Le gouvernement par la peur est une recette aussi vieille que la domination
Depuis l’Antiquité jusqu’aux dictatures bureaucratiques et policières qui continuent de sévir ici et là sur la planète, en passant par les régimes totalitaires de funeste mémoire, les gouvernants n’ont jamais renoncé à inspirer la crainte pour obtenir l’obéissance des gouvernés.
Néanmoins, on sait, sans même avoir lu les Cahiers de prison de Gramsci, qu’il s’agit là, au moins sur le long terme, d’une politique… à risques, et que pour obtenir des dominés l’acceptation de leur condition le consentement vaut toujours mieux que la coercition. Multiples sont les moyens d’y parvenir, et c’est à leur aune que l’on mesure d’ordinaire les avancées « démocratiques » de l’oligarchie capitaliste[1]. L’un d’eux, d’apparition récente, mérite toutefois de retenir l’attention dans la mesure où, par suite d’un retournement qui pourra paraître à première vue paradoxal, la peur en constitue à nouveau l’ingrédient principal, mais instrumentalisée de telle sorte qu’elle se transmue en adhésion.
Cette étrange alchimie opère en trois temps, dont chacun correspond à la composante idéologique spécifique qu’il conviendra d’introduire dans les « cerveaux disponibles » – pour reprendre la formulation d’un grand prêtre de la manipulation médiatique de masse. Le premier temps, celui de l’inquiétude, voire de l’angoisse, sera consacré à déverser dans lesdits cerveaux toutes les bonnes (ou, surtout, mauvaises) raisons de s’effrayer du monde tel qu’il va… ou ne va pas, afin de persuader leurs détenteurs qu’ils vivent dans une société désormais régie par « le risque ». Le deuxième temps est celui de la conjuration. « Le risque », sous ses différentes facettes, sera exorcisé grâce à l’application à toutes fins utiles d’une panacée à vocation universelle : le « principe de précaution ». Le troisième temps est celui du soulagement provoqué par l’annonce de la bonne nouvelle : la possibilité d’un « développement durable ». Un soulagement sous conditions, toutefois, et toujours provisoire, qui explique que ce troisième temps ne soit pas le dernier – nous verrons comment –, les deux autres devant être sans cesse réactualisés pour que celui-ci exerce pleinement ses effets.
De ce qui précède ressort l’un des traits majeurs qui distingue la peur, brutale, diffusée dans le corps social, propre aux régimes où l’oppression rime avec la répression, de celle, insidieuse, que l’on instille dans les esprits « en démocratie » pour s’assurer de leur docilité. Dans un cas, la menace vient expressément du pouvoir d’État lui-même ; dans l’autre, elle vient d’« ailleurs » – encore qu’avec la notion de « société du risque » (nous y reviendrons) on ne sait plus trop qui menace qui : la société, en créant « le risque », ou celui-ci, en pesant sur celle-là ? Quoi qu’il en soit, la peur n’émane pas de la même source, du moins pour qui doit la ressentir. Car, bien qu’il se veuille libéral et non autoritaire, on va voir que, dans sa version « démocratique », c’est encore l’État, en y incluant ses différentes branches locales décentralisées et les officines para-étatiques qu’il subventionne, qui orchestre la peur. Mais, autre caractéristique qui le différencie nettement de ses versions dictatoriales, il bénéficie du concours d’une foule d’exécutants qu’il n’est même pas besoin de mener à la baguette. Certains, même, se sont chargés de donner le la sans qu’on le leur ait demandé. C’est donc par eux, chronologie oblige, que l’on commencera pour entreprendre de déchiffrer ou, plus exactement, de décrypter la partition de cette petite musique du « risque » devenue de plus en plus assourdissante.
Le risque tous azimuts ou comment acclimater à la peur
Selon les supputations de prophètes très écoutés – notamment par les politiciens adeptes de la « troisième voie » social-libérale – des temps postmodernes, tels le philosophe Ulrich Beck ou le sociologue Anthony Giddens[2], « nous » serions déjà entrés dans une « société du risque », aussi différente de la « société industrielle » que celle-ci l’était de la « société agraire » qui l’avait précédée. Passons (pour y revenir plus loin) sur ces qualificatifs, qui font bon marché des rapports sociaux de production qui structurent (ou ont structuré) ces sociétés, orientent leur développement et, pour ce qui est des deux dernières, les définissent d’abord comme capitalistes, avec tout ce que cela implique quant aux valeurs et aux finalités auxquelles obéit leur fonctionnement. Ce qui gêne au premier abord dans l’assertion évoquée plus haut, c’est le pronom qui précède l’énoncé, « nous ». Au premier abord seulement, car on va voir que son utilisation n’est, en réalité, pas étrangère à l’occultation qui vient d’être mentionnée. Elle en est même l’un des corollaires obligés.
Pronom aux connotations ethnocentriques, le « nous » ressurgit immanquablement dans les discours de maints penseurs ou chercheurs médiatisés à chaque fois qu’on sollicite leurs lumières pour dégager le sens du cours pris par l’évolution de « nos » sociétés. Qu’il s’agisse des loisirs, de l’information, de la mobilité, des pratiques alimentaires, vestimentaires ou érotiques et de bien d’autres « questions de société », c’est toujours « nos » habitudes, « nos » désirs, « nos appréhensions » et « nos modes de pensée » qui sont en cause. C’est-à-dire, tout bien pesé, ceux de la petite bourgeoisie intellectuelle, étant donné l’appartenance de classe des experts habilités à traiter de ces sujets et, surtout, leur incapacité foncière à prendre quelque distance (en dépit de leurs prétentions à la « neutralité axiologique ») avec l’éthos de leur milieu. Or, il faut tout de même admettre que l’avènement supposé d’une « société du risque » ne se présente pas de la même manière pour les « gens d’en haut » – en y incluant les membres des « classes moyennes urbaines et cultivées » –, qui ne sont confrontés, somme toute, qu’à des éventualités, et, pour ceux « d’en bas », aux prises avec des réalités.
Si les « décideurs », politiques ou économiques, par exemple, prennent des risques, c’est, en général, qu’ils ont choisi de le faire, et ce sont, d’autre part, rarement eux qui en subissent les conséquences. (Tous se sont prémunis de parachutes, dorés ou non, pour atterrir en douceur s’il leur arrive d’être éjectés d’un gouvernement ou d’un directoire pour cause de prises de décisions catastrophiques.) Quant aux figures de proue du complexe médiatico-intellectuel qui ont fait leur le « paradigme du risque » pour rendre compte de la marche du monde, on se demande ce qu’ils peuvent bien risquer eux-mêmes à s’en faire les relais complaisants en cette ère du conformisme généralisé, où le ridicule ne tue plus depuis longtemps. D’autant qu’un certain nombre d’entre eux font une lucrative carrière comme « spécialistes » dans la « prévention » ou la « gestion des risques ». Et, surtout, on oublie que la maîtrise des risques est l’apanage des nantis. À tel point qu’on en vient à glorifier la « prise de risques », lorsqu’elle est le fait d’entrepreneurs particulièrement audacieux et chanceux, sous le nom de « culture du risque ».
Pour les démunis, en revanche, confrontés aux conditions d’existence précaires qui leur sont imposées, il s’agit de survivre aux risques quotidiens effectifs qui en découlent, et non de « gérer » ceux à venir, c’est-à-dire de les anticiper comme de simples éventualités. En ce qui concerne les ouvriers ou les employés, ces risques échappent à tout contrôle. La pauvreté, par exemple, n’est pas un risque parmi d’autres mais le risque majeur pour tous ceux qui vivent un peu au-dessus de son « seuil », officiel ou non. Ou, pour d’autres encore moins bien lotis, une réalité effective entraînant des risques immédiats, bien réels cette fois-ci : maladie, enfants à l’abandon, rupture conjugale, perte du logement, clochardisation voire décès prématuré, point ultime de la « désaffiliation ». Mais ce n’est évidemment pas ce type de risques, qui se sont multipliés pour les exploités avec la « mondialisation » et la « flexibilisation » de l’économie, qu’aiment à mettre en avant les théoriciens de la « société du risque ». Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y songent pas, leur fonction idéologique étant précisément de produire un discours d’accompagnement vulgarisé par les médias, susceptible de noyer le poisson de la fragilisation professionnelle, psychologique et existentielle des classes dominées liée aux nouvelles modalités de l’accumulation du capital, dans une mer d’incertitudes où baignerait la société tout entière. D’où ce « nous » rassembleur appelant à se serrer les coudes devant l’adversité. Et culpabilisateur aussi, puisque de celle-ci « nous » porterions la commune responsabilité. Comme le ressassent à l’envi les bons apôtres du « développement durable » : « Nous devons revoir nos modes de vie. » Mais surtout pas nous en prendre au mode de production capitaliste.
Sans doute la notion de « risque » ne date-t-elle pas d’hier. Le mot remonte au XVIe siècle et la « chose » plus loin encore, même s’il n’y avait pas de terme pour la désigner. Il est dérivé du terme italien ancien « risco », en usage parmi les armateurs, les négociants et les banquiers, vénitiens et génois notamment, à propos des aléas d’origine naturelle (tempêtes) ou humaine (pirates, avaries) inhérents aux transports par mer de cargaisons sur de longues distances. Il faudra cependant attendre la fin du XXe siècle pour que cette notion soit érigée en « paradigme » apte à donner sens à ce qu’il advient des sociétés et de l’humanité – limitées, de fait, à leurs composantes « occidentales » – confrontées à des dangers inédits, d’une ampleur et d’une gravité sans précédents. La liste, jamais close, en est largement connue, et il semble donc inutile de la reproduire ici. Il importe, en revanche, de s’arrêter sur le concept de « risque » lui-même qui englobe ces dangers, ou, plus exactement, sur la représentation globale qu’il en propose (et en impose) pour dégager le principe qui fonde cette dernière : la dénégation systématique des contradictions d’un mode de production parvenu à un stade de développement où il se révèle avant tout comme un mode de destruction aussi bien de la nature que de l’humanité.
Selon Ulrich Beck, il faut rompre avec la conception traditionnelle du risque liée à une idée progressiste mais dépassée de la modernité, baptisée pour cette raison « première modernité », reposant sur le principe qu’« on pouvait construire des objets et des mondes techniques sans conséquences inattendues[3]». Idéologie dominante depuis le dernier tiers du XIXe siècle, le scientisme excluait toute forme de rationalité autre que la rationalité instrumentale. Dès lors, il revenait aux experts de la techno-science de définir le risque et de déployer des techniques rationnelles de probabilité et de calcul pour prévoir et prévenir les risques attendus. Cependant, objecte Beck, d’une part, l’évaluation du risque reste, malgré toutes les garanties de scientificité dont elle s’entoure, subjective et partielle car tributaire de points de vue particuliers qui, aussi informés et étayés soient-ils, sont incapables d’embrasser la complexité de la société globale, et, d’autre part, le langage de spécialistes employé par les experts peut gruger le public au lieu de l’informer. D’où, toujours selon Beck, le passage nécessaire et déjà en cours à une nouvelle phase de la modernité : la « modernité réflexive ».
Le postulat de départ, présenté comme il se doit comme un constat, est que, « quoi que nous fassions [le « nous » qui mêle indistinctement ceux qui agissent et ceux qui sont agis est plus que jamais de rigueur], nous nous attendons à des conséquences inattendues[4]». Cela parce qu’il serait impossible aujourd’hui d’imputer les risques à des causes externes, c’est-à-dire d’ordre naturel, dont les effets sont toujours prévisibles, au moins dans les limites des avancées scientifiques et techniques. Car avec une « modernisation achevée », identifiée par Beck au triomphe d’un « système industriel » devenu sans frontières, l’extériorité disparaît et le risque, désormais internalisé, devient systémique, comme le montrent, par exemple, les nouveaux périls d’ordre écologique engendrés par la société moderne elle-même. Achevée au plan matériel, la « modernisation » n’en poursuivrait pas moins son cours, mais elle serait amenée à s’appliquer en quelque sorte à elle-même, l’ordre productif cédant alors la place à l’ordre cognitif. Ainsi deviendrait-elle autoréférentielle – autrement dit « réflexive » –, pour déboucher sur une (auto)critique du productivisme, du scientisme et du technicisme, à l’origine des nouveaux risques à affronter.
Il est permis de se demander, au vu de ce qui précède, quelle place y occupe un phénomène tel que le terrorisme, lequel n’a pas peu contribué, comme chacun sait, à réactiver les débats autour de la prise en compte du risque comme condition sine qua non de la survie des sociétés contemporaines[5]. La réponse de Beck est révélatrice des limites de la capacité explicative de sa théorisation du risque, limites inhérentes à son positionnement dans le champ politico-idéologique. Même s’il pare son soutien à l’« économie sociale de marché » des plumes de la critique sociale, son positionnement est fondamentalement conservateur[6]. Le sociologue allemand distingue entre les risques « qui font partie de la “société mondiale du risque” », comme les « dangers écologiques et économiques », et les nouvelles menaces terroristes, dont l’attentat du 11 septembre 2001 aurait accéléré la prise de conscience. Si les premiers doivent être compris « comme conséquences secondaires non voulues d’actions intentionnelles », les activités terroristes se présenteraient, quant à elles, comme des « catastrophes délibérément provoquées »[7]. En d’autres termes, ces dernières n’auraient rien à voir avec la dynamique propre à la « société mondiale du risque », leur caractère « voulu » suffisant à placer leurs auteurs hors de celle-ci, pour ne pas dire hors de l’humanité civilisée.
On aura compris que le « nous » qui prévaut d’ordinaire dans les discours sur « le risque » n’est plus de mise ici. Ou alors il cesse implicitement d’être englobant pour se faire excluant puisque c’est face à « eux » et, compte tenu de leur invisibilité, aux communautés suspectes de les abriter qu’il convient de se montrer vigilant et de se mobiliser. Quitte à ne pas se montrer très regardant sur les moyens mis en œuvre pour neutraliser le risque supplémentaire qu’ils font courir à une « société mondiale » qui a déjà suffisamment à faire avec ceux qu’elle génère elle-même.
Texte initialement paru dans Réfractions, n° 19, hiver 2007-2008.
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Jean-Pierre Garnier est notamment l'auteur de Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires à paraître en mars 2010 aux éditions Agone.
Notes
[1] Louis Janover, La Démocratie comme science-fiction, Sulliver, 2007.
[2] Ces deux maîtres à penser l’« après-socialisme » ont leurs épigones en France, en particulier l’économiste Jean-Pierre Dupuy et le philosophe Bruno Latour.
[3] Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, Alio/Aubier, 2003.
[4] Ibid.
[5] Selon les prospectivistes de la lutte antiterroriste, le « terrorisme international » n’en serait encore qu’au stade « artisanal ». À la différence du terrorisme d’État, exclu de leurs préoccupations car dénié comme tel (sauf quand il est le fait d’« États voyous »), les risques « industriels » (nucléaire, bactériologique ou chimique) qu’il pourrait être amené à faire courir ne font pas encore partie de sa panoplie.
[6] Il faudra bien, un jour, procéder à la révision d’une appellation pour le moins incontrôlée. Si l’on compare l’idéologie désuète et régressive d’un G.W. Bush et de ses conseillers, avec celle sémillante et moderniste d’un Tony Blair et ses spin doctors, ou de leurs équivalents « continentaux » européens (D. Strauss-Kahn, G. Schroeder, M. D’Alema, J. L. Zapatero, etc.), il devrait être évident que l’étiquette de « néoconservateur » s’appliquerait beaucoup mieux au « social-libéralisme » dont ils sont les figures emblématiques.
[7] Ibid.
Le « principe de précaution » ou Comment domestiquer la peur
Dans son ouvrage fondateur, écrit bien avant l’écroulement des Twin Towers, Ulrich Beck avait lancé cet avertissement : « La société du risque est une société de la catastrophe. L’état d’exception menace d’y devenir un état normal. »
Depuis lors, la « menace » s’est largement concrétisée[1]. Entre inondations, incendies, sécheresses, intoxications, asphyxies, irradiations, explosions, marées noires, épizooties et autres pandémies plus meurtrières les unes que les autres, le réchauffement climatique – qui n’était encore qu’une hypothèse dans les années 1980 –, l’accroissement continu de la pollution de l’air et des eaux, l’épuisement des ressources naturelles, l’industrialisation à outrance de la production alimentaire et l’urbanisation incontrôlée laissent entrevoir la perspective d’une catastrophe « globale » qui a fini par donner lieu à un branle-bas de combat général et permanent. Sauf que cet « état d’exception » institué en règle, qui était perçu comme une « menace » il y a une vingtaines d’années, est au contraire ressenti, comme on le verra plus loin, comme rassurant aux yeux du plus grand nombre. Ce qui, sans vouloir jouer avec les mots, n’a rien qui doive rassurer, pour qui, du moins, n’a pas renoncé aux idéaux d’émancipation qu’il est de bon ton, de nos jours, de décréter périmés.
De l’« état d’exception » devenu « normal » auguré par Beck à l’État d’exception normalisateur, le pas, en effet, a été vite franchi. D’autant plus vite que la multiplication des attentats terroristes au cœur même des métropoles « occidentales » – en y ajoutant, pour la France, l’entrée en ébullition récurrente des zones de relégation – l’a quasiment transformé en état d’urgence. Point n’est besoin de revenir, tant elle a déjà fait couler d’encre, sur la conversion d’un État abusivement qualifié de « social[2]» par les nostalgiques de la social-démocratie en un « État pénal ». Portons plutôt notre attention sur ce qui fait la spécificité d’un mode de gouvernement où il serait erroné de discerner, comme le font des interprétations bien intentionnées mais simplistes, une résurgence de l’autoritarisme, quant ce n’est pas du fascisme.
Des couvre-feux pour les mineurs aux arrêtés anti-mendicité, de la prolifération des caméras de vidéosurveillance à la multiplication de bornes biométriques, du plan Vigipirate sans cesse réactivé au Patriot Act intrusif dans la vie privée, des « exécutions extrajudiciaires » (assassinats ciblés de résistants ou d’opposants) aux « restitutions extraordinaires » (sous-traitance de la torture à des États étrangers), avec les innombrables « dégâts collatéraux » qui accompagnent ces pratiques, des esprits naïfs seraient tentés de conclure que les régimes démocratiques qui les autorisent prennent un tour nettement répressif, sinon dictatorial. Or, ce serait là se méprendre sur le sens de leur transformation.
À la différence de la société totalitaire dépeinte par George Orwell pour mettre en garde ses contemporains contre le risque – expressément politique, celui-là, et non « écologique », « technologique » ou « économique » – d’une régression terrifiante d’un régime présenté comme « le pire à l’exception de tous les autres », la « société du risque » est pourvue d’un antidote qui, loin de plonger la population dans un état de frayeur continuel, a pour vertu de le suspendre à défaut de l’annuler : le « principe de précaution ». Limité lors de son énonciation originelle à la « protection de l’environnement » – au sens naturel du terme[3]–, le principe de précaution concernera, vingt ans plus tard, l’ensemble des sphères de l’activité humaine, la sauvegarde de la planète justifiant que l’on inclue les menaces de toutes sortes que cette activité fait peser sur celle-ci. Et c’est précisément au nom et en fonction de ce principe que les pratiques évoquées plus haut et d’autres allant dans le même sens, à savoir un accroissement continuel de la violence étatique, aussi bien physique que symbolique, peuvent être perçues comme allant de soi au point de passer inaperçues de la plupart des citoyens.
Preuve de son caractère indéniablement idéologique, quoi qu’en dise l’armée d’experts qui s’affairent à faire croire le contraire, « le principe de précaution illustre de manière remarquable les relations nouvelles entre science et politique. Il peut être invoqué, d’une part, au nom des nouvelles connaissances dans l’analyse du risque et des incertitudes sur les conséquences à moyen et long termes, par une fraction même réduite de la communauté scientifique, mais, d’autre part, l’absence de connaissance ne peut pas servir d’argument pour ne pas le mettre en œuvre[4]». Et ce qui vaut pour l’« environnement » vaut bien sûr et à plus forte raison pour les humains qu’il environne… ou qui l’environnent.
Comme l’énonçait un article issu des travaux de la conférence de Rio en 1992, « en cas de risques de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Autrement dit, alors que, « du côté scientifique, ce n’est pas parce qu’on ne connaît pas qu’il ne faut pas être prudent et alerter le politique et l’opinion », du côté de l’État, à qui seul incombe la responsabilité de mettre en œuvre les mesures préventives jugées indispensables face aux risques, « c’est parce qu’on est incertain qu’il faut agir »[5]. Dès lors, les autorités politiques peuvent parfaitement se passer de la connaissance scientifique pour décider ou non d’engager ces mesures. Dans les deux cas, l’application du principe de précaution relève de l’État, qui pourra toujours le faire valoir pour cibler indistinctement les objets inanimés comme les sujets vivants passibles d’être impliqués dans les risques détectés. Encore que, dans les domaines où les sciences humaines sont mobilisées, les gouvernants pourront mettre à profit le fait que la scientificité de celle-ci demeure plus revendiquée que prouvée, quoi qu’en disent les membres de la corporation, pour s’adjoindre les services des plus complaisants d’entre eux qui auront vite fait de « trouver » ce que l’État attend d’eux à l’heure de la « société du risque » : appliquer le principe de précaution à ce qui constitue de facto la raison d’être, depuis leur naissance, de certaines disciplines des sciences sociales : « rationaliser » – au sens de rendre à la fois légitime et performant – la domination.
C’est ainsi que la notion fourre-tout d’« environnement », dont la signification avait longtemps été associée à des préoccupations d’ordre exclusivement écologique centrées sur les composantes matérielles (ou animales) du « cadre de vie », en est venue à inclure des composantes « humaines ». Ce qui, dans un contexte placé sous le signe du « risque », ne pouvait que renvoyer à une thématique qui fait florès de nos jours : celle la « sécurité ». Un « environnement sûr », dans cette perspective, c’est donc aussi un environnement prémuni contre les méfaits, toujours à redouter, de « populations à risques » : « jeunesse à risques », « familles à risques », « minorités à risques », etc. Il est symptomatique, à cet égard, pour ne prendre qu’un exemple, que la généralisation de la vidéosurveillance des espaces publics dans le cadre de la « lutte contre la violence urbaine et les incivilités » puisse être assimilée à une « mesure préventive et/ou protectrice supposée lutter contre un type de danger, qui pourrait être qualifié de “social”, […] à l’image des dispositifs techniques ou réglementaires conçus pour neutraliser les aléas d’origine naturelle ou industrielle[6]». Devenu monnaie courante, cet amalgame aussi confusionniste qu’arbitraire ne devrait néanmoins guère étonner, dès lors que l’on accorde encore quelque pertinence à l’hypothèse d’une réification inévitable et généralisée des relations humaines en régime capitaliste.
Le champ urbain, au demeurant, est sans doute, avec le domaine militaire, le « terrain » où cette application détournée du principe de précaution est appelée à connaître sa plus grande extension. Il arrive de plus en plus souvent d’ailleurs que ces deux terrains n’en fassent qu’un seul. Les villes ne sont-elles pas appelées, si l’on en croit les stratèges l’OTAN, à être le « champ de bataille des guerres de la quatrième génération » ? Sans doute est-ce la raison qui les avaient incités, il y a quelques années, à convier des chercheurs français triés sur le volet sécuritaire à plancher sur les « violences urbaines » devant le comité des « risques majeurs » mis sur pied par cette belliqueuse institution.
Il faut croire, en tout cas, que si « société du risque » il y a, c’est en premier lieu sous la forme d’une « Cité du risque » qu’elle se matérialiserait : Villes et Risques, Peurs sur les villes, La ville inquiète, La Peur des banlieues, etc. On n’en finirait plus, en effet, d’énumérer les intitulés d’ouvrages, d’articles, de rapports, de séminaires, de colloques ou de cours consacrés à la « sécurisation » des espaces urbanisés, ou, pour reprendre le jargon indigène, à la « sûreté des territoires urbains »[7]. Il est vrai que les villes sont particulièrement vulnérables, ne serait-ce que parce que la majorité de la population s’y trouve concentrée et que l’on y parvient de plus en plus difficilement à distinguer l’ami de l’ennemi. Mais, à trop tirer la sonnette d’alarme du « risque » pour justifier, sous couvert de « principe de précaution », l’instauration d’une société du contrôle généralisé, ne risque-t-on pas, si l’on peut dire, d’accroître les appréhensions des bénéficiaires supposés, au lieu de les calmer ? Ce serait là, toutefois, oublier l’opération magique capable de transmuer la panique qui pourrait en résulter en un sentiment d’euphorie : l’annonce urbi et orbi de l’avènement de l’ère du « développement durable ».
Le « développement durable » ou Comment dissiper la peur
Si l’on en croit les « lanceurs d’alerte [whistle blowers] » de la « société du risque » et leur chef de file, l’avènement de celle-ci aurait déjoué les prévisions de Marx et de ses sectateurs, et, d’une manière plus générale, de tous les « utopistes » rêvant d’une assomption communiste de l’humanité. C’est, en effet, selon Ulrich Beck, « par la petite porte des effets qu’elle induit » que la « société industrielle » aurait quitté la « scène de l’histoire mondiale », « et non pas, ce qui était la seule issue envisagée jusqu’alors dans les livres d’images de la théorie sociale, à l’occasion d’une explosion politique (révolution, élection démocratiques) »[8].
Pour peu que l’on consulte la littérature publicitaire qui en vante haut et fort le charme discret, la promesse du « développement durable » n’a pourtant rien à envier, en termes de récit fabuleux, au « livre d’images de la théorie sociale », dont Beck a fort opportunément omis de signaler qu’elle était critique, c’est-à-dire à la fois négative et utopienne – et non utopiste[9]. Échantillon parmi tant d’autres, la présentation par le département « Homme et société » du CNRS des « clefs pour bâtir une ville plus durable ». Forgées par quelques chercheurs assermentés, elles ouvrent les portes d’un véritable royaume enchanté : « Rendre la ville à l’homme », « Un toit pour tous », «Pas de quartier pour les ghettos », « La fin du tout-automobile », « Cap sur la ville verte »[10]. Et la prose décrivant à grands traits les diverses facettes de cette « ville renouvelée » est de la même eau. Ce serait presque « Demain, on rasera gratis », si, à l’instar du magic kingdom de Disney, cette « cité radieuse » relookée ne demeurait plus que jamais, quoique implicitement, placée sous le règne d’une « économie de marché » postulée pérenne. N’en déplaise, néanmoins, à la cohorte de scribes embauchés pour en conter scientifiquement merveille, il serait aisé de démontrer, si cela était ici notre propos, que la poursuite du développement urbain capitaliste au cours des décennies qui viennent a toutes les chances, aussi « équilibré, solidaire et responsable » soit-il, pour reprendre la rengaine de ses chantres, de se révéler insoutenable, dans tous les sens du terme[11].
Se frayant la voie entre l’avenir radieux et le no future, la promesse du « développement durable », réitérée au point d’apparaître déjà tenue, vise, en fait, à faire d’une pierre trois coups. En tant qu’idéologie de substitution à la « croissance », elle assure à « l’opinion », dûment mise en condition pour le croire, que la poursuite du développement est non seulement possible au plan écologique, mais aussi souhaitable au plan éthique puisque le respect des « droits sociaux des salariés » et de la « diversité culturelle » figurent dorénavant au nombre des garants de la durabilité. Du point de vue économique, ensuite, la même promesse va permettre à l’accumulation du capital de repartir de bon pied en recyclant l’impératif écologique à son profit, comme en témoignent déjà les marchés juteux ouverts à l’enseigne du « bio » et de la « HQE » – haute qualité environnementale. Last but non least, sur le plan politique – qu’il serait plus adéquat de qualifier de « policier » –, la durabilité ne peut que rimer avec la « sécurité ». Mais celle-ci se trouve, du coup, expurgée par celle-là de ses connotations inquiétantes pour jouer, au contraire, le rôle d’un tranquillisant.
En témoigne, par exemple, le propos liminaire d’un « appel à propositions » émanant du PUCA (Plan urbanisme, construction, architecture), officine de l’ex-ministère des Transports, de l’Équipement, du Tourisme et de la Mer, rebaptisé, comme il se doit, ministère de l’Équipement et de l’Aménagement durable, sur le thème « Territoire urbains et sûreté »[12]. Des esprits inquiets pourraient percevoir « la prescription sécuritaire, qui conditionne très fortement, parfois même très ostensiblement, la configuration et les pratiques de l’espace public », comme une menace sur ses fonctions traditionnelles (lieu de libre accessibilité, de contacts et d’échanges non contrôlés, de manifestations…). Qu’ils se rassurent : si « toutes les composantes et toutes les fonctions urbaines sont concernées par la prise en compte de la sûreté », celle-ci ne s’applique qu’à « tout ce qui touche à la jouissance paisible et au partage des espaces collectifs ». Rien à voir, donc, avec la soumission insidieuse des citadins à on ne sait quel ordre sécuritaire. Nombre de municipalités l’ont d’ailleurs bien compris : les « adjoints à la sécurité » y ont déjà cédé la place aux « adjoints à la tranquillité publique ».
À vrai dire, ce type de précautions oratoires ne devrait pas faire longtemps illusion. Malgré les « fécondes mutations conceptuelles[13]» dont ils se targuent pour donner le change sur le sens politique de leurs contributions « scientifiques », les chercheurs peinent à dissimuler ce que la notion de « société du risque » et ses dérivés (« société vulnérable », « ville inquiète », etc.) ont de déstabilisant. Il n’y a rien de très rassurant, en effet, à affirmer que derrière ces expressions « se rangent des dispositifs, des savoirs et des techniques qui permettent à une société déjà largement urbanisée d’appréhender les dangers qui la menacent ou plutôt d’appréhender les dangers dont elle se pense menacée[14]». Lapsus involontaire ou concerté ? « Appréhender », c’est saisir par l’esprit, mais c’est aussi envisager quelque chose avec crainte. L’esprit qui saisit serait alors lui-même saisi par l’appréhension. Tout un programme !
Érigée en un véritable impératif catégorique afin de préserver contre toute « nuisance » un système social dont la qualité présumée va de pair avec la fragilité, la « sécurité » – ou la « sûreté » – ne peut que convaincre tout un chacun (si l’on excepte une minorité de réfractaires) d’accepter sans broncher, voire d’accueillir avec satisfaction, et même, parfois, de réclamer avec force l’empilement de mesures de plus en plus drastiques attentatoires aux libertés – autres que celle de consommer. Ce qui explique que la promesse d’un « développement durable » soit ponctuée d’incessants rappels du « principe de précaution » sans le respect duquel elle serait irréalisable, ainsi que des « risques » innombrables que l’application de ce principe permettrait seule de « gérer ». Autant dire que, dans ce dispositif idéologique fonctionnant en boucle, c’est finalement la peur qui sert de carburant. À commencer par la « peur du lendemain » qui étreint de nos jours une grande partie de la population, et dont on ne sait plus très bien si elle se réfère à un avenir inquiétant ou à la précarité du présent.
Texte initialement paru dans Réfractions, n° 19, hiver 2007-2008.
Notes
[1] Paru en 1986, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité sera traduit et publié en France seulement en 2001 (Aubier).
[2] Rappelons quand même que c’est la peur du « socialisme » (quelle qu’en soit la forme envisagée), et non l’altruisme, qui a poussé les représentants politiques et intellectuels des classes dominantes à promouvoir des lois « sociales », confirmant par là la loi sociologique selon laquelle la bourgeoisie n’accepte les réformes, au sens progressiste du terme, c’est-à-dire favorables aux couches populaires, que sous la menace, fantasmée ou non, d’une révolution
[3] Apparue officiellement dans la Charte de la nature adoptée par les Nations unies en 1982, l’expression sera reprise dans un article de la conférence de Rio en 1992 et, la même année, dans le… traité de Maastricht.
[4] Marc Choplet, « Principe de précaution », in Pascal Durand (dir.), Les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Aden, 2007.
[5] Ibid.
[6] Christophe Bétin et Emmanuel Martinais, « La construction du risque social par l’image : l’exemple de la vidéosurveillance à Lyon », in Thierry Coanus et Jean-François Pérouse (dir.), Villes et Risques. Regards croisés sur quelques cités “en danger”, Economica-Anthropos, 2007.
[7] Figurant en troisième place dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1791, derrière la liberté et la propriété, et devant… « la résistance à l’oppression », le « droit à la sûreté » visait initialement à protéger le citoyen contre l’arbitraire du pouvoir étatique. La « sûreté » fut cependant rapidement vidée de son contenu originel libérateur pour servir à légitimer l’objectif inverse : la « sécurité » de l’État contre les menées des « mauvais citoyens ». Un sens que ce terme a conservé lorsqu’il fut exhumé en 1997 par le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement pour donner un label « républicain », donc « de gauche », à l’intensification de la répression contre les « sauvageons ». Depuis lors, une valetaille diplômée s’évertue à ériger cette notion négativement connotée en « concept » doté de positivité.
[8] Ulrich Beck, La Société du risque, op. cit.
[9] Pour le distinguo entre « utopique » et utopien, on se reportera à l’œuvre d’Henri Lefebvre.
[10] Le Journal du CNRS, n° 197, 2007.
[11] Lire Jean-Pierre Garnier, « Un développement urbain insoutenable », L’Homme et la Société, n° 155, 2005/1.
[12] « Territoires urbains et sûreté », consultation de recherches PUCA et club Ville-Aménagement, mars 2007.
[13] Ibid.
[14] Christophe Bétin et Emmanuel Martinais, « La construction du risque social par l’image… », art. cit.
http://blog.agone.org/post/2009/12/29/La-societe-du-risque-une-peur-qui-rassure-2
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