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05/06/2010

LES ÉVADÉES : la fin d’un espace alternatif d’aide aux adolescentes à Saint-Denis

Alice Romerio et Arthur Vuattoux

Le centre EVA à Saint-Denis (93) est un lieu unique qui croise les compétences de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et celles de deux acteurs majeurs des droits des femmes : le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). Nous avons interrogé sa singularité à travers des entretiens avec les divers protagonistes de cette institution, menacée de fermeture du fait des nouvelles orientations de la PJJ.

La fermeture annoncée d’Espace vie adolescence (EVA) à Saint-Denis (93), dispositif de prise en charge des adolescentes en difficulté, est une illustration particulièrement frappante de la réorientation actuelle de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui donne priorité à la prise en charge de l’enfance dangereuse.

Créé en 1983 à l’initiative de deux éducatrices de la PJJ, EVA est une expérience unique qui croise depuis plus de vingt ans les compétences de la PJJ et celle de deux acteurs majeurs des droits des femmes, le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF). Il se présente comme un espace libéré des contraintes auxquelles sont habituellement soumises les structures de la PJJ. EVA ne se soumet pas au critère de mixité qui a cours dans les Unités éducatives d’activité de jour (EVA prend en charge exclusivement les jeunes filles) et ne procède pas au signalement systématique, à la hiérarchie, des adolescentes suivies. Dès l’origine, EVA a été investi par des militantes du planning familial et des juristes du CIDFF dans le but de créer un accueil répondant à l’ensemble des difficultés rencontrées par les jeunes filles. Ces difficultés touchent principalement aux questions de genre : questions de sexualité (information, prévention, contraception, avortement), violences faites aux femmes (viols, violences conjugales, mariages forcés). Il s’agit également de gérer des problèmes liés à la pauvreté endémique du département, dont les jeunes filles sont les premières victimes (logement, endettement, emploi, régularisation). Depuis sa création, EVA a vu sa fréquentation augmenter de manière exponentielle et sa fermeture programmée témoigne du désinvestissement d’une administration en recomposition, qui tend à déléguer la protection de l’enfance en danger aux collectivités locales, pour se consacrer de plus en plus largement à la prise en charge au pénal [1]

Afin d’appréhender la singularité du lieu, nous avons réalisé une enquête ethnographique auprès des protagonistes d’EVA (éducatrices, partenaires associatifs, adolescentes). Il s’agissait d’observer les interactions entre les différents acteurs du dispositif, de constater en situation les modalités de réalisation d’un engagement féministe au sein d’une structure institutionnelle et d’interroger les attentes des jeunes filles accueillies.

On entre à EVA par une petite porte, à l’écart de la rue. L’endroit est signalé par une simple affichette recouvrant partiellement la plaque officielle du Ministère de la justice. Il faut sonner, avant d’être accueilli par une éducatrice de la PJJ qui invite les adolescentes à rejoindre la salle d’attente. La plupart d’entre-elles viennent à EVA après avoir pris un rendez-vous. Le jeudi, deux animatrices du Planning familial épaulent les deux éducatrices d’EVA pour une permanence. À l’étage, des entretiens se déroulent avec une infirmière ou une gynécologue. Pendant ce temps, animatrices et éducatrices cherchent à créer un climat de confiance, alternant tâches administratives (recueil d’informations sur les jeunes filles primo-arrivantes) et présence dans la salle d’attente.

Au fil des rendez-vous, la salle d’attente change de configuration, des moments de silence alternant avec des ébauches de discussion engagées par les animatrices. Des regards s’échangent, ou s’évitent. Deux ou trois jeunes filles patientent dans les fauteuils, un jeune homme attend sa sœur, qu’il accompagne pour un entretien avec la gynécologue. Aux murs, de nombreuses affiches donnent le ton de l’action menée à EVA : il y est question de prévention (une affiche de l’INPES appelle à la vigilance face à la transmission du VIH), d’orientation sexuelle (« Homo, bi, hétéro, qui suis-je ? ») ou encore d’information juridique (« Que faire face aux violences conjugales ? »).

Lorsqu’elles ne sont pas sollicitées, les jeunes filles ont le réflexe de feuilleter les nombreuses brochures disposées sur la table centrale. Ces brochures allient information et pédagogie, et reflètent la grande pluralité des acteurs gravitant autour d’EVA. Outre les brochures du Planning Familial et celles du CIDFF, on trouve une brochure du Conseil Général sur le mariage forcé, un guide de l’INPES sur les différents moyens de contraception, etc.

Une brochure colorée attire notre attention. Elle se présente comme un guide du corps à deux entrées, traitant à la fois du corps féminin (recto) et du corps masculin (verso). Symétrique, cette brochure interroge nombre de lieux communs, de préjugés que peuvent avoir les adolescent-e-s sur leur propre corps. Il y est question d’anatomie (taille du pénis, circoncision pour les garçons, apparence de la poitrine et détails des organes génitaux pour les filles), de physiologie (érections et éjaculations chez les garçons, cycles menstruels chez les filles), de masturbation, de contraception, d’infections sexuellement transmissibles, mais également, de manière plus générale, de questions touchant à l’évolution du corps et à ses usages (premier rapport sexuel, orientation sexuelle, hygiène, questions de poids, etc.). Comme nous l’avons constaté au cours de nos entretiens, ces questions répondent à des interrogations réelles chez les adolescentes d’EVA.

Lors d’entretiens avec les adolescentes, nous avons constaté l’étendue de leurs attentes. Deux d’entre-elles évoquent la « gêne » qu’elles éprouvent à parler de leur sexualité, gêne contrebalancée par la « confiance » que leur inspirent les éducatrices ou les animatrices du Planning familial. Les profils sont très divers. Une jeune fille de Saint-Denis, étudiante dans un prestigieux établissement parisien, souligne la fonction très importante d’EVA. Elle remarque la difficulté qu’il y a à poser certaines questions dans d’autres lieux (familles, amis, institutions), liées en ce qui la concerne à une récente interruption volontaire de grossesse :

« EVA est un palliatif par rapport à ce que ma famille peut m’apporter (…) et on peut par-ler plus facilement qu’au planning » (L., étudiante, venant pour la première fois à EVA)

Une autre jeune fille, prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), trouve « agréable » l’environnement crée par les acteurs d’EVA. Beaucoup d’entre elles confient leur reconnaissance envers une institution qui répond à leurs problèmes précis par des consultations individuelles (avec la gynécologue, la juriste, etc.), tout en provoquant des questionnements qui ne s’étaient pas posés à elles spontanément.

En effet, animatrices et éducatrices font le choix de susciter, entre les divers rendez-vous, des discussions dans la salle d’attente. Ces échanges, portant sur des objets aussi divers que la contraception ou le sexisme.

L’une des discussions auxquelles nous avons assisté portait sur les moyens de contraception. Face à deux jeunes filles visiblement peu informées quant à la diversité des contraceptifs, une animatrice du Planning familial lance une discussion sur le préservatif féminin. Les deux adolescentes, peu enjouées, trouvent cela « trop moche », « trop gros », à quoi l’animatrice du Planning leur rétorque que

« pour celles qui sont habituées, c’est comme mettre un tampon (…) d’après les garçons, c’est plus agréable (…) et puis après vous pouvez rester l’un dans l’autre (…) » (M., animatrice du MFPF)

Profitant de ce débat, l’infirmière d’EVA s’adresse alors à une jeune fille, venue se faire prescrire la pilule pour la première fois, et s’arrête sur l’importance de la régularité et du comportement à adopter en cas d’oubli. La discussion permet ainsi de mêler divers registres de questionnement, et surtout de mieux évaluer l’état des connaissances des jeunes filles à propos de leur sexualité.

On le voit, les professionnelles d’EVA, malgré leur diversité d’appartenance institutionnelle (PJJ, MFPF, CIDFF) et les liens ténus qui les unissent [2], mettent en œuvre une présence sociale d’un type tout à fait particulier. Les situations créées par les acteurs d’EVA constituent un espace privilégié pour l’émergence d’une parole émancipée alors qu’il est habituellement difficile pour les adolescentes de parler de sexualité et de violence de genre. Les jeunes filles, mises en confiance, sont plus à même de se livrer sans censure. Néanmoins il ne s’agit pas d’un simple lieu d’écoute, les professionnelles d’EVA ont à leur disposition tous les ressorts de la PJJ pour encadrer et mener une action éducative. Elles possèdent tous les moyens normatifs inhérents à l’institution bien qu’elles essayent de les rendre invisibles, afin de laisser émerger une parole nue. La salle d’attente d’EVA est ainsi un lieu d’écoute, où les jeunes filles se sentent en confiance, même s’il s’agit également d’une forme de surveillance éducative.

Cependant, hors de la salle d’attente, dans les pièces attenantes, se jouent d’autres modalités de l’action d’EVA. Lors des consultations de la juriste et celles de la gynécologue, les jeunes filles peuvent satisfaire des demandes plus intimes, où se disent les difficultés, parfois tragiques, qu’elles rencontrent.

Les récits biographiques des adolescentes suivies, s’ils sont divers, sont très souvent marqués par la conjonction de plusieurs formes de violence (sociale, sexuelle, raciale, etc.).

Exemple parmi bien d’autres, le cas de J., 18 ans, permet de comprendre à quels types de difficultés doivent répondre les intervenantes d’EVA. Cette adolescente malienne est récemment arrivée en France pour un mariage forcé religieux, et a subi viols et violences conjugales. Orientée vers EVA par une chargée de mission « droits des femmes » d’une ville voisine, elle a été prise en charge par la juriste du CIDFF. La juriste, aidée des éducatrices, se rend alors compte que la jeune fille est hébergée par une personne qui lui impose toutes sortes de travaux (garde d’enfants, tâches ménagères). Elle parvient à récupérer le passeport de la jeune fille, volé par son mari, en établissant des contacts avec ses parents au Mali. Elle apprend ensuite que l’adolescente est encore mineure, ce qui la conduit à faire un signalement pour enfance en danger. Des rendez-vous réguliers à EVA permettent à la procédure de s’enclencher et J. est très vite prise en charge par l’ASE, puis par un organisme de formation professionnelle. Elle a finalement pu faire une demande de titre de séjour, qui devrait aboutir prochainement. Ce cas révèle l’importance d’une structure multi-partenariale, où les jeunes filles font l’objet d’une attention juridique, éducative et médicale. Cela est d’autant plus nécessaire que, comme le note la juriste,

« Il y a un travail de socialisation à faire, on ne peut pas rester sur un plan juridique avec ces jeunes » (M., juriste du CIDFF à EVA)

Répondre à des problèmes d’ordres si divers que l’esclavage moderne, les violences conjugales, la précarité ou la clandestinité, nécessite une conjonction de prises en charge, sans laquelle ces jeunes filles seraient renvoyées d’une structure à une autre, avec toutes les difficultés de suivi que cela implique :

« Si EVA ferme, je ne sais pas où va aller ce public (…) ces jeunes vont se trouver dans une zone de non-droit, et ne sauront pas comment faire pour s’orienter » (M., juriste du CIDFF à EVA)

De plus, l’action singulière d’EVA ne consiste pas seulement à éduquer, à soigner ou à faire valoir des droits. La proximité de ces prises en charge bien souvent complémentaires permet d’effectuer un véritable travail sur le mode de vie des adolescentes. Ces dernières sont à la fois responsabilisées, autonomisées, et sont amenées à prendre conscience de leur valeur comme sujet, alors même que les violences qu’elles subissent tendent à les rabaisser à un non-statut. Comme l’indique l’une des éducatrices :

« Nous, ce qui nous intéresse, c’est d’accompagner, d’aider la jeune femme, une personne, cette personne qui doit se construire et s’admettre comme autonome, indépendante, non plus objet mais sujet » (A. éducatrice à EVA)

Bien qu’EVA soit une structure institutionnellement rattachée au Ministère de la justice, on peut le considérer comme un lieu « hors l’institution », comme le qualifient les acteurs eux-mêmes, au sens où il s’agit de

« sortir de l’institution, de la famille ou de l’Éducation nationale, dans un lieu où on peut s’exprimer librement et en sécurité » (A., éducatrice à EVA)

Dans cet « espace autre » [3].où s’expriment des subjectivités adolescentes trop souvent marquées par l’absence de lien et la précarité, voire par la violence, un travail social tout à fait original est développé, qui mêle compétences institutionnelles et engagement militant. Si on ne travaille pas à EVA par hasard [4], on ne s’y rend pas non plus comme on se rendrait dans n’importe quelle permanence. Cette institution hors du commun donne à voir la constitution d’un espace alternatif de (re)construction pour une jeunesse dont les trajectoires sont marquées par de multiples stigmates liés aux discriminations de genre, de race et de classe. C’est la singularité d’une expérience réussie que la restructuration imposée par la PJJ vient remettre en cause. Cependant, au-delà des mécanismes de recomposition organique propres à la PJJ, il nous semble que la fermeture d’EVA renvoie à des transformations sociales plus larges.

En effet, comme le note Didier Fassin, on peut remarquer une évolution récente des politiques publiques qui, d’une période que l’on pourrait qualifier de « compassionnelle » (avec la mise en place de lieux d’écoute dans les banlieues, autour des années 1990), opèrent depuis les années 2000 un tournant sécuritaire. Dans cette nouvelle configuration « de victimes, les jeunes devinrent des agresseurs », et lors de l’élection présidentielle de 2002, « tous les candidats promirent de rouvrir des centres fermés, y compris pour les adolescents » [5]. De fait, les nouvelles missions de la PJJ, essentiellement tournées vers l’enfance délinquante, confirment ce revirement. Comme on a pu le voir, l’action éducative envers l’adolescence en danger ne cadre plus avec des politiques publiques assimilant le traitement de l’adolescence en difficulté au traitement de la délinquance. L’État tend de plus en plus à déléguer le travail social envers la jeunesse précaire à des collectivités locales qui peinent à les assumer : « Le rôle joué par l’État se trouve ainsi profondément transformé. L’État propose des directives générales et il appartient aux instances locales de les reprendre à leur compte et d’élaborer des projets qui mobilisent les partenaires sur le terrain. Les collectivités locales se trouvent ainsi politiquement responsables de la réalisation des programmes sociaux » [6]

La situation d’EVA reflète ainsi une mutation du travail social, qui impose de plus en plus aux acteurs des critères de rentabilité guidés par des principes managériaux entrant en conflit avec les nécessités de l’action éducative.

Si un doute planait encore sur l’avenir d’EVA - la direction départementale de la PJJ ayant tenté de transférer les compétences d’EVA au conseil général -, le sort de ce lieu unique semble maintenant scellé. En février est parue la liste des postes supprimés par la PJJ : tous ceux d’EVA y figuraient nominativement.

Notes

[1] cf. Projet Stratégique National de la PJJ (2008-2011), qui insiste sur la délégation de la protection de l’enfance aux instances locales (Conseils Généraux), la PJJ recentrant son action sur la jeunesse délinquante.

[2] Les permanences du Planning n’ont lieu qu’une fois par semaine, et les animatrices n’ont pas le temps d’établir des relations très suivies avec les éducatrices, d’autant que nous apprendrons que les contraintes de budget pèsent sur l’organisation de réunions communes.

[3] Nous empruntons ce terme à Michel Foucault, qui dans un texte de 1984 intitulés « Des espaces autres », propose une typologie de l’espace hétérogène dans la modernité, espace hétérogène au sens où certains lieux ont la capacité de juxtaposer « en un seul lieu réel plusieurs espaces » (M. FOUCAULT, Dits et écrits, Gallimard, Paris, 2001, P. 1577)

[4] cf. « Les professionnelles du dispositif EVA (93). Du côté d’EVA », Lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2007/2, n° 68.

[5] D. FASSIN (dir.), Des maux indicibles : Sociologie des lieux d’écoute, La Découverte, Paris, 2004, p. 187.

[6] R. CASTEL, « Devenir de l’État providence et travail social » in, J. ION, Le travail social en débat (s), La Découverte, Paris, 2005.

http://www.mouvements.info/LES-EVADEES-la-fin-d-un-espace.html

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