Le genre du « portrait » est un genre journalistique parmi d’autres. Mais la fréquence de son emploi, l’importance qu’on lui accorde ainsi que la façon dont il est pratiqué méritent qu’on s’y arrête. Ou du moins que l’on s’arrête sur certains de ses usages.
L’article qui suit n’a nullement pour prétention de « faire le tour de la question », mais seulement de présenter la rubrique qui recueille sur ce site quelques observations précises. Cet article pourra donc être remanié ultérieurement.
La place désormais occupée par la télévision dans l’espace médiatique et l’évolution de cette même télévision depuis trente ans ont transformé la contribution des médias à la personnalisation de la vie économique, sociale et politique. Et l’influence de ce média sur les autres est telle que les journaux réputés « sérieux », abordent, par portraits et récits interposés, des sujets qui sont habituellement ceux de la presse « populaire » , mais de manière… distinguée. Comment ? Avec quels effets ?
1. Par temps de mobilisations sociales
Pendant les mobilisations sociales, aux « micros-trottoirs » et aux témoignages saisis à la volée, soigneusement triés, quand ils ne sont pas recueillis sur commande, s’ajoute la prolifération des « portraits ». Ce ne sont pas, comme ils pourraient l’être, de simples illustrations ou des personnifications occasionnelles, mais des substituts à de véritables enquêtes. De ce « recours compulsif au portrait », pour reprendre leur propre expression, Gilles Balbastre et Pierre Rimbert résument ainsi les principaux effets :
« C’est par ce mode narratif que les téléspectateurs découvrirent les grévistes, souvent ravis de se prêter au jeu en croyant ainsi servir le mouvement. Mais le genre s’accommode mal des causes communes. Il privilégie ce qui distingue aux dépens de ce qui réunit. Les antagonismes politiques et sociaux s’y dissolvent dans la psychologie individuelle. “Voici pour comprendre quatre exemples, quatre portraits. Ils ne travailleront pas demain et ils iront manifester”, annonce David Pujadas sur France 2 (20 heures, 12 mai 2003). Le portrait n’illustre plus ; il démontre. Deux minutes trente “pour comprendre” la grève, avec “Karine, de la SNCF” , “Dominique, employé de mairie”, “Sylvie, professeur de lettres”, “Michel, délégué syndical FO”. Ailleurs, ce seront trois pages “pour comprendre” pourquoi Julie, Joseph et Olivier ont cessé le travail tandis que Robert, Yann et Clio sont restés à leur poste. Et si, dans un cas comme dans l’autre, les “paroles de grévistes” et “paroles de profs” semblent équilibrer celles de leurs contempteurs, l’analyse légitime du mouvement demeure le monopole des éditorialistes et des “experts”. [1] »
Non seulement, le portrait dissout les appartenances sociales dans la psychologie personnelle, le discours rationnel dans le registre émotionnel, les causes communes dans les révoltes individuelles, mais il se prête à toutes les instrumentalisations. Ainsi, le 5 mars 2006, parmi « les filtres du Le Journal du Dimanche », proposés sous le titre « Génération premières désillusions », l’hebdomadaire donne la parole à sept jeunes étudiants, qui ne représentent qu’eux-mêmes et propose ainsi une personnalisation sélective du conflit social sur le CPE.
Le portrait, quand il se substitue aux enquêtes qu’il prétend illustrer, est disponible pour n’importe quel emploi. Il peut ainsi devenir une forme de réquisitoire, aussi bien contre les « réformes » gouvernementales (comme on a pu le lire dans la plupart des portraits proposés par Libération à l’occasion des mobilisations contre le CPE) que contre la mobilisation. Et quand elle n’est pas mise au service d’une orientation prédéterminée, la personnification peut être un ingrédient de reportages d’ambiance qui exercent un effet de dépolitisation d’autant plus puissant qu’il n’est pas explicitement recherché. L’utilisation abusive de l’anecdote et du témoignage individuel, notamment, a pour conséquence inévitable de gommer la dimension collective des luttes. Ce sont pourtant ces « portraits » (souvent réduits à quelques traits et quelques phrases) et ces « atmosphères » (évoquées en quelques images) qui occupent dans la presse écrite une surface toujours plus grande et absorbent, dans les radios et les télévisions, un temps d’antenne de plus en plus long.
La personnification des protagonistes collectifs d’un conflit social culmine avec la personnalisation de ses représentants. Dans les deux cas, ce sont les médias qui opèrent la sélection. Si ces représentants sont effectivement représentatifs, tant mieux. Si tel n’est pas le cas, tant pis.
Les journalistes qui opèrent ce tri font prévaloir leurs propres critères. Au micro de l’émission « Arrêt sur images », le 9 avril 2006, Guillaume Dubois, rédacteur en chef de BFM TV explique qu’il s’agit d’abord « d’avoir quelques têtes connues », naturellement pour le plus grand bien d’un public qui aurait besoin de repères clairs et identifiables. Ainsi, explique-t-il, « on s’identifie, on connaît les personnages. C’est aussi une pièce de théâtre d’une certaine manière. Donc c’est vrai que si on changeait de personnages tous les jours, pour les médias ce serait compliqué, pour les téléspectateurs aussi. » Cette vision largement fantasmée d’un public incapable de suivre une « pièce de théâtre » comportant plus de deux ou trois personnages, nuit-elle à la démocratie interne des mobilisations ? Peu importe aux journalistes qui la partage. Lors de la grève des routiers français du 2 au 7 novembre 1997, les médias ont assuré la promotion de « Tarzan » qui, dans un mouvement faiblement doté de structures représentatives, présentait le double avantage de permette de « court-circuiter » les représentants syndicaux et d’offrir aux téléspectateurs un « bon client » totalement ajusté à une représentation préconstruite du routier truculent et « sympa ».
Mais quand, en 2003, Paris Match veut opposer l’orientation de la CFDT et de FO, il lui suffit de dessiner les portraits du « bon » et « de la brute », respectivement François Chérèque et Marc Blondel (Voir « Paris Match : le poids du mépris, le choc des portraits », 30 mai 2003).
Point d’aboutissement de cette construction de personnages à partir de la personnalisation de représentants réels ou fictifs : leur individualisation, voire leur leur « peopolisation ».
2. Par temps de campagne électorale
La personnalisation de la vie politique n’est pas seulement due à sa médiatisation. En particulier, la personnalisation de l’élection présidentielle est inhérente à la nature et aux modalités de cette élection. Mais le traitement médiatique en accentue les effets et en modifie les formes.
Des personnages de petit écran - La place désormais occupée par la télévision dans l’espace médiatique et l’évolution de cette même télévision depuis trente ans ont transformé la contribution des médias à la personnalisation de la vie politique. Ainsi, au fil de la décennie 80, comme le souligne François Cusset, « Une nouvelle scénographie de la parole politique s’impose [notamment dans les émissions de débat] : dispositif simplifié, thèmes plus moraux ou personnels qu’économiques ou sociaux, interlocuteurs ordinaires (téléspectateurs) ou atypiques (stars et provocateurs), parole intimiste et narrative, dûment “ oralisée ” [2]. » Sous couvert de proximité et de popularité, on assiste simultanément à une désacralisation et à une starisation du politique. Lors de la campagne de 2007, Jean-Pierre Pernaut présente les candidats comme de « braves gens » et pour certains d’entre eux comme des « stars ». (Lire : « Journalisme politique ? Le questionnaire de Jean-Pierre Pernaut aux candidats »,12 avril 2007.)
Les deux candidats qui ont dominé médiatiquement et politiquement cette campagne sont d’abord deux personnages pour petit écran. Manifeste depuis 2002, l’omniprésence médiatique de Nicolas Sarkozy est en réalité plus ancienne et résulte d’une stratégie élaborée de longue date, que décrivait Marie Bénilde dans Le Monde Diplomatique [3] : Cette omniprésence s’est confirmée, notamment depuis sa récente élection. Plus encore que cette omniprésence, les modalités de celles-ci sont révélatrices et mériteraient qu’on s’y arrête : la politique selon Sarkozy s’inspire de la télévision et, en même temps, alimente les chaînes de télévision en permanence.
De Ségolène Royal, on connaît moins les temps forts de la carrière politique que ses apparitions médiatiques. Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin rappellent ainsi que Ségolène Royal a « occupé ses années 80 sur les plateaux de télévision » [4]. Cette fréquentation assidue des « spotlights » a fait de Ségolène Royal, du moins pour un temps, un personnage de télévision. Avec l’aide de ses conseillers, elle a construit d’elle-même une image télévisuelle que la télévision, par touches successives, a transformée en icône, avec la contribution spécifique de la télévision : une contribution visible, par exemple, lors de la venue de Ségolène Royal sur le plateau du journal télévisé de TF1 le 4 octobre 2006 [5].
Dans des moments comme celui-ci, selon la formule de François Cusset, « c’est la télévision elle-même qui s’exprime par la bouche des politiques qui y sont invités [6] ». Mais il arrive que le « petit écran » s’exprime lui-même directement par le truchement d’un animateur de télévision. Tel est le cas, en 2006, de Nicolas Hulot, par exemple : « c’est un bon client, et les journalistes sont en terrain connu : ils s’interviewent entre confrères ». [7] Cela avait un air de déjà vu. La campagne de 2002, en effet, fut marquée par le renoncement d’Alain Lipietz, candidat des Verts pourtant investi par une primaire interne, au profit de Noël Mamère, préféré des sondages et des journalistes… puisqu’il fut présentateur du journal télévisé [8]
Quand la télévision parle de la télévision et quand les autres médias la suivent sur ce terrain, la confrontation des projets politiques prend la forme d’une fiction télévisuelle avec des personnages de sitcom… Fussent-ils politiques, comme le couple Hollande-Royal. La presse écrite n’a pas été en reste.
Des personnages de papier journal - Le 19 novembre 2006, trois jours après la désignation de Ségolène Royal par le PS, François Hollande répond aux questions posées par des lecteurs du Parisien. Le titre à la « une » résume clairement le choix éditorial du quotidien : « Ségolène et moi... » (Voir : « Un banal exercice de dépolitisation dans Le Parisien », 27 novembre 2006.)
La tendance à l’effacement de la politique derrière la mise en scène de ses incarnations n’est pas nouvelle et n’est donc pas une exclusivité de TF1 ou de la télévision en général. Mais l’influence de ce média sur les autres est telle que le traitement de la campagne par l’ensemble des rédactions s’aligne, à des degrés divers, sur les principales options télévisuelles et notamment sur l’importance accordée aux personnalités des candidats et à celles de leur entourage. Dans la presse populaire, mais pas seulement : les « portraits » publiés par Le Monde, Libération et Le Figaro confirment les tendances à l’uniformisation de l’espace médiatique sous l’effet de l’emprise de la télévision. Ce faisant, s’ils maintiennent une orientation qui aborde directement les questions politiques, ils contribuent, par portraits et récits interposés, à imposer une individualisation et une théâtralisation de la politique qui en infléchissent le sens quand elles ne la transforment pas en simple spectacle.
Sur l’enfance de Ségolène Royal, bien avant Gala et VSD, bien avant les « news magazine », Le Monde, parangon de sérieux au sens « journalistique » et autrefois « référence » de l’espace médiatique, publie dès le 29 juin 2006 un article intitulé « Ségolène Royal, la fille du lieutenant-colonel » (Lire : « Vous avez dit “peopolisation” ? (2) : L’art du portrait selon Le Monde »,26 janvier 2007). Plus généralement, Le Monde glisse les portraits sous des « décryptages » : le « décryptage », sorte de second degré de l’information, permet de faire comme les confrères des magazines ou de la presse dite « people » mais sans en avoir l’air. Ainsi, dans la rubrique « La fabrique de l’info », le « journal de référence » publie un article (« Chez les Sarko, y a pas photo », le 2 juillet 2006) à l’occasion du « retour » de Cécilia Sarkozy auprès de son mari. Sous couvert d’analyser un éventuel « plan média » autour de la reconstruction du couple, le lecteur se voit conter les retrouvailles elles-mêmes : en balade « chez un chausseur de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, à Paris » ; « à Venise », ou « dans une pirogue sur le fleuve Maroni », le tout illustré par une photo montrant monsieur et madame voguant sur leur embarcation guyanaise. Autre exemple : dans Le Monde du 12 août 2006, sous le titre « Les politiques, nouvelles cibles de la presse people », un article (annoncé en une) « décrypte » la récente parution de photos de Mme Royal en maillot de bain dans Closer et VSD et… agrémente l’analyse desdites photos. Souci de mise en perspective ou double jeu ?
Pourtant, dans une chronique du 2 juillet 2006, le médiateur, Robert Solé, avait établi une sorte de jurisprudence : « Il y a vingt ans (...) Le Monde faisait totalement silence sur la vie privée des personnages publics. Mais les médias français ont évolué dans ce domaine, encouragés parfois par les intéressés eux-mêmes, qui mettent en scène leur intimité quand cela les arrange. Où s’arrête la légitime information des citoyens ? Où commence le voyeurisme ? Un événement privé ne mérite de figurer dans Le Monde que dans deux circonstances : s’il a une incidence sur la vie publique ou s’il est indispensable pour connaître la personnalité d’un dirigeant. » C’est sans doute à cette fin que le quotidien a de plus en plus recours au portrait, qu’il s’agisse des « Portraits » présentés comme tels ou de ceux qui ponctuent d’autres articles.
Ainsi, très tôt dans la campagne, on lit régulièrement dans Le Monde des fragments de biographies racontant, par le biais d’anecdotes, la vie et le caractère des principaux acteurs. Le 2 juin, par exemple, un article intitulé « D’un circuit à l’autre », sur Christian Estrosi (alors ministre et bras droit de Nicolas Sarkozy), raconte comment « longtemps, il s’est appelé “Estro”, et rien d’autre. Un nom de cour d’école à Nice, puis d’élève au Lycée impérial. Un nom qu’on se lance dans les paddocks des Grands Prix de moto où “Estro”, fin pilote et bon préparateur, passait, selon un témoin de ce temps-là, pour “un joyeux déconneur”. A cette époque, au début des années 1970, il a le visage poupin, les cheveux longs et une petite nuance de défi ou de morgue à la commissure des lèvres (...). » À « gauche », c’est Jean-Pierre Mignard, avocat et conseiller de Mme Royal, qui est ainsi narré (25 octobre 2006) : « Parrain de deux des quatre enfants de François Hollande et de Ségolène Royal, Jean-Pierre Mignard a gagné, depuis un an, un nouveau rôle. Il appartient désormais à cette catégorie de personnes qui deviennent, nolens volens, les oracles de leurs amis puissants. Car Jean-Pierre Mignard partage, depuis toujours, l’intimité du couple. Il se souvient des longues réunions, dans l’ancien appartement de la rue de Rennes, quand, “avec François, Le Driant et Gaillard, on refaisait le monde à table, et qu’elle écoutait, l’œil malicieux, sur le canapé”. » De quelle couleur, le canapé ?
La presse people, la presse magazine, la dernière page de Libération, à l’instar des reportages de télévision comme ceux d’« Envoyé spécial » sur France 2, « 7 à 8 » sur TF1 : les portraits sont partout. Des éclairages, parfois ; des substituts, le plus souvent. Les goûts des lecteurs-consommateurs et une concurrence entre médias qui incite au mimétisme ne sont pas les seules raisons : l’emprise de la télévision et de ses narrations informe les autres médias et les stratégies de communication ; elle impose notamment la puissance des histoires, de l’image et de l’audience comme référence de la qualité d’une prestation médiatique. Le marketing politique boucle la boucle des interdépendances, alimentant et relançant le traitement de la campagne. Au fameux « j’ai changé » de Nicolas Sarkozy dans son discours d’investiture font écho certains passages de l’intervention de Ségolène Royal prononcé à Villepinte le 11 février 2007 : « Il faut entendre ce père de famille alsacien que je n’oublierai, moi, jamais : “Je vis le RMI comme une maladie honteuse ; je ne veux pas être un assisté malgré moi ; je ne veux pas que mes enfants me voient comme ça.” [9] » Les émotions personnelles des candidats sont des arguments de campagne d’autant plus puissants qu’ils alimentent la machine médiatique à raconter des histoires.
3. Par tous les temps
Raconter des histoires ? - A travers les portraits, les médias – et même les plus « sérieux » d’entre eux, comme Le Monde - contribuent à ce « storytelling » analysé par Christian Salmon [10] Un portrait comme celui de Clémentine Autain (6 octobre 2006) dans le « quotidien de référence » Le Monde illustre ce triomphe. Rien sur le fond de la démarche unitaire et collective qu’elle revendique (en se prêtant à une médiatisation très personnelle), mais des anecdotes personnelles comme celle-ci : « Elle a commencé jeune, très jeune, à la télévision, chez Michel Drucker. Elle avait 10 ans, voulait être chanteuse comme son père, Yvan Dautin. Elle se produit alors dans un groupe d’enfants, Abbacadabra, qui reprend des chansons d’Abba. Le présentateur accroche sur son sourire impertinent : “ Celle-là, le jour où elle sera grande, on en reparlera. Elle n’a pas sa langue dans sa poche ”, dit-il, estomaqué par l’aplomb de la fillette. L’enfant enchaîne disques, concerts et même un feuilleton, avant d’être découragée par son père. “ Il disait que je chantais faux ! ”, rigole celle qui se “déstresse” en poussant la chansonnette sur les airs de Barbara ou Madonna. »
S’agissant de Ségolène Royal, Le Monde a ainsi publié, sous forme de récits de vie, les épisodes suivants : Mme Royal candidate et mère (« Ségolène, ou la théorie de la “ candidate-maman ” », le 17 juin 2006), le couple de Mme Royal (« Hollande - Royal : duel en duo », le 17 juin 2006), l’enfance de Mme Royal (« Ségolène Royal, la fille du lieutenant-colonel », le 29 juin 2006), Mme Royal et François Mitterrand (« Ségolène Royal : du bon usage de Mitterrand », le 9 janvier 2007), la conseillère de Mme Royal (« Sophie Bouchet-Petersen, du trotskisme à Ségolène Royal », le 11 mai 2006), l’homme de main de Mme Royal (« Patrick Mennucci “ Ségolin ” le bateleur de Ségolène », le 28 septembre 2006), le chambellan de Mme Royal (« Christophe Chantepy, le grand chambellan », le 13 décembre 2006)...
Le lecteur est ainsi renvoyé à un statut de spectateur d’une scène politique sur laquelle les protagonistes, transformés en héros récurrents, évoluent en état d’apesanteur sociale, sans base, sans parti. Sans doute le lecteur peut-il être séduit par ces récits, sans pour autant leur ajuster son choix politique. Mais la distance critique, quand elle existe, investit des personnages plus que les projets que ceux-ci prétendent porter. Et inversement : la sympathie pour les personnages abolit la distance critique à l’égard de la politique qu’ils préconisent. À côté de portraits à charge, souvent nourris de témoignages d’adversaires, combien de panégyriques à peine masqués ? Des éloges emphatiques d’autant plus nombreux que les portraits sont en grande partie « contrôlés » par les « écuries » présidentielles. Ou des démontages polémiques d’autant plus insidieux qu’ils peuvent réeduire un responsable politique au personnage médiatique qu’il est devenu ou qu’on lui attribue, comme on a pu le voir avec Olivier Besancenot (Voir : « Un portrait médiatique d’Olivier Besancenot en personnage médiatique », 22 juin 2006.)
Empathie, antipathie – L’effacement des conflits sociaux et politiques, mais aussi des rapports de domination derrière ceux qui les incarnent trouve dans les portraits de précieux auxiliaires. Elogieux ou satirique, le portrait, attirant l’attention sur les personnes (plus ou moins déguisées pour la circonstance par ceux qui les dépeignent), propose et suscite des évaluations psychologiques, morales ou affectives, qui tendent à se substituer à l’information et au débat sur ce qu’elles font et sur les fonctions sociales qu’elles remplissent.
- Que dire du patronat quand certains patrons sont si avenants et sympathiques ? Voir par exemple Jean-Marie Rouart, courtisan de Serge Dassault, 29 décembre 2004 et Les patrons se congratulent dans Challenges, 4 septembre 2008.
- Que dire des options politiques d’un Dominique de Villepin ou d’un Pascal Lamy quand leur personnalité attire tant d’admiration ? Voir par exemple L’émission Sept à Huit sur TF1 dédie une ode à Dominique, 25 juillet 2007. Un portrait de Pascal Lamy dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 27 décembre 2005, Lamy du Monde, 4 janvier 2006.
- Que reste-il à discuter, voire à combattre, quand un responsable politique dont la politique est pour le moins controversée, est dépeint avec sympathie ? Voir Quand Le Nouvel Observateur lustre Ariel Sharon, 31 octobre 2005.
Etc.
Que reste-t-il finalement quand les portraits culminent dans la « « peopolisation » de leurs modèles ?
« Peopolisation » ? - Le terme et ses usages sont flous. Mais la « peopolisation » désigne particulièrement la construction médiatique des personnages politiques sur le modèle des « stars » du show-business : description des personnalités, importance du physique, voire dévoilement de la vie privée. Est-ce un phénomène médiatique ou relève-t-il de la montée en puissance du marketing politique ? Jusqu’à leurs déboires conjugaux, les époux Sarkozy ont sciemment mis en scène leur amour au service des ambitions électorales de « Nicolas ». Comme, par exemple, lors de l’émission « Envoyé spécial » de France 2, le 19 décembre 2002, qui inspire ce commentaire à un journaliste de la chaîne publique : « C’est simple, il n’y a que le rejeton et le chien des Sarkozy qu’on n’a pas encore faits. [11] » Sans doute ne s’agit-il pas d’une nouveauté. La participation à des émissions de divertissement ou la présence dans la presse populaire ne sont pas inédites. Ségolène Royal a posé à la maternité avec sa fille pour la « Une » de Paris-Match dès 1992. La même année (le 4 novembre), elle participait à « Sacrée soirée », une émission de divertissement de Jean-Pierre Foucault sur TF1. Il reste que la publication de photos de Ségolène Royal en maillot de bain dans Closer et VSD en août 2006 et les rebondissements de l’histoire du couple Sarkozy sont l’indice que quelque chose de nouveau s’est passé. (voir « Vous avez dit “ peopolisation ” ? (1) : Querelles de clocher et questions de frontières », le 18 janvier 2007.)
Quelles sont les raisons de cette évolution ? On l’a dit : d’abord l’évolution de la télévision elle-même et la croissance de son emprise. Qu’est-ce qu’un « people » sinon la célébration de la télévision par elle-même et, en particulier, la célébration de son pouvoir de consécration ? Ensuite, l’emprise des enjeux économiques qui incite à flatter les goûts, réels ou supposés, des publics. Enjeux d’audience pour les médias audiovisuels, enjeux de vente pour la presse écrite : confrontés à de sérieuses difficultés économiques, les titres de la presse « sérieuse » ne font, en fait, qu’appliquer ce qui marche chez leurs confrères de la presse « populaire ». Une recette mise en pratique par Laurent Joffrin en tant que directeur du Nouvel Observateur et enseignée aux étudiants du Centre Français du Journalisme (CFJ) à qui il expliquait en 2001 : « Oh, le pauvre immigré, le pauvre chômeur, on l’a déjà fait dix fois ! C’est vrai, on fait une sorte de Gala pour riches. [12] »
H.M.
* Sur les portraits et leurs usages, voir notre rubrique ainsi que dans nos deux ouvrages, Médias et mobilisations sociales (Syllepse, 2007), p. 92-98 ;Tous les médias sont-ils de droite ?, (Syllepse, 2008), chapitre 2 : Journalistes en quête de personnages.
Notes
[1] Gilles Balbastre et Pierre Rimbert, « Les médias, gardiens de l’ordre social », Le Monde Diplomatique, septembre 2003. Reproduit ici même.
[2] François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, 2006, p. 204.
[3] Marie Bénilde, « M. Sarkozy déjà couronné par les oligarques des médias ? », Le Monde diplomatique, septembre 2006.
[4] Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, La Femme fatale, Albin Michel, p. 186.
[5] Lire ici même : « Ségolène Royal selon TF1 : une icône médiatique », 12 octobre 2006.
[6] François Cusset, op. cit., p. 205.
[7] Sophie Divry, « Nicolas Hulot, le pacte médiatique », article publié dans La Décroissance, et repris ici même en « tribune », 4 décembre 2006.
[8] Voir l’intervention d’Alain Lipietz, à un « Jeudi d’Acrimed », le 14 février 2002.
[9] Cité par Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007, p. 206-207.
[10] Ibid., p. 204
[11] Cité ici même dans « Le PS désappointé par l’“alternance” à la télé publique », 11 janvier 2003.
[12] Cité par François Ruffin, Les Petits soldats du journalisme, Les Arènes, 2002.
http://www.acrimed.org/article3427.html
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