D’où provient cet engouement pour la diversité en France ?
Contrairement à une idée reçue, et comme l’a montré la juriste Gwénaële Calvès [1], ce ne sont pas les entreprises mais les pouvoirs publics qui ont joué un rôle moteur dans la phase initiale. En témoignent, par exemple, la création en 1983 de la troisième voie d’accès à l’ENA [2] pour favoriser la « diversité des élites », ou encore le discours du ministre de l’intérieur Jean-Pierre Chevènement sur la nécessité pour la police de mieux refléter la composition de la population française en 1999. C’était bien avant la rédaction de la charte de la diversité – et même avant la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) –, qui ont eu lieu en 2004.
Ce n’est que par la suite que les entreprises – surtout celles ayant un point d’ancrage américain – ont pris le relais, ainsi que les associations de grands dirigeants et les cabinets de conseil en diversité.
Qu’est ce qui pousse les entreprises à s’engager ?
Les entreprises n’aiment pas qu’on les culpabilise ni qu’on leur impose des contraintes juridiques. Il est plus facile de les habituer à la lutte contre les discriminations en soulignant que la diversité de l’ensemble des salariés contribue à accroître la performance. Dans ce contexte, les politiques antidiscriminatoires sont d’autant plus légitimes qu’elles sont censées correspondre à l’intérêt bien compris de ceux à qui il est demandé d’agir.
Cela dit, l’imprécision du terme ouvre aussi la voie à une promotion de la « diversité » à la carte. Alors que la discrimination est juridiquement définie – à travers une énumération de critères prohibés –, la diversité ne l’est pas. En pratique, ceci permet aux entreprises de concentrer leurs actions sur une fraction seulement des groupes concernés : les femmes, les handicapés et les seniors. Dans une large mesure, c’est de la re-labellisation, puisque sous couvert de « diversité » elles ne font que se conformer à des obligations préexistantes. Et alors même que dans le débat public le terme fait d’abord référence à la problématique des discriminations fondées sur l’origine et/ou la « race », en réalité, le traitement de ces discriminations dans le cadre des politiques de promotion de la « diversité » demeure marginal.
Pourquoi les entreprises ne traitent-elles pas les discriminations ethniques ?
En partie sans doute parce qu’elles croient qu’en l’absence de « statistiques ethniques » il leur est impossible de prendre la mesure du problème et d’évaluer l’efficacité des actions entreprises pour le résoudre. Les entreprises ignorent souvent que l’interdiction de collecter des données faisant apparaître les origines ethniques et raciales des personnes souffre des exceptions (la loi Informatique et libertés n’en énumère pas moins de huit). Plus généralement, la connaissance par les responsables des services de ressources humaines de l’étendue des obligations qui leur incombent en vertu du droit antidiscriminatoire demeure étonnamment limitée.
La situation est-elle identique aux États-Unis ?
Non. Les États-Unis en sont venus à mettre l’accent sur la prévention après une étape répressive dans les années 1970, qui avait vu de très grandes entreprises faire l’objet de condamnations. Ainsi crédibilisée, la menace judiciaire a pu produire des effets dissuasifs et la rhétorique de la diversité prendre le relais. La France, elle, a pratiquement fait l’impasse sur la phase répressive : la prévention règne sans partage, au point que le « label diversité », pour l’essentiel, n’engage qu’à se conformer au droit existant… C’est paradoxal mais pas entièrement illogique, puisque la loi est encore peu appliquée. Quant au caractère embryonnaire de la jurisprudence, il s’explique par les lacunes de la formation des juges en la matière, mais aussi par la difficulté de prouver la discrimination devant un tribunal.
Walter Ben Michaels affirme dans La diversité contre l’égalité que l’augmentation de la diversité dans les universités américaines grâce à des quotas ethniques a réduit la proportion d’étudiants issus de milieux modestes. Partagez vous son analyse ?
Non. D’abord, parce que, depuis la fin des années soixante-dix, les programmes de discrimination positive dont il est ici question ne prennent pas la forme de quotas. Ensuite, parce que la simultanéité de ces deux évolutions ne suffit pas à établir l’existence d’un lien de causalité entre l’une et l’autre. Il est vrai que dans les meilleures universités américaines la plupart des étudiants noirs ne sont pas issus de milieux désavantagés. Mais leur nombre est bien trop faible pour expliquer le déclin de la proportion des étudiants qui en sont issus. Il n’y pas de « vases communicants ».
Du reste, dans les universités qui ont supprimé la discrimination positive depuis 1996, on n’a nullement observé une augmentation de la diversité « sociale ». Le déclin de celle-ci est une tendance lourde qui tient à des facteurs divers (baisse du financement public, hausse des frais de scolarité…) bien analysés par l’économiste William Bowen et ses collaborateurs [3]. En revanche, la proportion des Noirs et des Hispaniques dans les universités en question a chuté de plus de 50 % à la suite de l’élimination de ces programmes.
La diversité ne masque-t-elle pas finalement des politiques inégalitaires ?
Aux États-Unis, dès qu’on regarde les choses un peu dans le détail, c’est loin d’être évident. La valorisation de la diversité ethno-raciale est aujourd’hui généralisée, mais plus prononcée à gauche – c’est-à-dire dans les rangs de ceux qui entendent aussi réduire les inégalités économiques – qu’à droite. En France, c’est une autre histoire…
Propos recueillis par Noam Leandri
[1] Gwénaële Calvès, « ‘Refléter la diversité de la population française’ : naissance et développement d’un objectif flou », Revue internationale des sciences sociales, n°183, 2005, pp. 177-186.
[2] L’École nationale d’administration, qui forme les hauts fonctionnaires de l’État, est accessible par un concours externe que les étudiants de Sciences Po sont les mieux placés pour réussir, un concours interne réservé aux fonctionnaires ou agents publics justifiant d’au moins 4 années de service et un 3e concours réservé aux personnes ayant au moins 10 ans d’expérience dans le secteur privé.
[3] William Bowen, Martin A. Kurzweil et Eugene M. Tobin, Equity and Excellence in American Higher Education, Charlottesville, University of Virginia Press, 2005.
http://www.inegalites.fr/spip.php?article1188
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