Où sommes-nous ? Je parle d’une position dans le temps et non pas l’espace. Le monde matériel est millimétré. L’étendue est homogène, parsemée de segments juxtaposés. Les segments créent des parcelles. Les humains s’approprient ces parcelles. Ils inventent le droit et les armes pour défendre leur parcelle. On appelle cela la propriété. Les parcelles s’échangent contre de l’argent. On appelle cela le marché. Certaines parcelles ont des prix démesurés. On appelle cela la bulle spéculative. Quand on ne peut plus acheter les parcelles, on appelle cela la crise. L’espace est soumis à la tectonique du marché. L’argent permet d’acheter de l’espace et de l’occuper. Il y a très longtemps, les continents étaient rattachés. Il y a eu la tectonique des plaques. Des espèces ont occupé tout l’espace possible. On appelle cela la sélection naturelle. C’était il y a longtemps. Maintenant, des humains sont chassés de chez eux. On appelle cela la loi du marché, ou si on veut, la tectonique financière. Par exemple, des parcelles africaines sont devenues la propriété des Chinois qui envoient des travailleurs et même des prostituées paraît-il. L’époque de la transformation des espèces et de l’hominisation nous semble lointaine. Etrange, on utilise une notion spatiale pour exprimer une distance temporelle. C’est quand on s’en rapproche qu’on comprend à quel point l’éternité c’est loin, dirait le moine zen.
Et tant que la crise n’éclate pas, nous nous sentons loin de l’échéance. Il se dit dans les médias qu’une crise a commencé un jour d’automne 2008, non pas quand la bourse a décroché mais lorsqu’une banque prestigieuse, fondée en 1850, a déposé le bilan. A ce moment précis, quand la nouvelle de l’issue fatale de Lehman Brother s’est répandue, les analystes et autres commentateurs on dit que la crise avait commencé et que nous étions dans une autre temporalité. Avant, il n’y avait pas la crise. En vérité, cette crise avait commencé quelque part en l’an 2000. Notez une fois de plus l’usage d’un vocable spatial pour désigner le temps. Ce quelque part, ce n’est pas un lieu défini mais une fourchette de temps. La crise a peut être commencé fin 1999, ou bien début 2002, avec entre-temps cet événement qui lui aussi, sépare deux époques selon les historiens pas toujours d’accord. Avant il y avait deux grandes tours à New York, après, elles n’étaient plus là. Nul ne peut dire si cet événement a focalisé les intellectuels au point qu’on en oublie la crise. En 2003, les Etats-Unis ont envahi l’Irak. De quoi oublier la crise et qui sait, d’y apporter une solution parmi tant d’autres. Il se dit que les gouvernants se servent des conflits pour faire passer les crises auprès des populations, ou alors que quand une crise se dessine, elle est propice au déclenchement des guerres. La crise de 1929 a-t-elle joué un rôle (1, accessoire, 2, notable, 3, important, 4, déterminant, rayer les mentions inutiles) dans le déclenchement de la guerre en 1939 ?
En 2002, en 2004, en 2006, nous étions sans doute en crise sans le savoir. Les intellos du comptoir se plaisent à raconter cette histoire de la grenouille placée dans une marmite chauffée à petit feu. La température s’élève lentement. La grenouille s’y habitue et fait comme si elle pouvait rester dans la marmite ad eternam. Sauf qu’à un moment, le seuil est tel que la grenouille se sent cuite. C’est trop tard. Elle n’a plus la force de sortir. Les pessimistes servent cette fable pour expliquer la situation climatique, écologique, voire sociale. A un moment disent-ils, c’est comme dans l’histoire de la grenouille, on ne peut plus rien faire. Méfions-nous de ces fables. Le réel est bien plus complexe et inattendu mais dans certains secteurs, on peut penser que les signes d’un malaise ou d’une crise sont présents mais que, le système continuant à fonctionner, on peut faire comme s’il n’y avait pas de crise en escomptant un rétablissement et le retour des indicateurs dans le vert. Nous étions peut-être en crise en 2000 et depuis, les politiques, monétaires, bancaires, associées aux bulles immobilières et autres, on aggravé la situation en voulant la solutionner. C’est un peu l’histoire d’un alcoolique prétendant pouvoir se sevrer sereinement mais qui demande qu’on augmente la livraison de bouteilles afin qu’il puisse se donner du cœur à l’ouvrage en ingurgitant de plus en plus de liquide.
Les économistes disent que les liquidités ont disparu. Qui les a bues ? Les économistes épris de vertu ne traquent pas les alcooliques. Ils préfèrent parler de la cupidité du monde de la finance. Cette formule est facile. C’est qui le monde de la finance ? C’est un peu comme les marchés. On ne sait pas qui c’est, mais ce sont des choses qui sont plus puissantes que les gouvernement selon un bon mot de Ron Paul, membre du parti républicain américain et ancien candidat aux primaires.
Les marchés, imaginons-les comme un grand fleuve que les gouvernants voudraient détourner pour qu’il puisse irriguer l’économie au service des gens. Attention à l’image trompeuse, car ce fleuve est insaisissable, noyé dans les tuyauteries numériques et les faisceaux hertziens. C’est juste l’image de la force qu’il faut utiliser. Que faire alors ? C’est assez simple dans le principe. Créer un système d’arrosage et faire pleuvoir un peu d’argent là où l’économie est aride. Cela s’appelle la monéthique, ou la planche à billet, et donner de l’argent à tous les citoyens. C’est sale de donner de l’argent ? Pourtant, Mauss a dit que le don crée du lien social, mais lit-on encore Mauss ? Les banques centrales se sont trompées en alimentant le grand fleuve des marchés pour éviter les dépôts de bilan. C’est une manière de stabiliser la crise. Les gens vont s’y habituer, sauf les plus précaires. En 2001 j’avais déjà suggéré cette idée de monéthique. Peut-être que pour les puissants et les riches, la situation de crise est plus intéressante. Les difficultés des populations n’empêchent nullement les pays de s’entendre pour créer des marchés parallèles permettant de faire des affaires plus efficacement qu’en passant par la Bourse. On appelle ces plates-formes les « dark pool ». Qui portent du restent bien leur nom puisque les médias de masse n’en parlent pas.
La civilisation ne s’effondre pas mais elle s’effrite. Les ennemis de la civilisation sont désignés dans les médias. Ils sont barbus, lisent un seul livre, obligent leurs femmes à porter une burqa, interdisent la musique occidentale et dynamitent des statues de Bouddha vieilles de millénaires et classées au patrimoine de l’Unesco. En Occident, on se défend d’attaquer la civilisation mais comme un héritage culturel demande des moyens et que les caisses sont vides, on prend un canif et on taille quelques petits morceaux de notre statue séculière qu’est l’éducation nationale. On met un élève de plus par classe. On tente l’expérience d’alléger les cours en proposant aux élèves du sport l’après-midi. Des petits coups portés à la politique de civilisation. Des accrocs aux aides sociales, à la recherche, à la formation, à tout ce qui est culturel et qui selon les comptables du gouvernement coûte trop cher. Cela avait commencé bien avant 2008. Rappelons-nous la fronde des chercheurs, sous le gouvernement Raffarin, l’affaire du CPE, sous le gouvernement de Villepin. Et puis tout ces petits arrangements. Le RSA plus difficile à obtenir que le RMI et auquel on retranche un montant en fonction de l’épargne du bénéficiaire. Un pauvre, ça doit pas avoir de l’épargne, même pas un livret A. Le minimum vieillesse qu’on récupère sur l’héritage. Un vieux pauvre, ça ne soit pas transmettre le peu dont il dispose à ses enfants, même pas un petit deux-pièces en banlieue. Les intermittents du spectacle se plaignent depuis des années, alors que beaucoup de médicaments sont déremboursés, que le forfait hospitalier augmente, que la santé devient de plus en plus onéreuse pour les plus pauvres. Tous ces petits signes n’ont pas commencé en 2008. La crise était déjà présente, dès 2002.
Où sommes-nous ? En 2010 ou en 1940 ? Beaucoup de nuages s’abattent sur l’Occident. En 2002, nous étions en 1932. L’Occident a évité la grande dépression en usant de facilités monétaires, de crédits, de dettes souveraines, mais aussi du dynamisme des pays émergents qui sont devenus des NPI et ont largement atténué l’impasse économique dans laquelle se sont trouvées les pays avancés depuis 2002. Au Japon, la crise dure depuis 1992. Là-bas, le pays est en permanence en crise politique, comme le montre la récente démission du premier ministre. Mais chez nous, qui peut dire qu’il n’y a pas de crise politique quand on sait les résultats de l’élection de 2002 en France mais aussi la situation politique en Italie, Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, Etats-Unis, Espagne. Les gouvernants auraient-ils perdu le gouvernail, ou alors la vigie ? Un navire de civils se fait sauvagement attaquer par des terroristes d’Etat en Méditerranée alors qu’en Corée, une frégate a été torpillée et qu’en Thaïlande, près de cent morts ont marqué une guerre civile toute récente.
Un mot d’ordre. Changement de régime ! A méditer sur le plan de la philosophie politique. Le régime tel qu’il est porté par une génération de politiciens, voire un parti, mais aussi dans des rouages institutionnels et quelques lois organiques. Un second mot d’ordre, amplification des valeurs ! Le financiarisme est une forme de nihilisme. Au début du siècle précédent, l’Allemagne a été traversée par le nihilisme dirigé contre les valeurs matérialistes et bourgeoises. Selon Léo Strauss, c’est l’explication fondamentale du nazisme. Alors attention au nihilisme financier dirigé contre les valeurs humanistes. Le culte de l’argent peut se faire au mépris du souci des civilisations, des cultures et des gens.
http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/la-crise-economique-a-commence-en-75829
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