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19/08/2010

Écologie, écologie : l’écologie existe-t-elle ?

Charlotte Nordmann

Le « développement durable » est-il une notion soute-nable ? L’écologie est-elle soluble dans le productivisme et le capitalisme ? L’écologie vise-t-elle à relever un défi simplement technique, ou doit-elle poser dans toute sa radicalité une question politique ? Pour André Gorz, la réponse ne fait aucun doute : l’écologie politique doit être ancrée dans la critique du mode de production capitaliste et de l’aliénation dans le travail, et, loin de légitimer l’accroissement du pouvoir des experts, elle doit au contraire viser la réappropriation par les individus de la maîtrise sur leur vie.

Ecologica est un recueil d’articles et d’entretiens d’André Gorz, paru en 2008, quelques mois après sa mort. Il s’agissait pour Gorz, avec cet ouvrage, à la fois d’évoquer la genèse de ses analyses et de livrer le dernier état de ses réflexions sur la situation actuelle. L’essentiel des textes (les deux tiers du recueil) a été écrit dans les dernières années de sa vie, de 2005 à 2007, et développe les thèses auxquelles il était alors parvenu, et qu’il avait notamment développées dans L’Immatériel (2003). Les autres textes, qui courent de 1975 à 1992, manifestent les continuités de sa pensée et le sens de sa contribution au mouvement de l’écologie politique.

Ecologica est le lieu de clarifications salutaires. Le lecteur sera ainsi peut-être surpris de constater qu’il n’y est pas tellement question d’émissions de CO2, ni de crise du pétrole. C’est que l’écologie politique, comme le souligne Gorz, n’est pas identifiable aux « politiques de « préservation du milieu naturel » » qui, s’appuyant « sur l’étude scientifique de l’écosystème, cherche[nt] à déterminer scientifiquement les techniques et les seuils de pollution écologiquement supportables, c’est-à-dire les conditions et les limites dans lesquelles le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi sans compromettre les capacités autogénératrices de l’écosphère » (p. 45). Pour celles-ci, en effet, il ne s’agit pas de pacifier nos relations à la nature, mais seulement de la « ménager (au double sens de «ménagement et demanagement) ».

Or l’écologie politique ne doit pas être assimilée à ce qui n’est en fait qu’une recherche anxieuse des moyens de préserver l’industrialisme et le productivisme, motivée par la menace d’une apocalypse imminente. Gorz nous rappelle ainsi que le mouvement écologique est né bien avant que la survie de l’humanité ne soit mise en question : son enjeu est à l’origine la lutte contre « la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoir économiques et administratifs », de sorte que la défense de la « nature » doit ici s’entendre moins comme la défense d’un « milieu naturel » que comme celle d’un « monde vécu » (p. 49), où les individus peuvent s’épanouir parce qu’ils sont capables de le comprendre, d’y agir et de le maîtriser. L’engagement de Gorz dans le mouvement de l’écologie politique a d’abord ce sens, celui de la recherche des moyens de maximiser l’autonomie des individus, leur libération vis-à-vis tant de la nécessité matérielle que des contraintes construites par l’organisation capitaliste du procès de travail. Sa question est donc moins celle des rapports de l’homme à « la Nature », comme entité absolutisée, que celle des rapports des hommes à leur milieu, au monde vivant, naturel mais aussi social, dans lequel ils s’inscrivent. Il va ainsi jusqu’à mettre en garde contre les risques de «pétainisme vert, d’écofacisme » ou de «communautarisme naturaliste » (p. 15) que porte en germe le respect de principe pour « la Nature », antérieur à la considération de l’« exigence éthique d’émancipation du sujet ».

L’écologie politique est donc d’abord un mouvement de protestation contre l’aliénation produite par le développement de l’industrialisme. Ce n’est que plus tard, au début des années 1970, lorsqu’il a été mis en évidence que la poursuite de l’impératif de croissance menaçait directement la survie de l’humanité, que ces revendications sont apparues comme fondées sur une nécessité objective.

Écologie et capitalisme

On pourrait à première vue se « réjouir » (si l’on peut oser le mot) de ce tournant : enfin, les principes de « l’écologie » apparaîtraient comme relevant de la nécessité, enfin, tous (citoyens, industriels, capitalistes) seraient mis comme «au pied du mur», contraints à prendre les mesures qui s’imposent. Tous pourraient ainsi désormais s’associer dans un souci commun : permettre la prolongation du monde tel qu’il est – et qu’il soit toujours possible d’acheter des berlines grâce aux filtres à particules.

Le problème – et c’est le mérite de l’ouvrage de Gorz que de le mettre clairement en lumière1 –, c’est que « l’écologie » n’existe pas, et que les impératifs de «ménagement» de la nature peuvent prendre des sens tout à fait différents.

Si l’on estime que les impératifs écologiques relèvent simplement de la science, et non de la politique, on pourra accepter qu’ils soient mis en oeuvre de façon autoritaire, par des lois et des règlements contraignants, des « taxations, des subventions et des pénalités » (p. 46), qui déposséderont plus encore les individus de leur capacité de décider collectivement de leur vie, sans changer rien aux mentalités ni aux valeurs construites par le système économique et social actuel. Les conséquences de la reconnaissance de l’urgence écologique iraient alors radicalement à l’encontre de la recherche d’un accroissement de l’autonomie collective des individus : « La prise en compte des contraintes écologiques se traduit ainsi, dans le cadre de l’industrialisme et de la logique du marché, par une extension du pouvoir techno-bureaucratique» (p. 47).

Ce qui est masqué, dans ce cadre, c’est le fait qu’il ne peut y avoir de politique écologique sans rupture avec la logique capitaliste. Lorsqu’on ne reconnaît pas cette contradiction, on peut en venir à croire que l’impératif de « respect de l’environnement » va s’imposer de lui-même et à tous, comme s’il relevait de la simple rationalité, du « bon sens » qui, comme on le sait, « finit toujours par prévaloir ». Mais le capitalisme repose sur l’exigence d’une croissance constante, de l’augmentation continue du volume de marchandises produites et consommées, ce qui est directement contradictoire aussi bien avec la prise en compte du caractère fini des ressources naturelles qu’avec la rupture avec l’idée que ces « ressources » n’existeraient que pour être « exploitées ». Toute la rhétorique du « développement durable » relève de ce fantasme de continuer comme avant aussi longtemps que possible, « buying time » à coups de mesures de protection d’un « milieu environnant » dont on craint qu’il ne soit bientôt tellement endommagé qu’il ne soit plus capable de supporter son exploitation. Or cette rhétorique a ceci de terrible que, paraissant prendre en compte les impératifs écologiques, elle fait en réalité obstacle à la reconnaissance de l’urgente nécessité de mesures radicales. Mais si la rupture avec la logique de croissance constante apparaît nécessaire, reste à savoir si ces mesures seront mises en oeuvre de façon autoritaire ou si elles émaneront des individus eux-mêmes, si leur adoption sera le lieu d’une dépossession plus profonde encore ou au contraire d’une réappropriation. C’est en tout cas seulement si l’on assume qu’il y a là un enjeu proprement politique que l’écologie peut être émancipatrice.

Dépasser l’aliénation du salariat
et de la marchandisation


Dès lors, les textes présentés dans Ecologica développent deux questions conjointes: ils s’attachent, d’une part, à analyser le type d’aliénation produite par le capitalisme, la façon dont celui-ci parvient à déposséder les individus de la maîtrise sur leur vie, mais aussi à informer leurs désirs, et, d’autre part, ils visent à cerner la crise dans laquelle ce système se trouve, selon Gorz, acculé, depuis ces vingt dernières années, et à montrer les voies qui s’esquissent déjà pour en sortir.

S’il est devenu «écologiste avant la lettre » (p. 14), dans les années 1950, c’est en effet, nous explique Gorz, parce qu’il a été frappé par la façon dont le capitalisme parvenait à soumettre le consommateur à la production, à le façonner pour servir les intérêts du capital : loin que la production serve les besoins des individus, c’est pour satisfaire le développement des forces productives qu’on a délibérément accru, et de façon massive, les désirs et les besoins des consommateurs, grâce à la publicité notamment (p. 135-136). On est ainsi parvenu à oblitérer entièrement la norme, autrefois si centrale, du « suffisant » (p. 58-64). Alors que les travailleurs, tant qu’ils ont été maîtres du procès de travail, réglaient leur conduite sur cette norme et ne travaillaient qu’autant qu’il était nécessaire pour satisfaire leurs besoins, l’organisation capitaliste du procès de travail a entraîné les travailleurs dans la logique du « toujours plus », les empêchant désormais de percevoir même une limite à leurs besoins. Vendant leur temps, et donc leur vie, les travailleurs en attendent en échange de l’argent (p. 134) – et peut-on imaginer, en effet, qu’une quelconque somme d’argent soit suffisante pour réparer cette perte ? Gorz note que le capitalisme a organisé historiquement, par des efforts consciencieux, la centralité du travail, en exigeant des ouvriers qu’ils travaillent à plein temps plutôt que ponctuellement, et en préférant même accorder des congés plutôt que de réduire le temps de travail, car le temps des congés peut être réduit à une « interruption de la vie active», isolée du reste de l’existence, dédiée à la seule consommation, et donc n’accroître en rien l’autonomie de la vie de tous les jours (p. 64).

Le plus ancien des articles, daté de 1975, décrit à propos du cas de la voiture ce processus par lequel on suscite chez les individus le désir de biens dont ensuite ils deviennent radicalement dépendants, par une combinaison subtile de publicité et de contraintes matérielles. Ce processus absurde qui transforme un bien de luxe en produit de consommation de masse, et une source de liberté en contrainte presque incontournable, qui informe et déforme toute la vie, finit par apparaître aussi comique que tragique.

Gorz développe par ailleurs l’analyse, inspirée des thèses d’Ivan Illich, selon laquelle l’organisation même du procès de travail est « incapacitante », dans la mesure où la spécialisation, la parcellisation et la hiérarchisation des tâches interdisent toute autonomie aux individus. On comprend dès lors les distances prises par Gorz vis-à-vis du « socialisme » (p. 17 et p. 116) : dans la mesure où celui-ci ne se donne pour but que l’appropriation des moyens de production, ou la répartition plus équitable des produits du travail, sans que les moyens de production du capitalisme ne soient eux-mêmes critiqués, il ne peut être véritablement émancipateur 2.

Les limites du capitalisme :l’économie de la connaissance
et la catastrophe écologique


Mais, selon Gorz, cet asservissement des individus par le procès de production touche à sa fin. Le capitalisme serait en effet confronté à ses limites, tant internes qu’externes. D’un côté, l’impossibilité de poursuivre indéfiniment la croissance étant donné les conséquences dramatiques qu’aurait l’augmentation des émissions de CO2 et leur contribution au réchauffement climatique. De l’autre, la « dématérialisation du travail et du capital » (p. 108), le fait que, à l’en croire, la source de valeur ne soit plus aujourd’hui d’abord le travail, le temps investi dans le processus de production, mais bien plutôt l’« esprit » ou les « savoirs », qui échappent à la quantification temporelle et surtout produisent des biens qui ne peuvent être concrétisés dans des marchandises appropriables et monnayables2 3.«Le problème auquel se heurte «l’économie de la connaissance » provient du fait que la dimension immatérielle dont dépend la rentabilité des marchandises n’est pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle n’est lapropriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci ; elle n’est pas, de par sa nature, privatisable, et ne peut, par conséquent, pas devenir une vraie marchandise » (p. 36-37).La valeur est désormais issue avant tout d’activités qui produisent essentiellement des « biens communs », non privatisables, ou de façon extrêmement précaire.

Cette situation tend également à détruire non seulement le plein-emploi, mais «l’emploi lui-même» (p. 114 et p. 141-143), le travail salarié étant de moins en moins le facteur essentiel de la production de valeur. Les conséquences de cette évolution sont terribles aujourd’hui étant donné la centralité du travail et le fait qu’il conditionne l’essentiel des droits et des protections des individus, mais elle pourrait cependant s’avérer positive, en ce qu’elle pourrait être l’occasion de sortir de l’enrégimentement dans le travail salarié (ce qui suppose cependant que le développement d’un chômage de masse s’accompagne de la critique du discours de glorification du travail et de culpabilisation des chômeurs, encore extrêmement puissant).

D’après Gorz, le capitalisme serait même proche de prendre conscience de la contradiction qu’il traverse, puisqu’il « reconnaît dans « la connaissance », dans le développement des capacités humaines, la force productive décisive », en même temps qu’il « ne peut disposer de cette force qu’à condition de ne pas l’asservir. Le droit des hommes à exister indépendamment de ce « travail » dont l’économie a de moins en moins besoin est désormais la condition dont dépend le développement d’une économie dite de la connaissance » (p. 153). Cependant, reconnaître que les activités les plus productrices de richesses échappent à la logique de la marchandisation et du salariat implique de rompre radicalement avec la logique capitaliste, de sorte qu’on ne peut pas s’attendre à ce que soit instituée pacifiquement et progressivement une quelconque forme de « revenu d’existence », qui répondrait à cette situation.

L’autonomie passera par l’État

Il y a donc selon Gorz une autre sortie possible du capitalisme que le développement d’une économie de guerre, d’une tyrannie technocratique, rendue nécessaire par la raréfaction des ressources naturelles (si tant est, d’ailleurs, qu’une telle évolution implique nécessairement une « sortie du capitalisme », ce qui reste à démontrer) : cette autre voie ne relèverait même pas de l’utopie à proprement parler, puisqu’elle serait déjà en développement dans les pratiques des « dissidents du numérique», dans le mouvement des « logiciels libres », dont l’activité échapperait radicalement à la logique de la marchandisation. Ces pratiques seraient le laboratoire d’une autre société, d’autres valeurs et d’autres rapports sociaux, échappant à la logique économique.

D’autres expérimentations lui semblent moins probantes : il évoque notamment ce qu’il appelle les « utopies nostalgiques » (p. 116) ou le «retour à l’économie domestique et à l’autarcie villageoise » (p. 104). N’éprouvant pas le besoin d’en faire une critique en bonne et due forme, il semble estimer qu’il ne s’agit là, précisément, que d’« utopies », que rien dans l’état de choses existant ou dans les évolutions en cours ne serait à même de soutenir. Par ailleurs, il suggère aussi que de telles voies risqueraient de nous asservir, d’une autre manière, à la « sphère de la nécessité», aux nécessités matérielles, alors qu’il s’agit précisément de trouver les moyens, nécessairement collectifs et politiques, de nous affranchir de ces nécessités autant qu’il est possible, en dégageant le maximum de temps pour des « activités autonomes, collectives ou individuelles, ayant leur but en elles-mêmes » (p. 105)4. On voit ici encore combien est directrice pour lui la visée de l’émancipation humaine – visée qui exige que l’on cherche toujours à circonscrire les activités ressortissant de la « survie », même lorsque les circonstances semblent imposer que l’on se préoccupe de celle-ci avant tout autre chose. Dans cette perspective, les conditions de l’émancipation ne peuvent être garanties sans le soutien de l’État, seul capable de réguler la production et la distribution des biens nécessaires, de même qu’il est seul en mesure d’organiser la dispensation d’un revenu garanti à tous (p. 104). La critique de la mainmise de la technocratie n’implique donc absolument pas, chez Gorz, le fantasme d’une indépendance vis-à-vis de l’État : il s’agit non pas de rompre avec l’État, mais d’accroître le contrôle collectif sur cet outil indispensable. Les conditions d’une maximisation de l’autonomie de chacun sont donc politiques non seulement au sens où elles engagent un collectif, mais où elles ne peuvent être assurées indépendamment de l’État (p. 67)3 5.

L’enthousiasme de Gorz suscitera peut-être des réserves : on peut douter de l’ampleur du mouvement des « dissidents du capitalisme numérique », quand il l’estime à rien moins qu’à « un tiers de la population active » des États-Unis (p. 22) ; on peut se demander si cette mise à la disposition de tous des dernières avancées de la technique, bien qu’elle ait sans doute des conséquences majeures en termes d’accroissement de l’autonomie (comme on le voit avec le développement dans divers pays du « Sud » de la production locale, par exemple, d’ordinateurs, ou avec la production de médicaments génériques) est vraiment déterminante, face à la destruction matérielle des conditions de la vie par la poursuite, malgré tout, de la «croissance» (le capitalisme, en effet, n’a pas l’air si soucieux que cela du fait qu’il aurait atteint ses « limites externes », contrairement à ce que suggère Gorz, et l’on peut se demander à partir de quel moment le fait que le monde soit devenu littéralement invivable pour une bonne partie de l’humanité apparaîtra comme un problème pour le capitalisme). Mais on aura tout intérêt à s’inspirer de son attention aux « mouvements réels abolissant l’état de choses existant », à la diffusion d’autres valeurs et de pratiques dissidentes, dans l’impasse manifeste où se trouve actuellement le système économique et social mondial. En pointant la dualité de l’écologie, susceptible, selon la façon dont elle est entendue, soit de renforcer l’asservissement des individus à la technocratie, soit de permettre leur réappropriation collective de leur vie, et en rappelant la primauté de l’émancipation, que ne doit pas masquer l’impératif de survie, aussi pressant soit-il, il nous éclaire également sur les récifs et les écueils qui nous guettent à présent que tous s’exclament : « Comment peut-on ne pas être écologiste ? ! »

http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=402

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