Voilà bientôt 30 ans qu’on nous rabat les oreilles avec la « lutte contre le chômage »... Les dispositifs se succèdent, et leurs échecs successifs incitent les gouvernements à pousser toujours plus loin la flexibilité et la précarité du travail. A l’échelle européenne se définit un véritable « modèle social » élaboré sur fond de chômage de masse.
Après dix années de « rigueur » et un taux de chômage culminant à 10,8 %, François Mitterrand affirmait en 1993 : « En matière de lutte contre le chômage, tout a été essayé et tout a échoué. [1] » Pas découragé pour autant, Chirac affirme après son élection, en 1995, « notre bataille principale a un nom : la lutte contre le chômage [2]. » Une priorité réaffirmée pour son second mandat... Et reconduite par le gouvernement actuel, qui annonçait encore au début de l’année 2010 qu’il se focaliserait sur la « lutte contre le chômage ».
A l’échelle européenne, la « politique de l’emploi » de la Commission fait son petit bonhomme de chemin, depuis son lancement à la fin des années 90 ; au Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, les chefs de gouvernements de l’UE, prenant acte de l’échec des dispositifs de lutte contre le chômage, s’accordèrent pour pousser plus loin la « modernisation du modèle social européen » , en emboitant le pas aux propositions de la Commission [3]. Dont l’examen s’avère riche en enseignement sur la nature de ce « modèle social européen ».
« Modèle social européen… Je ne comprends pas bien le sens de cette expression [4] » affirmait en 2005 le commissaire Bolkestein. Les Dessous de Bruxelles lui proposent un petit cours de rattrapage sur la question.
« Activation » des politiques de l’emploi
Deux mesures phares ressortaient du Conseil européen de Lisbonne : « l’activation » des politiques de l’emploi et la « flexibilisation » en droit du travail. Des mesures censées permettre « mobilisation accrue sur le marché du travail [5] » des Européens pour davantage contribuer à la croissance.
Ainsi « l’activation » des politiques de l’emploi suppose de sortir de leur torpeur les chômeurs, incités à la fainéantise par des allocations de chômage trop élevées. « La différence entre le revenu du travail et le revenu lié au chômage ou à l’inactivité devrait être telle qu’elle encourage les personnes à accéder au marché du travail [6]. » Il s’agirait en d’autres termes de « rendre l’emploi financièrement attrayant ». Dans cette logique, le chômage se présente avant tout comme la conséquence d’un choix individuel qui privilégierait l’inactivité à l’emploi, du fait de mauvaises incitations.
Ces orientations se sont traduites concrètement, partout en Europe, par la diminution des indemnités du chômage, des pensions de retraites, ainsi que le durcissement des conditions pour les allocations et minima sociaux. C’est notamment dans ce contexte que doit être comprise la fusion « Pôle Emploi » (2009) entre l’ex-ANPE et les ex-ASSEDIC, la mise en place du RSA ou encore les réformes Hartz en Allemagne (2003-2005) [7].
La politique de « vieillissement actif » vient s’ajouter à ce dispositif pour, d’un côté encourager à la réforme de systèmes de retraite [8] et, de l’autre, mettre en œuvre les dispositifs pour « inciter » au maintien dans l’emploi des seniors [9]. La nécessité de l’emploi des seniors est affirmée comme incontournable en raison du vieillissement de la population dans tous les pays européens.
La flexibilisation en droit du travail : exclus contre inclus
Un autre concept phare de la « modernisation » des politiques de l’emploi à la sauce bruxelloise porte sur la flexibilisation du marché du travail. Le Conseil européen des 22 et 23 mars 2005 expliquait ainsi que « pour les travailleurs et les entreprises de nouvelles formes d’organisation du travail et une plus grande diversité des modalités contractuelles, combinant mieux la flexibilité et la sécurité, contribueront à l’adaptabilité. »
Il semble que le contrat à durée indéterminée, qui organise encore la grande majorité des relations au travail dans la plupart des pays européens, ne soit pas en odeur de sainteté auprès de la Commission et des gouvernements européens, qui encouragent à recourir davantage aux contrats atypiques (CDD, temps partiel, intérim…). L’objectif est notamment d’accélérer les évolutions se déroulant au niveau national pour promouvoir un « autre modèle contractuel », en lieu et place du contrat à durée indéterminée. C’est le « dialogue social » à la sauce bruxelloise.
L’Union européenne a, en la matière, une compétence limitée et « soutient et complète l’action des États membres [10] ». Toutefois, la Commission rendait public fin 2006, un Livre vert intitulé « Moderniser le droit du travail pour relever les défis du 21ème siècle ». Ce Livre vert fut suivi en juin 2007 d’une Communication de la Commission « Vers des principes communs de flexicurité [11] ».
Selon la Commission, le marché du travail serait « trop protégé ». Pour lutter contre la division entre les exclus, outsiders, et les intégrés, insiders, il faut accroître la flexibilité de ces derniers. Le chômage et la précarisation des premiers sont le produit de la trop forte protection des seconds : les protections prévues par le droit du travail (notamment les obstacles au licenciement) de même que les allocations chômage sont présentées comme des obstacles à l’emploi.
La suppression des normes de protection de l’emploi, l’assouplissement des règles d’embauche et de licenciement, la généralisation de la flexibilité et de la précarité du travail ? Tout cela relève de la « lutte contre l’exclusion »... Délices de la rhétorique bruxelloise.
Plein emploi… Ou travail forcé ?
Des objectifs chiffrés ont été fixés pour la stratégie Europe 2020, qui précisent le « taux d’emploi » à atteindre d’ici 2020 dans les différents pays européens ; il s’agit de « porter à 75 % le taux d’emploi des femmes et des hommes âgés de 20 à 64 ans, notamment grâce à une plus grande participation des jeunes, des travailleurs âgés et des travailleurs peu qualifiés, ainsi qu’à une meilleure intégration des migrants légaux [12]. » Un choix pas tout à fait neutre. En focalisant l’attention sur le « taux d’emploi », la Commission propose un changement radical avec les habitudes qui prévalent dans de nombreux pays, où l’indicateur central était (et demeure) le « taux de chômage ».
A la différence du taux de chômage, qui ne concerne que les actifs, le taux d’emploi concerne l’ensemble de la population, qu’elle souhaite travailler (actifs) ou non (inactifs). L’objectif proposé par la Commission couvre par ailleurs un spectre d’âge particulièrement étendu, puisqu’il va… de 15 à 64 ans. Un gouvernement de bonne volonté ne manquera pas de mettre en place les conditions pour permettre le travail des jeunes dès 15 ans (pour leur permettre de payer les frais de scolarité et financer les études) ainsi que pour un « vieillissement actif » des personnes âgées, qui permettra avantageusement de donner un complément au faible montant de leurs pensions de retraite.
Faut-il préciser que le « taux d’emploi » proposé par la Commission ne prend pas du tout en compte la nature des contrats, la qualité des emplois et le niveau des salaires ? Ainsi, pas de différence entre emplois précaires, à temps (très) partiel, avec de véritables emplois. Notons que le nombre de personnes travaillant à temps partiel est passé de 17% à 21% dans l’UE-15 entre 1997 et 2008… des miettes d’emplois, occupés très majoritairement (80%) par des femmes.
Des causes structurelles du chômage de masse
Les politiques de l’emploi affirment s’attaquer au problème de l’emploi en prônant la « modernisation » du marché du travail, alors même que les politiques économiques mettent en place les conditions d’un chômage structurel en Europe. Il suffit d’examiner la doctrine économique promue à l’échelle de l’UE, dans la continuité des politiques de rigueur définies dans le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité, pour s’en persuader. Ainsi, en 2000, les gouvernements européens s’accordaient pour « entretenir les conditions d’une évolution saine de l’économie [13]. »
Outre la baisse des prélèvements obligatoires sur les entreprises et le contrôle des budgets publics, qui exerce une forte contrainte sur l’emploi public, il s’agit de mettre en place une politique active de « modération salariale », au titre de la « lutte contre l’inflation » [14]. A de nombreux égards, la formule simpliste « économie saine » suppose « inflation maîtrisée » suppose « modération salariale » a été le fer de lance de la baisse des salaires réels dans l’UE. On peut s’empresser de rigoler (de peur...) en constatant outre-Atlantique les succès d’une « économie saine » où les salariés se sont vu obligés de compenser les baisses de salaires par le recours au crédit... avec les conséquences qu’on connaît.
Il existe plusieurs leviers de « modération salariale », qui permettent de faire avantageusement pencher le « dialogue social » dans le bon sens (celui de la stagnation voire de la baisse des salaires). Entre autres, le libre-échange est consacré et utilisé comme outil de discipline salariale : l’impact direct des délocalisations sur l’emploi est difficile à mesurer, mais la menace de la délocalisation surtout est un puissant outil de modération salariale.
Au sein même de l’UE, la mise en concurrence des territoires par le dumping social pratiqué de fait dans le cadre du marché unifié, et les politiques « actives » de flexibilisation, de précarisation du monde du travail, permettent aux entreprises d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et d’intensifier le travail pour augmenter les profits. De plus en plus favorable aux profits des entreprises, le système d’imposition pèse de moins en moins sur les assiettes mobiles (le capital) et de plus en plus sur les assiettes immobiles (le travail). Il redistribue à l’envers par des exonérations fiscales toujours plus nombreuses (crédit d’impôt recherche etc.).
Le résultat ? La part salariale dans la valeur ajoutée depuis les années 1980 ne cesse de diminuer. Ce qui engendre un équilibre durable de sous-investissement et de sous-emploi ; anticipant une baisse du « pouvoir d’achat » des ménages [15], les entreprises ne sont pas incitées à investir mais plutôt à placer leurs capitaux sur les marchés financiers.
Le déficit de consommation causé par la modération salariale, et le non remplacement des emplois détruits par le progrès techniques (dans un contexte de marchés industriels stagnants) engendrent un chômage durable qui pèse à son tour sur les salaires. La dépression salariale et l’endettement corollaire alimentent les bulles financières et renforcent le pouvoir des financiers, qui imposent leur diktat de rentabilité parfois au détriment de toute considération industrielle... La boucle est bouclée.
Un modèle de société sous tension
Les orientations des politiques économiques européennes contribuent ainsi à maintenir un chômage et un sous-emploi important ; Partant de cette donnée, les politiques européennes de l’emploi n’ont d’autre ambition que de permettre la « gestion » de cette tension sur le marché du travail.
A travers les mots d’ordre de « flexisécurité », ces politiques ne sont pas seulement « libérales », au sens où elles visent à revenir sur les systèmes sociaux existant en Europe. Elles sont également coercitives. Aujourd’hui, les pressions sont toujours croissantes sur les chômeurs. Les évolutions intervenues depuis les années 1990 dans un grand nombre de pays ont été très nettement défavorables aux chômeurs, avec « le durcissement des critères d’éligibilité, la réduction des montants et des durées d’indemnisation, [et] le renforcement des contrôles [16] ». Avec la crise, ces orientations se renforcent encore davantage.
La flexibilisation en fait (menace du chômage) et en droit (développement des contrats atypiques) creuse les inégalités au sein du salariat. Et ce n’est pas seulement le niveau des revenus qui est ainsi flexibilisé, mais aussi les conditions de travail : intensification du travail, durcissement des contraintes horaires (temps partiels subis, heures supplémentaires imposées…), entre autres. Plus largement, ce sont les conditions de vie qui sont aussi dégradées, avec le développement d’une flexibilité anxiogène, de l’insécurité sociale, de déséquilibres entre vie personnelle et vie professionnelle [17]
Georges Pérec avait donné une image qui pourrait éclairer M.Bolkestein sur la question du « modèle social européen » ; une île, W, où les habitants sont des athlètes contraints à la compétition et qui deviennent obsédés par la victoire - condition de leur survie. Une société toute entière tournée vers la « compétitivité »... où l’on découvre finalement que les performances des athlètes sont dérisoires :
« Il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23"4, le 200 mètres en 51" ; le meilleur sauteur n’a jamais dépassé 1,30m [18]. »
Eric Scavennec
Lire le texte du dernier chapitre de W ou le souvenir d’enfance[1] Les faux pas de la politique économique européenne ; Alternatives Economiques Hors-série n° 056 - février 2003
[2] Déclaration après son élection en 1995.
[3] Le Conseil européen de Lisbonne, qui rassemblait en mars 2000 les chefs de gouvernements de l’UE, adopte le programme décennal de la stratégie de Lisbonne préparé par la Commission, qui se proposait notamment de « moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l’exclusion sociale ; Conclusion de la présidence du Conseil européen de Lisbonne, 23-24 mars 2000. »
[4] Frits Bolkestein, France Inter, 6 avril 2005
[5] Conseil d’Analyse Stratégique & Fondation Robert Schuman, La stratégie de Lisbonne, une voie européenne dans la mondialisation, 2007 : http://www.strategie.gouv.fr/IMG/pd...
[6] Décision du Conseil du 22 juillet 2003 relative aux lignes directrices pour les politiques de l’emploi des États membres
[7] Une des mesures phare des réformes Hartz fut une réduction très forte des indemnités versées aux chômeurs qui refusaient d’accepter des emplois en dessous de leur qualification. La réforme, très radicale, contraignait les chômeurs à réviser à la baisse leurs exigences sur les emplois qui leur étaient proposés. Elle a permis de faire baisser nettement le chômage officiel, qui est tombé en dessous de 4 millions, mais elle a provoqué un déclassement social d’une ampleur jamais vue depuis la fin de la deuxième guerre mondiale : en 6 ans, ce sont 6,5 millions d’Allemands qui ont basculé de la « classe moyenne » vers la « classe défavorisée » et aujourd’hui les trois quarts de la population s’inquiètent pour leur avenir.
[8] Lire : Bruxelles a besoin de vous jusqu’à 70 ans, Presseurop, 8 juillet 2010, http://www.presseurop.eu/fr/content...
[9] Décision du Conseil du 22 juillet 2003 relative aux lignes directrices pour les politiques de l’emploi des États membres
[10] Article 153 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
[11] Après flexisécurité, puis flexsécurité, c’est maintenant visiblement le terme flexicurité qui a le vent en poupe.
[12] Conclusions du Conseil européen des 25 et 26 mars 2010.
[13] Conclusions du Conseil européen des 25 et 26 mars 2010.
[14] « Grâce à une politique monétaire axée sur la stabilité et soutenue par des politiques budgétaires saines dans un climat de modération salariale, l’inflation et les taux d’intérêt sont peu élevés, les déficits publics ont été réduits de façon remarquable et la balance des paiements de l’UE est saine ; Conclusion de la présidence du Conseil européen de Lisbonne, 23-24 mars 2000. »
[15] A moins que ceux-ci n’entrent dans une spirale d’endettement pour y pallier, avec les conséquences catastrophiques que l’on a pu observer lors de la crise des subprimes
[16] Florence Lefresne, « Regard comparatif sur l’indemnisation du chômage : la difficile sécurisation des parcours professionnels », Chronique internationale de l’IRES¸ n° 115 : Indemnisation du chômage : débat sur les réformes, novembre 2008, p. 3-28, http://www.ires-fr.org/IMG/File/C11....
[17] « Les efforts productifs s’intensifient toujours, et, phénomène devenu central aujourd’hui, les normes de temps de travail se diversifient en horaires courts et longs, en calendriers traditionnels ou glissants, fluctuants… Au sein des mêmes collectifs de travail, on observe de plus en plus fréquemment des modalités variées d’organisation des durées et des horaire de travail… » Michon F., Longues durées de travail, temps flexibles, temps contraints. Les nouveaux enjeux du temps de travail, Revue de l’IRES, N° 49 - 2005/3
[18] Georges Pérec, W ou le souvenir d’enfance, Gallimard coll. "l’imaginaire", 1993, 219p.
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