienne du lobbying est nettement différente de la définition européenne : la question financière au cœur de sa définition. Selon le Lobbying Disclosure Act de 1995 (LDA), un lobbyiste est un individu :
qui passe au minimum 20% de son temps de travail sur des activités de lobbying pur un client identifié.
qui a des contacts multiples avec les législateurs, les membres du Congrès, des décideurs haut placés ;
et qui travaille pour un client qui le rémunère plus de 5.000$ pour six mois de services. Les entreprises employant des lobbyistes en interne sont tenus de s’enregistrer si les dépenses excèdent 20.500$ par semestre.
Washington DC n’est donc plus, depuis 1995, une zone de non droit pour les activités de lobbying. Le système d’enregistrement [10]] du Congrès américain est obligatoire. Toute violation de la procédure d’enregistrement et de déclaration de ses activités comme de ses financements, ou du code déontologique de la profession, est puni par des amendes et, en cas de corruption avérée, par des peines de prison.
Cette réglementation se traduit également par une base de données accessible au grand public sur internet. Plusieurs ONG se sont saisis de ce registre notamment le Center for responsive politics qui anime le site internet opensecrets.org - le site ressource le plus complet sur les contributions aux campagnes électorales, les données relatives au lobbying et leurs analyses.
On peut également citer le Center for media and democracy qui anime Source Watch, « le guide des noms derrière les nouvelles », ou Public Citizen, l’organisation que Ralph Nader a créé en 1971.
Une urgence démocratique pour l’Europe
Le retard européen est flagrant par rapport aux Etats-Unis et l’urgence à réglementer est réelle. Aujourd’hui, le processus même d’Initiative européenne de transparence, qui avait pour but principal de restaurer la confiance entre les citoyens et leurs institutions, risque de se terminer en une mascarade honteuse. Seule une réglementation forte appuyée par la loi peut mettre un frein à l’action anti-démocratique des entreprises à Bruxelles : les déclarations doivent être obligatoires et les informations financières entièrement disponibles. La coalition citoyenne qui anime la campagne ALTER-EU travaille en ce sens mais seul un véritable rapport de force construit à l’échelle européenne permettra d’imposer une régulation indispensable pour la démocratie européenne.
Le site de la campagne AlterEU : http://www.alter-eu.org/fr/front
[1] Le chiffre est avancé par Siim Kallas, commissaire européen chargé des affaires administratives, d’audit, et de fraude. M. Kallas estime que 10% sont des ONG, 20% représentent des villes ou régions. Les 70% représentent des intérêts industriels.
[2] Près de la moitié de ces groupes comptent des membres non gouvernementaux. 60% des membres non gouvernementaux représentent l’industrie (394 de 652). Ces groupes d’experts ne sont étrangement pas considérés comme des représentants d’intérêts.
[->http://www.alter-eu.org/en/sy...
[3] Les contacts personnels et les connaissances internes sont essentiels dans le jeu du lobbying. Les rapides chassés-croisés entre les institutions de l’UE et le secteur privé garantissent aux entreprises une forte influence sur les processus de décision. C’est une pratique classique : [->http://revolvingdoors.wikidot.co m
[4] La confédération des industriels européens, anciennement appelée UNICE. Elle est présidée par Ernest-Antoine Seillière.
[5] Une chronologie de l’affaire, ici très condensée, peut se lire ici : [->http://www.europe-ecologie.co...
[6] [->http://citron-vert.info/artic...
[7] À noter que c’est une victoire des organisations écologiques. La commission industrie devait à l’origine se charger du dossier.
[8] Unice, BussinessEurope
[9] 1488 enregistrements volontaires au 25 mai 2009 représentant 493 bureaux bruxellois, soit 22,8% de l’estimation de la Commission (2600 groupes ayant des bureaux à Bruxelles)
[10] [->http://lobbyingdisclosure.hou...
Mouvements, le 23 juin 2009
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