La posture paraît aussi loufoque qu’un Philippe de Villiers s’engageant à subventionner l’amour libre : le PS s’érige en sauveur des services publics. Dans leur projet présidentiel de 2007, les socialistes consacrent un chapitre entier à ce thème. En titre : « Les services publics confortés. » Ils promettent de rétablir « le contrôle public à 100% d’EDF » ; quelques années plus tôt, ils se dandinaient aux avant-postes de la dérégulation du marché de l’énergie. Ils jurent aussi de « continuer à [se] battre pour l’adoption d’une directive-cadre européenne sur les services d’intérêt général qui permettra de faire reconnaître un droit spécifique des services publics » ; la « bataille » qu’ils menèrent il n’y a pas si longtemps consista à imposer comme commis européen au commerce le militant PS Pascal Lamy. Lequel déclara aussitôt : « L’OMC doit élargir ses attributions pour englober des questions de société telles que l’environnement, la culture, la santé et la nourriture, qui ne peuvent plus être tenues à l’écart du commerce [1]. »
Les camarades de Ségolène Royal sont coutumiers de ce genre de facéties. En 1997 déjà, leur programme électoral fustigeait « le démantèlement des services publics » consécutif à « la purge libérale » opérée par la droite. « Sécurité, éducation, transports, santé, poste, télécommunications : […] nous refusons la privatisation des services publics et leur transformation en objet de profit [2]. » Juste avant d’être propulsé ministre de l’Économie et des Finances, Dominique Strauss-Kahn se pavanait la main sur le coeur : « Parce qu’il y a mission de service public, les socialistes souhaitent que France Télécom reste avec un capital à 100 % public » (Libération, 5.6.97). Passé l’été, le même DSK concrétisait ce « souhait » en introduisant l’opérateur téléphonique en Bourse. Pour faire bonne mesure, Michel Delebarre, chargé par Lionel Jospin d’un rapport sur les privatisations [3], assurait que « l’actionnaire très majoritaire, quel que soit le cas de figure, demeurera[it] l’État. » Bingo ! En octobre 2000, la part « très majoritaire » de l’État dans le capital de France Télécom dépassait tout juste la barre des 50 %, créant les conditions de sa privatisation totale cinq ans plus tard.
Les bêlements de Pierret
Les sacripants roses n’en étaient pas à leur coup d’essai : l’immolation des Postes et Télécommunications sur l’autel des dividendes délicieux avait débuté dès le début des années 1990. Maîtres de cérémonie, Michel Rocard, Premier ministre, et Paul Quilès, ministre des PTT, entrechoquaient leurs battoirs : pour engager le processus de privatisation, il suffisait de scinder les PTT en deux entreprises autonomes, France Télécom et La Poste. La loi fut votée en mai 1990 par 272 députés socialistes. « La vraie mort, pour un service public comme la poste et les télécommunications, roucoulait Quilès, ce serait le repli sur les seules missions traditionnelles, non rentables. La vie et l’avenir, c’est une capacité d’aller sur les activités porteuses [4] ». Bravant le danger de s’empoisonner en avalant sa propre salive, le ministre ajoutait que « l’idée même d’une privatisation [était] totalement étrangère à [sa] démarche, comme à celle du Premier ministre ».
Les « activités porteuses » de France Télécom se traduiront par la suppression de 40000 emplois, la détérioration rapide du service rendu au public et la multiplication de pratiques commerciales frauduleuses. Fin 2006, la justice sanctionnera les trois plus gros opérateurs sur le marché, Bouygues, SFR et France Télécom, d’une amende de 534 millions d’euros pour entente illicite sur le dos des usagers. Quant à La Poste, son sort est scellé le 15 octobre 2001, avec la signature par les quinze pays alors membres de l’Union européenne de la directive instaurant la dérégulation totale du marché des services postaux à l’horizon 2009. Ce jour-là, Christian Pierret, ex-numéro deux du groupe Accor et secrétaire d’État à l’Industrie dans le gouvernement Jospin, poussa des bêlements de joie : La Poste pouvait enfin rompre avec l’archaïsme des ronds-de-cuir arc-boutés sur le traitement du courrier. Des 12500 bureaux de plein exercice, il n’en restera plus fin 2007 que 5000 – suffisamment pour accueillir les guichets flambant neufs de la Banque postale –, les autres devant se dissoudre en « points Poste » coincés entre des boîtes de cassoulet, des paquets de cigarettes et de vieux numéros malodorants du Nouvel Observateur.
Ségolène Royal rouge comme un homard
« Allons, il vaut mieux être de gauche si l’on veut être autorisé à gouverner à droite. » L’amertume de Franz-Olivier Giesbert dans Le Figaro magazine (7.11.98) explique la dévotion qu’il voue à la « droite de droite » emmenée par Nicolas Sarkozy. Elle saluait en creux les exploits réalisés par la gauche plurielle sur le dossier de la SNCF. En février 1997, à l’Assemblée nationale, les ténors du Parti socialiste s’insurgent contre le démantèlement du service public ferroviaire impulsé par le gouvernement Juppé et son ministre des Transports Bernard Pons. Déchaînée, la candidate de « l’ordre juste » improvise un solo de claquettes dont la radicalité épouvante un journaliste de Libération : « Le PS affirme qu’il annulera la création du RFF [Réseau ferré français] s’il revient au pouvoir en 1998. Pour Ségolène Royal, déléguée aux services publics, il faudra “tout remettre à plat” [5]. »
Quelques semaines plus tard, la gauche plurielle arrive au pouvoir. Elle maintient la loi Pons et accélère le dépeçage de la SNCF. L’entité RFF, finalement entérinée par le ministre communiste Jean-Claude Gayssot, servira de locomotive à une enfilade de filiales privées qui, petit à petit, évideront la SNCF de sa substance publique. C’est encore avec la bénédiction du gouvernement Jospin que l’Union européenne instaure, à la fin de l’année 2000, la mise en concurrence du fret ferroviaire international. La poste, le train, mais aussi les avions et l’électricité. Si le gouvernement Jospin amorce l’ouverture du capital d’Air France à hauteur de 30 %, c’est dans le secteur de l’énergie que son hostilité à « la purge libérale » va trouver son expression la plus sincère. En février 2000, les députés PS votent une loi inspirée d’une directive européenne de 1996, agréablement baptisée « loi de modernisation du service public de l’énergie ». Christian Pierret en résume la philosophie : « À la fois accepter l’ouverture et la progression tout en essayant de ne pas forcer le pas. C’est-à-dire qu’on joue le jeu des traités, on joue le jeu proposé par la Commission. Le Conseil des ministres aurait pu s’y opposer, mais en fait tout le monde est d’accord pour avancer [6]. »
Et l’on avança vers l’horizon radieux du socialisme pluriel. Trois producteurs d’électricité français adossés à EDF et contrôlés jusqu’alors par les pouvoirs publics sont bradés au privé avant la fin de l’année 2000 : la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et la Société hydroélectrique du Midi (SHEM) tombent dans la sous-ventrière de Suez- Electrabel, tandis que la Société nationale d’électricité et de thermique (SNET) vient arrondir l’embonpoint de l’espagnol Endesa. Bruxelles n’en demandait pas tant. Mais, précise le brave Pierret, « ça montrait le souci politique, au sens noble du terme, de la France de jouer le jeu de la directive européenne [7] ». Du jeu à la chandelle, le pas sera franchi lors de la panne électrique du 4 novembre 2006. Elle plonge 10 millions d’Européens dans le noir et dans la colère de ne pas pouvoir lire Le Plan B durant plusieurs heures. Cet incident, le plus sérieux jamais survenu depuis la guerre, éclaire à rebours l’analyse pénétrante livrée en 1998 par Dominique Strauss-Kahn sur la déréglementation : « Une telle évolution doit renforcer le service public, en confortant la sécurité d’approvisionnement et l’accès pour tous à une fourniture électrique bon marché et de qualité [8]. » Bon marché ? Les tarifs à destination des entreprises – totalement dérégulés – ont grimpé de 60 %. Il faudra attendre le 1er juillet 2007 pour que les particuliers goûtent à leur tour à la « modernisation » du service.
Cette gauche qui capitule à offert à la droite un tremplin inespéré : en détruisant l’emploi public, elle a ravagé des pôles de résistance aux politiques sarkozystes. On compte en effet trois fois plus de syndiqués dans les entreprises publiques (15,6 %) que dans le privé (5,2 %, selon l’Insee). En novembre-décembre 1995, Alain Juppé a pu apprécier leur détermination. Mais, entre la fin 1996 et la fin 2002, les sociétés contrôlées par l’État ont perdu 176000 salariés. Depuis le tournant libéral de la gauche en 1983, la part des entreprises publiques dans l’emploi total est passée de 11 % à 3,9 %. Nicolas Sarkozy peut d’autant plus aisément citer Blum et Jaurès que leurs héritiers félons ont devancé le programme de l’UMP.
Paru dans Le Plan B n°6 (fév-mars 2007)
Notes
[1] Strasbourg, 6 octobre 1999, discours cité par Raoul-Marc Jennar dans La Trahison des élites, Fayard, 2004.
[2] Parti socialiste, Changeons d’avenir. Nos engagements pour la France, mai 1997.
[3] Rapport au Premier ministre sur les enjeux d’avenir pour France télécom, septembre 1997.
[4] Le Monde, 10.10.89.
[5] Libération, 5.2.97. Peu avant (16.11.95), Libération avait salué l’annonce par Alain Juppé du plan de « réforme » de la Sécurité sociale par un tonitruant « Juppé l’audace »
[6] Interview réalisée le 15.11.05 pour le documentaire sardonique EDF, les apprentis sorciers , diffusé sur France 5.
[7] Idem.
[8] Le Monde, 31.1.98.
http://www.leplanb.org/Comment-le-PS-a-reforme-les.html
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