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07/11/2010

Sourire et compter

François Rosset

S’il y a un « nouvel esprit du capitalisme », l’évaluation en est la lettre. Bien plus qu’une manière de mesurer les performances de chacun, et bien moins qu’une manière de les récompenser justement, l’évaluation, dans l’entreprise, n’est pas une technique : c’est une éthique, un doux commandement, une belle exigence — être soi, en mieux. Peut-on rêver plus bel horizon ?
Nous vivons les vies qu’on nous propose, empruntons les corridors qui nous sont notifiés, à seule fin de « gagner notre vie » ; mais cela, il faut l’accomplir bien, continûment, il faut plaire, et à bref délai, puis plaire encore, au fil du temps. Et enfin, plaire à tout jamais en convenant à un procès d’amélioration de soi dont le vocable « formation continue » ne désigne que l’étroite face lumineuse. Le salarié jouit d’une liberté haute, celle de se bonifier, d’atteindre à une adéquation de plus en plus étroite avec les travaux qu’on lui confie ainsi que les méthodes qu’il doit mettre en œuvre pour y parvenir. (On dit « l’esprit maison » dans les entreprises vieille France, on parle de process dans toutes les autres.) Il ne tient qu’à l’employé de procéder à cette distillation de soi, de consentir à ce geste de raffinage dont, après tout, il sera le premier bénéficiaire, et dont l’entreprise qui l’emploie recueillera le fruit « de seconde main ». D’ailleurs, nombre de patrons affirment ne croire qu’en l’autoformation, qui est le seul état d’esprit garant d’une bonification véritable de l’individu. « Aide-toi… », ce commandement ancien prend une nouvelle jeunesse, et une efficacité économique accrue dès lors que les employés se forment effectivement de leur propre initiative, empruntent la voie de l’autodidactisme et que les budgets officiellement alloués à cet emploi (1 % patronal…) sont subrepticement dévolus à autre chose. Un employé qui s’amende est donc un employé « normal », un bon employé est celui qui se fait un point d’honneur d’acquérir à marche forcée, le week-end ou le soir, un savoir supplémentaire. L’échelle « Bon, Normal, Mauvais » est glissante, elle compte bien plus de gradua tions entre Bon et Normal qu’entre Normal et Mauvais. (Tout en haut, à un pas du Ciel, cette échelle s’interrompt : les détenteurs du capital ne sont par définition soumis à aucune évaluation, ils ont quitté le domaine de la Preuve.) Et il existe de Très Bons employés, qui ne sont pas nécessairement des Jaunes, des vendus, des êtres dévorés d’ambitions personnelles, mais simplement des individualités qui ne conçoivent pas le travail autrement que sur le mode du plus-de-travail ; des êtres qui se veulent d’une disponibilité absolue, qui ne rechignent à rien ; ceux-là offrent leur temps, reviennent sur leurs pas alors qu’ils étaient déjà habillés, sur le pas de la porte (pour aider par exemple un collègue plus besogneux, répondre à un appel d’offres tombé là, un vendredi soir, ainsi qu’un mauvais coup de théâtre.) En vacances, ils sont joignables, et ils emportent de leur bureau autant qu’une automobile peut en contenir, etc. Leur activisme est parfois accueilli avec un sourire par la direction, puisque dans l’entreprise comme dans la vie, il n’est pas rare que l’on manifeste de la condescendance à l’endroit de ceux sur lesquels on s’appuie le plus fortement. La Novlangue managériale possède un adjectif pour désigner ces « éléments-là » : ils sont proactifs. L’amour de la précision dont se targuent les ressources humaines n’est pas parvenu à donner de ce néologisme une définition univoque. Il s’agit, dans l’esprit, de quelque chose de plus subtil, en même temps de plus ample qu’un vulgaire « en faire plus ». Ce vocable désigne néanmoins une qualité qui, à écouter les dirigeants d’entreprise, n’est pas beaucoup plus définie que l’ancienne distinction entre vierges folles et vierges sages. D’ailleurs, tant il est vrai que la taxinomie d’entreprise, la compréhension des organisations sont un travail délicat, un exemple de conceptualisation des types d’employés est resté célèbre, qui à l’orée des années 1970 proposait de répartir les vendeuses de magasins en deux types : les Clitoridiennes (qui vont au-devant du client, anticipent ses désirs et, idéalement, le suscitent) opposées aux Vaginales (qui se contentent d’une posture d’attente, ont de leur rôle une conception que résume l’adjectif « passif »). Célèbre car une contre-enquête révéla que les premières étaient rémunérées à la commission, les secondes au fixe. Être proactif aujourd’hui comme hier, du temps où ce mot n’existait pas, c’est mettre les bouchées doubles afin, selon le mot même qu’emploient les dirigeants d’entreprise, de les décharger, eux, de telle ou telle partie de leur travail. C’est aller au-devant de tous et de tout, susciter et satisfaire, rassasier le client tout en lui redonnant de l’appétit. Ce serait le rôle adopté par un échelon intermédiaire qui se rêverait aussi élevé que l’échelle entière. Et la progression du salaire est bien sûr indexée sur ce phantasme à demi formulé. Ce qui est accompli est systématiquement jaugé à l’aune d’un « voilà ce que nous aurions attendu de vous ». Il aurait fallu accomplir davantage, ou bien autrement ; si l’on est expérimenté, il aurait fallu « former des collègues afin que le savoir se transmette », ce qui est en contradiction avec ce pilier implicite du capitalisme moderne : individualisation de la rémunération à la hauteur de la compétence (de la « valeur ajoutée ») dont chacun est le réceptacle singulier, et progression personnalisée qui constitue ce que tout employé conscient de ce qu’il est nomme sa « carrière ». De sorte que le salarié est, année après année, ou bien trop ceci ou bien pas suffisamment cela, puisque le point (mystérieux) sur lequel il était attendu s’avère être un autre que celui-là sur lequel il a fait porter son effort. Cette interminable partie de bonneteau n’exclut pas les compliments. « Vous êtes incontournable » est au plan rhétorique l’un des plus désarmants —, il est en réalité un synonyme de l’autre mantra, « nul n’est irremplaçable ». Car (et peut-être là encore, l’entreprise n’est qu’une mauvaise métaphore de la vie) sans doute que chacun peut être remplacé ; sans doute, chacun est tôt ou tard une proposition insuffisante, un pis-aller, l’objet d’un deuil plus ou moins sincère. Et les ouvriers sont de moins en moins les seuls à faire cette expérience douloureuse, ce qui rend d’autant plus admirable, et mystérieux, leur attachement à l’usine, à l’atelier, au site en dépit de la dureté de leur vie professionnelle, comme s’ils établissaient une séparation absolue entre leur travail, leur « outil de travail », et les conditions dans lesquelles s’exerce ce travail, la dureté de l’encadrement. La chose même est sauvée au prix d’un pardon accordé à tout ce qui la rend telle qu’elle est. Or, s’il veut survivre dans le capitalisme moderne, le salarié doit cultiver vis-à-vis de l’entreprise un détachement, un cynisme désabusé comparables à ceux que manifestent les fonds de pension.
Ce jeu incessant avec les aspirations de l’employé du rang est mené tambour battant par des supérieurs qui ne sont, en droit aussi bien qu’en fait, pas « meilleurs » qu’il ne l’est. Mais c’est là une règle de fonctionnement aussi aberrante et pérenne que le phénomène qui fascinait tant Kafka : les ouvriers venant mendier réparation dans les bureaux de sa société d’assurance alors que les préjudices dont ils étaient les victimes auraient justifié qu’ils se livrassent au sac des locaux en question. On peut entendre des employés se justifier auprès de leurs collègues du fait qu’ils vont chercher un nouveau travail au moyen de cette formule : « Comme cela, je saurai ce que je vaux sur le marché ! » Le « marché », cette place ancestrale au milieu de la cité, place sur laquelle on se rend, en pleine lumière, vêtu de ses plus beaux atours, afin d’être mesuré, jaugé, reconquis, dans l’espoir de réapprendre à désirer. Mais l’évaluation ne se restreint pas à une relation entre l’individu et sa hiérarchie immédiate. Elle se délègue également, afin d’appuyer le jugement sur des bases indiscutables. Dans les sociétés de service, ce rôle est dévolu aux « enquêtes mystère ». L’employeur confie à une officine « experte » la mission d’appeler une agence France Telecom, une agence bancaire sous le masque du client ordinaire afin de soumettre ses guichetiers, son centre d’appels à un scénario problématique et urgent. Tous les aspects de la relation nouée durant cette crise factice, depuis la qualité de l’accueil (du sourire, car le sourire est aujourd’hui une valeur en soi, un objet de préoccupations comme le savent les caissières) jusqu’à la pertinence des solutions proposées, seront notés ; le verbatim des conversations sera restitué au commanditaire. Si les agences sont en réseau, elles pourront ainsi être comparées les unes aux autres, la finalité étant de distribuer les satisfecit mais également les blâmes. La devise d’un séminaire organisé par le Medef à l’automne dernier résumait cette nouvelle victoire de la transparence sur l’obstacle : « Benchmarkez, c’est la vie ! » En français, cela signifie : « Donnez-moi une échelle de mesure et je saurai vous dire qui est supérieur à qui, où se love l’incompétence, et je trancherai les rets de la fainéantise, je confondrai l’assistanat ! » (Trois mois plus tard, l’UIMM, frère d’armes déjeté ou nocive mouche du coche, dut choisir la mort, en tout cas l’obscurité, pour que Mme Parisot ait trouvé à son endroit les accents d’une colère qui semblait ne pas être en carton.)
Mais baste ! « Évaluation » n’est en aucun cas synonyme de « récompense ». Comme disait Léon Bloy dans un autre contexte, si ce malentendu pouvait disparaître, tout irait mieux « à la surface de notre globe réconcilié ». L’évaluation est dans le monde du travail une bonne feuille de vigne, car ce qu’elle cache doit demeurer caché. Ce contre quoi elle fait écran constitue pour tous un poison, à savoir l’enfer de la petite demande, de la récrimination. Il faut toujours voir les choses comme si l’on était en haut, se satisfaire de ce qu’ont les autres et œuvrer à accroître leur contentement. Est à ce prix la faveur du jugement porté sur vous. En réalité, si vous parvenez à vous tenir sur cette pointe généreuse le jugement disparaîtra et vous entrerez de plain-pied dans le cours de l’existence. Mme Parisot en appelle à une parousie réaliste et féconde : l’innocent a les mains pleines de choses qu’il doit se soucier de rendre à ceux qui en savent beaucoup plus long que lui sur toutes ces questions.

http://www.vacarme.org/article1607.html

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