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15/08/2010

La corruption de la démocratie

Ignacio Ramonet

L’ "affaire Bettencourt" qui secoue la France avec sa tornade de perquisitions, de haines familiales, de chèques dissimulés, d’enregistrements furtifs, de délits fiscaux, de connivences politico-financières, et de soupçons de financement occulte du parti du président Nicolas Zarkozy, révèle la profonde crise morale que traverse le pays.

Propriétaire de l’empire de cosmétiques et parfums L’Oréal, à la tête d’une fortune de quelque 17 milliards d’euros, Liliane Bettencourt est au centre d’un hallucinant feuilleton devenu affaire d’Etat. Des conversations volées à son domicile ont en effet révélé que le ministre du travail, Eric Woerth, aurait usé de son influence - quand il était ministre du budget et par conséquent responsable de l’administration fiscale - pour faire recruter par la propriétaire de L’Oréal sa propre épouse, Florence, (avec un salaire annuel d’environ 200 000 euros) pour gérer de la fortune de la milliardaire... Au passage, Eric Woerth, également trésorier du parti présidentiel UMP, aurait perçu, en liquide, des dons de dizaines de milliers d’euros pour financer la campagne électorale de Sarkozy en 2007 [1]... En échange, l’ancien ministre du budget est soupçonné d’avoir fermé les yeux sur une partie du patrimoine non déclaré au fisc de Mme Bettencourt : notamment, plusieurs comptes en Suisse et une île des Seychelles estimée à un demi milliard d’euros... Bien entendu, M. Woerth nie en bloc.

Cette consternante affaire acquiert une dimension particulièrement scabreuse quand on sait que ce même Eric Woerth est chargé de conduire la sévère réforme des retraites qui frappera des millions de salariés modestes... Dans une atmosphère de fortes tensions sociales et d’émeutes de déclassés (enfants d’immigrés, tziganes) cette "affaire Bettencourt" réveille le vieil affrontement entre les élites et le peuple. "Le climat de la société, constate le philosophe Marcel Gauchet, se trouve aujourd’hui imprégné de révolte latente et d’un sentiment de distance radicale à l’égard du personnel dirigeant [2]."

La France n’est pas la seule démocratie rongée para la corruption de certains responsables politiques et par la confusion permanente que nombre d’entre eux entretiennent entre la fonction publique et les profits privés. On se souvient, par exemple, du récent scandale des abus des notes de frais des parlementaires britanniques qui contribua sans doute à l’échec électoral des travaillistes anglais le 6 mai dernier. Dans l’Italie de Silvio Berlusconi, presque vingt ans après l’opération "mane pulite" qui avait décapité la classe politique, la corruption, comme une métastase, se répand à nouveau devant l’impuissance d’une gauche paralysée et dépourvue d’idées. La Cour des comptes italienne, dans son dernier rapport, confirme que le nombre de délits de corruption active des fonctionnaires a enflé l’an dernier de plus de 150% [3]. Et que dire de l’Espagne, accablée par les multiples cas de corruption de responsables politiques liés aux "seigneurs du bâtiment" enrichis par les complaisantes tolérances en matière de construction et d’urbanisme.

A l’échelle internationale, la corruption atteint, à l’ère de la globalisation, une dimension structurelle. Sa pratique s’est banalisée ainsi que d’autres formes de la criminalité corruptrice : détournement de fonds, manipulation de contrats publics, abus de biens sociaux, création et financement d’emplois fictifs, fraude fiscale, occultation de capitaux provenant d’activités illicites, etc. Il se vérifie ainsi que la corruption constitue un pilier fondamental du capitalisme. L’essayiste Moisés Naïm affirme que, au cours des prochaines décennies, "les activités des réseaux illégaux et leurs partenaires du monde légal, public ou privé, auront un impact beaucoup plus important sur les relations internationales, les stratégies de développement économique, la promotion de la démocratie, le commerce, les finances, les migrations, la sécurité globale, enfin, sur la guerre et sur la paix, que ce que nous avions imaginé jusqu’à présent [4]."

Selon la Banque mondiale, chaque année, dans le monde, les flux d’argent provenant de la corruption, des affaires délictueuses et de l’évasion fiscale et allant vers les paradis fiscaux atteignent la somme astronomique de 1.600 milliards d’euros... De ce montant, quelque 250 millions correspondent à la fraude fiscale réalisée dans la seule Union européenne. Reversés dans l’économie légale, ces 250 millions d’euros permettraient d’éviter, à eux seuls, les plans de rigueur et la casse des retraites qui provoquent actuellement tant de souffrances sociales.

Nul dirigeant ne doit oublier que la démocratie est essentiellement un projet éthique, fondé sur la vertu et sur un système de nobles valeurs qui donne un sens à l’exercice du pouvoir. Le sociologue José Vidal-Beneyto, dans un livre posthume qui vient de paraître [5], nous le rappelle : "Lorsque, dans une démocratie, les principales forces politiques, en pleine harmonie mafieuse, se mettent d’accord pour tromper les citoyens", la démocratie se discrédite, la politique se dégrade, l’abstention se renforce et, plus dangereux encore, l’extrême droite s’amplifie. Et de conclure : "Un gouvernement se corrompt par la corruption, et quand il y a de la corruption au sein d’une démocratie, c’est la démocratie elle-même qui se retrouve corrompue."

Notes

[1] En France, la loi de financement des partis politiques du 11 avril 2003, limite les dons des personnes physiques à 7500 euros par an.

[2] Le Monde, Paris, 18 juillet 2010.

[3] Clarín, Buenos Aires, 17 février 2010.

[4] Moisés Naím, Ilícito, Debate, Madrid, 2006.

[5] José Vidal-Beneyto, La corrupción de la democracia, Catarata, Madrid, 2010.

http://www.medelu.org/spip.php?article502

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