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08/11/2010

La famille à contretemps

Laurent Lesnard

23 % des couples ont aujourd’hui des journées de travail fortement désynchronisées. Les incidences sur la vie de famille amènent le sociologue Laurent Lesnard à parler de familles désarticulées.
Ysa T. travaille à temps partiel dans le nettoyage. Ses horaires de travail sont décalés le matin (6 h 30 - 9 h 30) et il lui faut compter un total de trois heures de transport. La journée de travail de son mari, lui aussi dans le nettoyage, est quant à elle décalée en soirée (14 h ‑ 22 h). Au quotidien, Ysa et son mari ne font que se croiser, leur famille est désarticulée. Comme la famille d’Ysa T, des millions de familles françaises combinent aujourd’hui deux emplois (70 % des couples en 2002) et vivent un quotidien tributaire de la concordance des emplois du temps des deux conjoints. La sociabilité familiale est alors en jeu, au risque, comme c’est le cas pour la famille d’Ysa, d’une complète désarticulation. Quelles proportions donner à ce phénomène ?

Des horaires de moins en moins standard

Un certain nombre d’éléments suggèrent que les horaires de travail sont de moins en moins standard et que la désynchronisation prend de l’importance. Les politiques successives de dérégulation du temps de travail menées depuis les années 1970 apparaissent à cet égard déterminantes et offrent aux entreprises une souplesse de plus en plus grande dans la gestion des salariés (1). Cumulées, ces réformes leur permettent d’organiser la durée et les plages horaires de travail de leurs salariés en fonction de leurs besoins. En particulier, elles permettent aux entreprises du secteur des services de ne recourir à leurs salariés qu’aux heures d’affluence qui sont le plus souvent situées aux marges de la journée de travail standard. Pendant longtemps, les enquêtes classiques n’ont pas permis d’apporter des éléments empiriques solides sur ces questions.
C’est ce manque que viennent combler les enquêtes « Emploi du temps » menées par l’Insee en 1985-1986 et 1998-1999 (1er encadré ci-dessous). Elles permettent d’identifier quatre grands types de journées de travail conjugales : standard, longue, décalée et partielle.
• La journée standard. Elle est composée de deux journées de travail aux horaires relativement standard (de 8 h - 9 h à 17 h - 18 h), la journée de travail conjugale standard est le type de journée conjugale le plus synchrone (70 % - deux à trois heures de décalage par jour). En 1999, cette journée ne représentait plus que 44 % des journées de travail conjugales, contre 50 % douze ans plus tôt.
• Les journées longues. Elles se caractérisent par au moins une longue journée de travail (dix heures ou plus) au sein du couple. Moins synchrones que la double journée standard (58 %), elles représentaient une journée sur dix en 1999.
• Les journées atypiques. Le principal type de journée de travail atypique (18 % en 1999) est la journée décalée. Composée d’au moins une journée décalée (le matin, le soir ou la nuit), ce type de journée de travail conjugale est également le moins synchrone (23 % en moyenne - neuf heures de décalage par jour) et peut parfois même être complètement désynchronisé lorsqu’un conjoint travaille le jour et l’autre la nuit.
• La journée partielle. La journée de travail conjugale partielle (16 % en 1999) comprend quant à elle au moins une journée partiellement travaillée, le plus souvent celle de la femme. Au total, entre 1985 et 1999, la désynchronisation a augmenté de 12 %.
Dans la très grande majorité des cas, ces différentes formes de journées de travail conjugales ne résultent pas des choix des conjoints. Elles découlent des horaires de travail imposés par leurs employeurs. Ceux qui ont la possibilité d’organiser librement leurs horaires de travail ne représentent qu’un couple sur dix ; et dans la plupart des cas (79 %), ils optent pour une journée de travail conjugale standard et synchrone. Mais la très grande majorité n’a d’autre choix que de s’accommoder des horaires qui leur sont assignés par leurs employeurs. Ainsi, lorsque les horaires sont fixés par l’entreprise pour les deux conjoints, les journées de travail standard ne représentent plus que 42 % alors que les journées décalées fortement désynchronisées atteignent 25 %.
Ce résultat n’est guère surprenant puisque les horaires de travail sont un paramètre économique important pour les entreprises qui ajustent à tout moment le nombre de salariés (en particulier faiblement qualifiés) à la quantité de travail nécessaire. De fait, les horaires de travail des salariés reflètent leur position dans le système économique : plus elle est élevée (diplôme, salaire, etc.) et plus la probabilité d’avoir des horaires de travail standard ou longs est élevée ; moins la position est élevée et plus la probabilité est forte d’avoir des horaires décalés, synonymes de journées de travail conjugales fortement désynchronisées. Alors que les horaires décalés le matin et la nuit sont plus courants pour les ouvriers, ce sont les horaires fragmentés et décalés le soir qui dominent pour les employés peu qualifiés des services. Loin d’être un choix, la désynchronisation est imposée individuellement aux salariés peu qualifiés. Subie et reflétant les inégalités individuelles en matière d’horaires de travail, la désynchronisation est aussi une nouvelle forme d’inégalité pour les couples.

Une nouvelle inégalité sociale pour les familles

Pour bien comprendre toutes les conséquences de cette nouvelle inégalité sociale pour la famille, il est nécessaire de revenir à la nature du lien familial tel que le définissait Émile Durkheim (2). Selon lui, la famille se caractérise par des relations entre des personnes et un ensemble d’activités de production (travail domestique, travail à la campagne, gestion de biens, ce que Durkheim nomme les choses). Mais aujourd’hui, la famille tend de plus en plus à se réduire à du lien. Son rôle comme unité de production perd de l’importance, et la dissociation entre l’économie (qui est hors de la famille), et le relationnel s’accroît. Or le travail sépare de plus en plus les membres de la famille, alors que les exigences du relationnel exigeraient de passer du temps ensemble.
La généralisation des couples biactifs constitue à cet égard une étape majeure dans ce processus. Elle consacre une plus grande symétrie dans la division conjugale du travail rémunéré et des ressources économiques qui affaiblit plus encore l’organisation familiale des activités de production et tend à les rabattre principalement sur la seule division du travail non rémunéré. Le poids toujours croissant des personnes dans le lien familial est également lié au processus d’individualisation des identités. Si la famille est aujourd’hui le principal lieu de la création d’identités individualisées (3), elle contribue également à la formation d’une identité conjugale et familiale. La vie quotidienne et tout particulièrement les discussions (4) sont le support de ce processus de cocréation d’identités individuelles et familiales. Passer du temps ensemble est donc devenu essentiel pour la famille contemporaine puisque ce sont les activités de tous les jours sur lesquelles repose le lien familial.

Passer du temps ensemble

Cette hypothèse est confirmée par l’analyse des trois différents types de sociabilité familiale. Ceux-ci sont repérés à partir des carnets des enquêtes emploi du temps : 1) la sociabilité conjugale (les deux conjoints sans leurs éventuels enfants), 2) la sociabilité parents-enfant (les deux parents et au moins un enfant), 3) la sociabilité père ou mère-enfant (un parent avec au moins un enfant). Les sociabilités conjugales et parents-enfant reposent sur les repas, la télévision et les autres loisirs. Elles sont en forte progression entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990. Alors que le temps que les mères passent seules en compagnie de leurs enfants se structure essentiellement autour du travail domestique et des soins, la sociabilité père-enfant relève principalement des loisirs, et tout particulièrement de la télévision. Ces deux types de temps parentaux ont fortement augmenté, notamment pour ce qui concerne le temps consacré au loisir. Passer du temps ensemble est de plus en plus important pour la famille contemporaine.
Cette aspiration est contrariée pour les couples dont les horaires sont désynchronisés. De plus, cette moindre sociabilité familiale n’est que très partiellement contrebalancée par les possibilités de relais parentaux qui apparaissent avec le manque de concordance des horaires de travail des parents. Le temps que les pères désynchronisés passent seuls avec leurs enfants n’augmente que très marginalement alors que le reste de la sociabilité de ces familles diminue nettement. Ainsi la désynchronisation, fruit des inégalités sociales, mine les fondements de lien familial contemporain. Elle désarticule la famille et la fragilise.
À ce jour, la seule politique publique qui prend en compte cette fragilisation de la famille est une loi britannique entrée en vigueur en 2003 qui veut imposer aux entreprises la prise en compte des souhaits horaires des salariés, lorsque ceux-ci souhaitent des horaires de travail plus compatibles avec leur vie de famille. Mais les entreprises peuvent se soustraire à cette obligation dès lors que la demande des salariés apparaît incompatible avec la bonne marche des affaires. Autant dire que cette disposition affaiblit pour le moins l’efficacité de la loi et que le défi qui se pose à nos sociétés pour éviter la fragilisation d’une partie des familles reste entier.

NOTES :
(1) J. Freyssinet, Le Temps de travail en miettes. Vingt ans de politique de l’emploi et de négociation collective, L’Atelier, 1997.
(2) É. Durkheim, « La famille conjugale », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. XCI, n° 1, 1921.
(3) F. de Singly, Les Uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien, Armand Colin, 2003.
(4) P. Berger et H. Kellner, « Marriage and the construction of reality. An exercise in the microsociology of knowledge », Diogenes, n° 46, 1964 

http://www.scienceshumaines.com/la-famille-a-contretemps_fr_25023.html

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