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15/08/2010

Les milliardaires philantropes et l’impôt

Chem ASSAYAG

Quarante milliardaires américains ont annoncé, à l’initiative de Warren Buffet et de Bill Gates, leur intention de donner plus de la moitié de leur fortune à des œuvres caritatives et/ou philanthropiques. L’initiative s’appelle « The Giving Pledge » (http://givingpledge.org/), littéralement l’engagement à donner et s’inscrit dans la grande tradition philanthropique américaine.

C’est une bonne nouvelle bien qu’elle ne soit sans doute pas exempte d’arrière-pensées pour un certains nombre de signataires (à ce stade il ne s’agit pas d’un engagement légal mais « moral », cela fait de la « bonne » publicité, les avantages fiscaux pour ce type d’opérations aux USA sont très importants).

Au-delà de l’aspect factuel que représentent des dizaines de milliards de dollars de dons pour de bonnes causes cette annonce pose un certain nombre de questions intéressantes dans le contexte de crise économique que nous connaissons depuis 2008 et plus précisément, par un détour inattendu, sur le rôle de l’Etat et de l’impôt.

Du profit au don

Lorsque l’on regarde la liste des donateurs potentiels ce sont essentiellement des « self made men » ; peu d’héritiers dans la liste mais une grande majorité de gens qui ont bâti d’immenses fortunes en une génération en créant leur entreprise, ou en jonglant avec des produits financiers.

A ce titre la figure de Bill Gates est emblématique ; il crée Microsoft en 1975 et devient en une vingtaine d’années l’un des hommes les plus riches du monde. Cette richesse est bâtie sur la valorisation des parts de Microsoft que détient Bill Gates. Cette valorisation est elle même assise sur les profits très confortables générés par Microsoft, profits rendus possibles par la situation de quasi-monopole de Microsoft et des pratiques commerciales souvent très discutables. Pour simplifier Bill Gates devient très riche car Microsoft est capable de capter une part très importante de la valeur ajoutée, et ce au détriment des autres acteurs de la chaîne de valeur et notamment des clients finaux qui payent pour les produits Microsoft un prix sans lien avec les coûts de l’entreprise. La fortune de Bill Gates ce sont les quelques dollars que des centaines de millions d’individus ont accepté de payer au-delà d’un profit classique. Si Bill Gates a gagné beaucoup d’argent c’est que nous avons été prêts à le lui donner… en effet c’est la rapidité de sa constitution et le montant de la fortune de Bill Gates qui constituent une anomalie même dans un contexte d’économie capitaliste. Aussi d’une certaine façon en distribuant une grande partie de sa fortune Bill Gates ne fait donc que restituer ce qu’il a pris (et c’est tout à son honneur car nombreuses sont les personnes riches qui ne le font pas).

Dans le cas de Warren Buffet on peut même considérer que la fortune accumulée n’est pas le fruit d’une vraie création de richesse ; Warren Buffet est un investisseur très doué qui gère le fonds d’investissement Berkshire Hathaway. Il place – intelligemment – son argent et en retire les fruits. Là encore une forme de restitution à la société dans son ensemble paraît assez logique.

On peut enfin penser qu’un certain nombre des donateurs sont devenus très riches sans vraiment faire attention aux pratiques sociales de leurs entreprises ou à la « casse » créée par leur stratégie d’investissement. C’est l’aspect « pompier pyromane » de l’affaire. Au quotidien j’applique les règles d’un capitalisme brutal sans état d’âme, qui se traduit par des licenciements, de la souffrance au travail, voire parfois l’exploitation de certains, et après–coup j’œuvre pour le bien de la société. Dans ces cas on pourrait même voir un certain cynisme en action, dont George Soros – qui n’est pas sur la liste - est un parfait exemple.

Charité et solidarité

Les donateurs, quels qu’ils soient, sont évidemment libres de décider les causes qu’ils souhaitent servir ; elles relèvent de leurs choix, leurs idées, et parfois de leurs intérêts.

Mais rien ne garantit la pertinence de ces choix : il peut y avoir des effets de mode, des causes plus visibles que d’autres, des sensibilités personnelles… C’est normal mais sans doute pas optimal. Cela procède en effet d’une vision où la charité – initiative personnelle et discrétionnaire – remplace la solidarité – initiative collective et « contrainte » ou automatique. Or la solidarité a ceci d’intéressant qu’elle est censée se mettre au service des intérêts du plus grand nombre. Les arbitrages doivent se faire au nom de tous et sous le contrôle démocratique des citoyens qui élisent leurs représentants.

Prenons un exemple : imaginons qu’un des milliardaires de la liste décide de verser des centaines de millions de dollars pour soutenir des groupes anti-IVG. Ces groupes sont puissants aux USA et tout à fait légitimes. Qu’en dirait-on de ce côté de l’Atlantique ? Trouverait-on cette généreuse donation toujours aussi charmante ?

Les choix particuliers ont ceci de dangereux et de normal qu’ils sont particuliers, ils peuvent être pertinents, ou pas, mais en tout cas ils ne sont pas légitimes ; s’en remettre à eux au lieu de faire confiance aux choix collectifs – pas toujours pertinents non plus mais légitimes - est un grand risque. En outre en mettant un coup de projecteur sur certaines causes et en leur allouant des sommes considérables les grands donateurs peuvent créer une distorsion au détriment d’autres causes qui l’instant t peuvent être plus urgentes et concerner plus de monde.

En fait la philanthropie à grande échelle n’est que le pendant du lent démantèlement des politiques de solidarité publiques.. comme dans un grand effet de vases communicants. Elle participe de la grande privatisation du monde qui consiste à transférer la gestion des systèmes collectifs aux intérêts et aux profits privés. Car a contrario on pourrait penser que dans un monde utopique et idéal la philanthropie ne devrait pas exister car elle ne serait pas nécessaire.

Une solution simple : l’impôt

Depuis le début des années 80 un travail de sape a été entrepris par les tenants d’un capitalisme dérégulé pour délégitimer l’impôt. Une des raisons essentielles de ce travail est de favoriser les classes les plus aisées, et notamment les propriétaires du capital (argument qui ne sera évidemment jamais mis en avant par les partisans du système). En général pour justifier ce rejet de l’impôt « honni » deux types d’arguments sont utilisés :

- Les sophismes idéologiques : « il n’est pas normal que quelqu’un paye plus de x% d’impôt » (justification type du bouclier fiscal). On énonce une fausse vérité qui a pour elle la simplicité de l’évidence. Trop d’impôt c’est mal. Mais pourquoi ? Sur quels critères se base-t-on ? L’économie tourne-t-elle moins bien ? Pourquoi les taux d’imposition étaient plus élevés auparavant sans freiner l’activité ? Pourquoi mettre un plafond à 50% et pas 40 ou 60% (explication : 50% c’est la moitié, ça frappe les esprits) ?

Evidemment en passant ou oublie de préciser que l’impôt sert à payer des services collectifs dont nous bénéficions tous (l’école, la justice, la police…) et que l’argent collecté ne part pas dans un grand trou - ce qui ne dispense pas bien entendu de s’interroger sur l’utilisation de cet argent- disparaissant pour toujours dans les limbes du gaspillage…sans parler de l’effet redistributif de l’impôt qui a priori concerne les citoyens les plus défavorisés,

- L’absence de service rendu : un autre angle d’attaque est celui qui met en avant l’inefficacité des services publics et donc l’inutilité de nos impôts. Cet argument est plus gênant car très habile ; en effet en réduisant les impôts on diminue la capacité de l’Etat à financer des services de qualité...et donc on accroit la propension du citoyen à se demander à quoi servent ses impôts puisque visiblement ils ne sont pas bien utilisés.. on alimente ici un superbe cercle vicieux et à terme plus personne ne comprend l’utilité de s’acquitter de ses impôts d‘où l’imparable logique qui consiste à le supprimer…

Mais de façon paradoxale ce que nous dit l’initiative américaine c’est qu’au lieu de s’en remettre à la philanthropie de généreux milliardaires il suffirait de rétablir le rôle de l’impôt pour arriver au même effet et en mieux : d’abord en ayant de vrais impôts progressifs sur les revenus et surtout en ayant des impôts très élevés sur les successions importantes. En outre cela dynamiserait nos sociétés car rien de pire que des sociétés de rentiers où les positions sociales sont figées à la naissance. Ceci est incidemment à l’opposé des choix fiscaux effectués en France depuis quelques années.

Par exemple que se passerait-il pour Bill Gates et Warren Buffet si on taxait automatiquement à 90% leur patrimoine au-delà d’un milliard de dollars ; il ne se passerait rien…leurs enfants, les enfants de leurs enfants, les enfants des enfants de leurs enfants… ne connaitraient jamais aucun souci financier et en même temps la collectivité pourrait décider du meilleur usage de cet argent de façon plus transparente et s’assurerait automatiquement – car la philanthropie comme l’homme est aléatoire - des ressources très importantes.

Ici il ne s’agit en aucun cas de considérer que l’innovation, la création de richesses, ou le profit c’est mal, mais qu’au-delà de certains montants (un milliard de dollars ça laisse une marge) l’impôt devrait être une évidence.

Ainsi par un curieux détour les milliardaires américains nous disent que la meilleurs philanthropie c’est l’impôt.

http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/les-milliardaires-philantropes-et-79663

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