Féministe depuis 1968, mais pas doctrinaire. Voilà comment se revendique Irène Théry, sociologue du droit, de la famille et de la vie privée, auteure d’un ouvrage remarqué, le Démariage, et plus récemment De la Distinction de sexe (parus chez Odile Jacob). Rétive aux catégorisations simplistes, entre hommes machos et femmes victimes, elle préfère regarder comment se jouent et se nouent les relations entre les deux sexes, depuis que nous sommes sortis de la société hiérarchique.
Son credo : l’égalité hommes-femmes ne se réduira pas à une politique réussie de quotas équilibrant les places et les rôles entre les deux sexes. Cela passera aussi par une refonte globale de notre système de relations sociales. Pour elle, nous ne sommes qu’aux prémices de cette révolution. Couple, famille, parentalités, filiation, elle nous donne ici sa vision des reconfigurations possibles de notre société. Ses prises de position peuvent déconcerter, reste que ses analyses et ses arguments apportent une certaine sérénité à des débats qui en manquent souvent singulièrement.
Un rapport préconise 40 % de femmes à la tête des entreprises françaises d’ici à six ans. Après la loi sur la parité, la marche vers l’égalité avec les hommes est-elle en bonne voie ?
Irène Théry : Parmi les questions qui suscitent le plus d’espoir, il y a légitimement celle d’imaginer des sociétés construites sur cette valeur d’égalité de sexe. Mais il faut bien voir que cette idée, portée aujourd’hui comme la valeur cardinale de nos démocraties, est très nouvelle. Elle date des années 1970. Auparavant, en France, et même si la Révolution avait proclamé l’égalité des individus, notre société admettait une hiérarchie des sexes dans la vie publique ou familiale. Le vote des femmes ne date que de 1945 et l’abandon de l’autorité maritale et paternelle de 1970. En fait, nous ne savons pas ce qu’est une société fondée sur le principe d’égalité des sexes. En tout cas, il me semble bien naïf de penser que parce qu’on ne fera plus de différence entre un homme et une femme ou qu’on aura mis 50 % de femmes dans une assemblée, on sera dans l’égalité. La parité ne peut être présentée comme un idéal d’égalité. Pour moi, elle enferme les femmes dans une moitié d’humanité, les poussant à « challenger » entre elles.
Mais c’est bien par là qu’il faut en passer tout de même ?
La parité - ou les quotas - est un mal nécessaire qui doit être temporaire. Sur le fond, je pense qu’avec ces mesures d’autocontrainte on se donne l’apparence d’avoir résolu le problème. Car on ne touche pas aux causes de cet état de fait : les difficultés de la conciliation vie familiale-vie professionnelle, toutes choses qui expliquent pourquoi les femmes sont absentes de ces lieux. Si nous voulons vraiment avancer du côté de l’égalité des sexes, il faudra bien cesser de considérer ces difficultés comme d’ordre privé. Puisque nous ne voulons plus du partage entre un monde masculin et un monde féminin, mais un monde mixte, où l’on a à la fois le bonheur de la vie privée et la gloire de la réussite - professionnelle, sociale, ou politique -, l’avenir passe par la socialisation des rapports aux enfants, aux malades, aux personnes âgées... Je ne trouve pas choquant d’exiger des entreprises qu’elles s’en préoccupent. La question des crèches, de l’organisation du travail le soir (dans l’Europe du Nord, les cadres arrêtent bien à 18 heures), de la grossesse doivent sortir du domaine privé.
La route risque d’être encore longue ?
Cela évolue, dans les entreprises, notamment, qui ont compris que développer des programmes d’égalité des sexes est bon pour leur image. Et que favoriser les carrières des femmes n’est pas contraire à leurs intérêts. Mais c’est vrai, cela évolue mieux dans les grands groupes que dans les petites entreprises ; dans les bureaux mieux que dans les supermarchés, et dans le tertiaire mieux que dans l’agroalimentaire. Cela dit, on ne peut plus se contenter du discours stéréotypé prévalant depuis 35 ans, qui porte une vision de l’égalité comme une montée vers le paradis à 50-50. Non, l’égalité, c’est le refus d’une société organisée sur un mode hiérarchique où la femme est englobée par l’homme. Nous en sommes sortis, mais désormais il nous faut affronter la grandeur et la misère de l’égalité. Comme l’a dit le philosophe Cornelius Castoriadis : « L’égalité n’est pas une réponse, c’est une nouvelle manière de poser les questions. »
Quelles questions se posent déjà, qui préfigurent notre avenir ?
Quand on est entré dans la démocratie, il y a deux siècles, on n’avait plus les problèmes de la société monarchique, mais on a commencé à découvrir ceux de la démocratie. Aujourd’hui, on doit se frotter à ceux générés par l’égalité des sexes, et regarder comment l’émancipation des femmes redéfinit la filiation, la parenté, les normes sexuelles et bien évidemment le couple. Autrefois c’était 1 + 1 = 1. L’homme représentait lui-même et son couple. On disait, par exemple, Mme Jacques Gauthier. Désormais, c’est 1 + 1 = 2. Ce qui devient central, ce sont deux personnes ayant chacune leur voix, leur opinion, leur point de vue, leurs valeurs. On est dans le duo, comme en musique ou en danse, où les deux partenaires doivent pouvoir jouer leur partition. Au point que, lorsque le duo ne fonctionne plus, on a le sentiment que le couple se vide de sa substance.
Le divorce va-t-il devenir la règle générale ?
Les générations à venir vont devoir se confronter à un nouvel enjeu : comment faire durer un couple, devenu plus contractuel, où l’on ne reste pas ensemble quoi qu’il arrive. Mais on ne peut se contenter de dire que le divorce sera banalisé. Car toutes les études le montrent, le rêve d’une vie en commun partagée, d’un amour qui dure toujours reste extrêmement fort. On n’est pas du tout passé à l’idée que la vie est une polygamie terrienne. Or, si on veut imaginer l’avenir, il faut partir des valeurs des gens. Et il ne me semble pas que, du point de vue affectif, on revendique le CDD (contrat à durée déterminée) ! Personne ne souhaite vieillir seul, on va encore chercher à avoir des relations à long terme.
Quelles solutions peuvent trouver ces nouvelles questions ?
Une de celles qui se dessine consiste à faire la distinction entre le couple au sens de la relation affective et sexuelle (mon copain, ma copine) et le couple au sens de « la vie commune partagée », avec projet de vie et d’enfant. C’est un phénomène nouveau : les gens font désormais bien la différence entre ces deux types de relation, qui sont d’ailleurs socialement acceptés. De 17 à 30 ans et plus, la société a admis une période où les jeunes adultes vivent des relations qui ne sont pas de l’ordre de la vie commune. Et les familles l’ont compris. Elles savent bien qu’elles ne doivent pas « familialiser » outre mesure les relations des petits amis de leurs enfants, pour permettre qu’une séparation soit possible sans être un drame. En organisant une vie dans laquelle des relations qui ne sont pas de conjugalité sont admises et possibles pendant longtemps, notre société apporte une réponse partielle à la question du risque de divorce. Il y en aura encore, mais peut-être un et pas deux au cours d’une vie.
À quelles recompositions familiales peut-on s’attendre ?
Difficile de faire des pronostics. Nous sommes dans une société qui expérimente et élabore ses normes. Mais il y en a une déjà en marche : l’accession à la parentalité des homosexuels. Plus on s’éloigne d’une conception naturaliste du partage des rôles féminin et masculin au profit d’une approche culturelle, plus on pense que deux hommes ou deux femmes peuvent très bien faire un couple. Aujourd’hui, la conception de l’homosexualité a changé. Ce n’est plus une pathologie ni une sexualité inférieure, et ceux qui aiment des personnes du même sexe veulent vivre ouvertement avec elles, les aimer, avoir une place familiale et éventuellement ne pas renoncer à avoir des enfants.
Comment allons-nous appréhender ce que l’on peut qualifier de rupture anthropologique ?
Il y a trop d’écart entre ce que nous sommes en train de vivre et la façon dont on en parle. Nous sommes déjà dans une société qui accepte qu’il y ait plus d’un homme et d’une femme dans la conception d’un enfant, que ce soit avec l’adoption ou les procréations médicalement assistées (PMA). Mais nous continuons malgré tout de vouloir ramener la parentalité à un père et à une mère, pas un de plus, pas un de moins. On efface les donneurs (les enfants n’ont pas le droit de savoir qui est leur géniteur). On a fait la même chose auparavant avec l’adoption en taisant ses origines à l’enfant. Les questions sur l’engendrement, la filiation... l’homoparentalité nous oblige à les affronter. C’est un paradoxe. Mais notre société, qui organise plusieurs sortes de parentalités : plus de deux dans l’engendrement (avec les inséminations artificielles) ou dans l’histoire biographique (avec l’adoption), plus de deux dans l’éducation au quotidien (avec les recompositions familiales), sans admettre autre chose qu’un seul père et une seule mère, est dans le déni du réel. Le jour où l’on assumera cette réalité, on pourra débattre plus sereinement de l’homoparentalité.
Avec l’égalité des sexes, l’individu prend beaucoup d’importance. Comment éviter le piège d’une société qui revendique toujours plus de droits particuliers ?
Si on veut penser l’avenir, il faut aborder les nouvelles questions posées à nos sociétés, sans renoncer à nous interroger sur ce qui nous maintient ensemble. De fait, l’égalité des sexes s’accompagne d’un approfondissement de l’individualisme, au sens positif du mot, c’est-à-dire où l’individu incarne l’humanité tout entière. Rien à voir avec une certaine idéologie individualiste qui nierait notre dimension relationnelle sociale. Une société comme une collection d’individus, ça ne va pas. Il nous faut réinventer une anthropologie de l’égalité qui entrelace le féminin et le masculin, pour faire société ensemble.
Propos recueillis pas Armelle Breton, pour le magazine La Vie n° 3335 du 30 juillet 2009
http://www.inegalites.fr/spip.php?article1278&id_mot=27
Sem comentários:
Enviar um comentário